On a rencontré Eckhaus Latta, le jeune duo de designers qui agite New York
Galeristes, photographes, réalisateurs… se jouant des frontières entre les disciplines, ce duo de designers, en à peine cinq ans, est devenu incontournable sur la scène artistique new-yorkaise. Rencontre.
Par Nicolas Trembley.
Collectif de designers fondé en 2012 à New York par Zoe Latta et Mike Eckhaus, Eckhaus Latta travaille aux frontières de l’art. Le duo opère désormais en partie à Los Angeles où sa boutique, entre galerie et atelier, est remplie d’œuvres collaboratives de ses amis artistes comme Matthew Lutz-Kinoy ou Jesse Reeves. Ils sont de plus en plus demandés dans les expositions muséales comme la Biennale de Los Angeles au Hammer Museum ou encore Greater New York au MoMA PS1. Leur dernière campagne, qui met en scène des couples queer en train de faire l’amour, a été censurée mais leur a apporté gloire et visibilité. Zoe Latta était à Paris lors de la dernière Fashion Week pour divers projets encore confidentiels, ainsi que pour une collaboration avec la Fondation Galeries Lafayette.
Numéro : Quel a été votre parcours ?
Zoé Latta : Je suis originaire de Santa Cruz, en Californie. Mon père est orfèvre et ma mère est une dessinatrice très talentueuse – elle est aussi infirmière. J’ai étudié la gravure et les arts textiles à la Rhode Island School of Design. Santa Cruz, dans les années 90, c’était un environnement très paisible, propice aux expérimentations. Internet, qui s’inventait alors à quelques kilomètres de là, n’était pas encore devenu une affaire d’argent ni un produit de grande consommation. Mon frère et moi étions toujours entourés de beaucoup de monde, et mes parents nous laissaient faire à peu près tout ce qui nous tentait. Je leur suis très reconnaissante d’avoir eu la chance de vivre ces années-là.
“Il est capable de zoomer pour se focaliser sur des détails pendant des heures, tandis que je suis plus encline à prendre de la distance et à aborder les choses sous un angle plus ‘holistique’.”
Vous souvenez-vous de votre première rencontre avec l’art ?
J’ai toujours été entourée par énormément d’art… Je me rappelle qu’un jour, nous visitions en famille la cathédrale d’Oaxaca, au Mexique. J’observais une statue de la Vierge tenant dans ses bras l’Enfant Jésus, quand ma mère m’a demandé si je savais de qui il s’agissait. Je lui ai répondu : “Oui, évidemment ! C’est Mary Cassatt.” Je parlais de l’artiste peintre américaine de la fin du XIXe siècle !
Vous souvenez-vous de votre premier contact avec l’art contemporain ?
Je citerais Thomas Hirschhorn et son univers très engagé, très particulier.
Comment définiriez-vous votre style ?
Je me demande à quoi ressembleraient mes choix esthétiques si j’étais entièrement livrée à moi-même, si je ne travaillais pas avec d’autres. Mike [Eckhaus] me dit parfois que je lui rappelle Clowny, ce clown complètement flippant. Je sais qu’une part de moi a envie de mélanger des dizaines de tapis berbères et du papier peint Nathalie Du Pasquier, de collectionner des bols en Pyrex vintage de toutes les couleurs et de porter des survêtements pastel avec des pompons partout. Je déteste aussi ce côté-là chez moi. Faire des vêtements, c’est interroger en permanence ce que vous aimez et ce que vous n’aimez pas à travers un prisme émotionnel. Mon style change, et ce que je crée, souvent, je ne le porterais pas personnellement. D’autres, si – et ils ou elles ne s’en privent pas.
“Je ne suis pas certaine que moi-même ou Eckhaus Latta soyons réellement parvenus à proposer une alternative. Notre projet se nourrit de la remise en question des limites et des normes culturelles.”
Vous êtes entourée d’une importante équipe. Cela est-il déterminant pour votre activité de création ?
C’est la raison essentielle pour laquelle je fais ce que je fais. J’adore travailler avec un tas de gens en même temps. Lorsque j’ai obtenu mon diplôme, Mike et moi étions colocataires et amis. Nous avons commencé à créer des choses tous les deux, et appris à faire des vêtements ensemble.
Comment vous partagez-vous le travail ?
Nous sommes complémentaires. Mike a fait des études de sculpture et il pense les trois dimensions d’une manière qui ne m’est absolument pas naturelle. Nous prenons appui sur ce que chacun fait le mieux. Lui pencherait légèrement du côté “TOC” (trouble obsessionnel compulsif) et moi plutôt du côté “TDA” (trouble déficitaire de l’attention), donc cela fonctionne plutôt bien. Il est capable de zoomer pour se focaliser sur des détails pendant des heures, tandis que je suis plus encline à prendre de la distance et à aborder les choses sous un angle plus “holistique”.
Dans vos défilés, vous faites intervenir beaucoup d’artistes, comme Juliana Huxtable, mais aussi des membres de votre famille, une grande diversité d’origines ethniques, des transsexuels… Ont-ils pour vous la dimension de “performances” ?
Nous avons toujours fait porter nos vêtements par des amis ou par des gens que nous trouvions très beaux. Des gens qui semblent avoir confiance en eux et dont émane une beauté particulière. D’une certaine façon, j’imagine que cela peut casser les codes traditionnels de la beauté, et ce geste-là présente en soi la dimension d’une performance.
Votre dernière campagne, photographiée par la Coréenne Heji Shin, met en scène des couples queer faisant l’amour. Pouvez-vous nous en dire davantage sur ce projet ?
Celui-ci est né d’un travail qu’Heji avait réalisé quelque temps auparavant en Allemagne, sur un thème lié à la santé publique. Les photos, initialement, visaient l’éducation sexuelle et montraient de ce fait toutes sortes de couples en train de faire l’amour. Avec Heji, nous trouvions très beau de décaler ce travail. Nous avons alors photographié de vrais gens, qui portaient nos vêtements, en plein rapport sexuel. Alors que la mode instrumentalise si souvent la sexualité, nous avions envie de renverser ce rapport et, à notre tour, d’instrumentaliser la mode dans l’acte sexuel.
Quelle alternative proposez-vous à la société mondialisée dans laquelle nous vivons ?
Je ne suis pas certaine que moi-même ou Eckhaus Latta soyons réellement parvenus à proposer une alternative. Mais notre projet se nourrit en effet de la remise en question des limites et des normes culturelles. Il constitue une plateforme dans laquelle les gens peuvent littéralement investir, ou à laquelle ils peuvent s’associer selon des règles qu’ils fixent eux-mêmes.
Votre pratique artistique a-t-elle vocation à favoriser une prise de conscience du public ?
Actuellement, je prends beaucoup de plaisir à produire des biens de consommation courante plutôt que des œuvres d’art uniques. Il est très inspirant de se retrouver dans des usines pour faire travailler des gens très qualifiés aux côtés desquels vous intervenez pour fabriquer des produits que d’autres vont utiliser. Il est très important pour nous de savoir où nos vêtements sont fabriqués, et qui les fabrique. Nous produisons exclusivement à Los Angeles et à New York, c’est tout. Aujourd’hui, ma démarche artistique, c’est ça.
Avez-vous le sentiment de pouvoir être rattachée à un groupe ou à un mouvement ?
Je ne me sens pas associée à un mouvement en particulier. Lorsqu’on fait entrer quelque chose dans des canons, ou que l’on met un nom dessus, c’est peut-être aussi une forme de mise à mort. Je ne ressens donc pas le besoin de définir précisément ce qui est en train de se passer.