“Now stars are paid to wear clothes.” Jean Paul Gaultier’s ultimate interview
Après avoir présenté son dernier défilé haute couture en janvier dernier, Jean Paul Gaultier présentait son tout nouveau concept de co-création avec la Japonaise Chitose Abe du label avant-gardiste Sacai. Entre ces deux annonces, Jean Paul Gaultier a répondu aux questions indiscrètes de Numéro.
Photos par Sofia Sanchez & Mauro Mongiello.
Interview par Philip Utz.
C’est quoi toutes ces histoires d’“upcycling” ? Que veut dire ce mot exactement ?
Je ne saurais vous donner la traduction exacte, mais l’idée, c’est de réinventer… En fait, je ne sais pas du tout ce que veut dire ce mot, mais je l’ai utilisé car “up” me faisait penser à la haute couture. Il s’agit donc de recycling avec ma propre couture, que j’ai mélangée aussi avec du prêt-à-porter.
Bref, pourquoi avez-vous décidé de raccrocher les ciseaux ?
Déjà, je vais avoir 68 ans au mois d’avril…
Et alors ? Quel est l’âge de la retraite en France ?
Ah, justement, c’est l’objet de toutes les discussions ! Mais il ne s’agit pas d’une retraite… J’ai toujours eu la sensation, depuis que je faisais des croquis chez moi et que je les montrais à ma grand-mère, que le jour où j’arrêterais, je pourrais toujours continuer à dessiner. Que c’était mon petit plaisir à moi. Peu importe que ce soit médiatisé ou non, ces dessins étaient faits par moi, pour moi et pour personne d’autre… Maintenant, je vais pouvoir les montrer à mon chat !
“Maintenant tout le monde peut coller sa robe
sur le dos de n’importe quelle star,
il suffit de lui signer un gros chèque.”
Le dessin vous passionne plus que tout ?
Non, maintenant, c’est de faire des collections. Ou plutôt, ça a été de faire des collections, c’est-à-dire de réaliser mes dessins. J’ai été assistant de Pierre Cardin, qui était quelqu’un de très libre. Maintenant, on vit dans un monde où il y a de moins en moins de liberté, dans tous les sens du terme : dans le sens moral, dans le sens de la perception des choses, qui sont mal vues ou mal interprétées, et d’une façon parfois très violente. Et en plus de ça, le vêtement n’a plus du tout la même signification qu’avant. Il montre toujours un milieu socioculturel, mais maintenant, le vêtement de luxe, on ne l’achète plus, il est souvent offert.
Qu’entendez-vous par là ?
Aujourd’hui plus personne n’achète des vêtements. Ou alors très peu. Il y a une surconsommation, mais en même temps, il n’y a pas assez de monde pour pouvoir tout acheter. Certaines maisons vont même jusqu’à brûler leurs fins de stock… Elles font toutes des collections de plus en plus énormes, alors qu’aujourd’hui, il faudrait plutôt faire l’inverse. Tout le monde veut faire de tout, alors que chacun devrait rester là où il est.
Pourquoi dites-vous que les vêtements de luxe ne se vendent plus, qu’ils sont offerts ?
Avant, j’étais très flatté de me rendre compte que Boy George ou Sting achetaient mes vêtements en boutique. Même Madonna le faisait, imaginez ! Tout ça a changé. Ce n’est pas que je veuille vendre à tout prix, mais c’était une manière pour eux de montrer qu’ils aimaient ce que je faisais. Maintenant les stars se font payer pour porter les vêtements. Ça n’est plus un acte d’amour. Maintenant tout le monde peut coller sa robe sur le dos de n’importe quelle star, il suffit de lui signer un gros chèque.
Aviez-vous l’impression de ne plus trouver votre place dans le paysage actuel de la mode ?
J’en avais peut-être marre parce que je ne trouvais pas ma place, en effet. Mais quelle était ma place ? En fin de compte, je suis assez gâté : j’ai fait ce que je rêvais de faire étant gamin. Ce qui est un luxe inouï. J’ai toujours été libre. Et si récemment j’ai senti que j’avais moins de liberté, c’est peut-être à cause de la conjoncture économique, et des groupes de luxe qui font tout pour éliminer la concurrence. C’est le Fashion Freak Show, le spectacle que j’ai monté aux Folies-Bergère, qui m’a fait prendre conscience que la boucle était bouclée. J’avais besoin de me changer les idées, de faire autre chose, c’était devenu comme une urgence.
La maison de couture de la rue Saint-Martin va-t-elle fermer ses portes ?
Non, pas du tout, ça va continuer. J’ai monté un projet pour m’assurer qu’elle allait me succéder. J’ai trouvé un concept que je ne peux pas encore dévoiler, mais qui correspond à l’époque et qui permettra aux collections de couture de continuer sans moi. C’est tout à fait possible ; il y a plein de jeunes – et de moins jeunes – qui ont du talent.
Pourriez-vous envisager que votre marque perdure sous la direction artistique d’un autre créateur ?
Tout à fait, surtout si je ne m’en mêle pas !
Alors, qu’allez-vous faire de votre temps libre à présent ? Vous inscrire en cours de poterie, vous mettre au bridge, retapisser les sièges du TGV comme Christian Lacroix ?
Je vais faire comme Divine, et me lancer dans le macramé ! [Rires.] Non, j’ai quelques projets. D’abord, je vais toujours avoir un œil sur la maison, mais en arrêtant totalement de faire des collections. Peut-être que je ferai des collaborations. Mais il y a surtout le Fashion Freak Show qui continue. [Jean Paul Gaultier annonçait, le 4 mars son nouveau concept couture en collaboration avec la créatrice Chitose Abe, fondatrice de Sacai]
L’arrêt de la haute couture ne risque-t-il pas de nuire aux ventes des parfums Gaultier qui sont en licence depuis 2011 chez Puig ?
C’est bien pour cela qu’on ne l’arrêtera pas.
Anna Wintour a été aperçue dans l’orchestre du Châtelet… Était-ce la première fois qu’elle assistait à l’un de vos défilés ?
Ça m’a fait plaisir, car elle n’est pas rancunière par rapport à ce que j’ai pu dire sur elle – et que je regrette. Elle sait s’amuser en tout cas, elle dansait, elle souriait, elle applaudissait…
Elle dansait ?
Oui, sans doute parce qu’elle se disait : [tapant dans ses mains…] “Ça y est, il s’en va ! Ça y est, il s’en va !” [Rires.]
Comment avez-vous fait pour tenir cinquante ans dans le métier ? Moi ça fait vingt ans, et j’ai déjà envie de me jeter par la fenêtre.
Il ne faut pas se jeter par la fenêtre. Si j’ai tenu aussi longtemps, c’est parce que j’aime ça, c’est ma passion. Et puis, au cours de ma carrière, je n’ai pas énormément fréquenté le milieu de la mode, ça préserve.
Iconoclaste et visionnaire, l’immense couturier célébrait, le 22 janvier dernier, 50 ans de carrière au théâtre du Châtelet. Il faisait ses adieux aux podiums, offrant aux spectateurs un défilé grandiose, accueilli par une standing ovation. Esprit libre, espiègle et provocateur, cet emblème de la mode française a toujours refusé de se conformer aux modèles établis. Fidèle à lui-même, il brisait une nouvelle fois les tabous en célébrant la beauté sous toutes ses formes, dans un show époustouflant qui s’est achevé en explosion de joie, comme l’apothéose d’une carrière extraordinaire.
Le 4 mars, Jean Paul Gaultier dévoilait son tout nouveau concept qui consiste à inviter chaque saison un créateur à cosigner la collection haute couture. La Japonaise Chitose Abe, fondatrice du label avant-gardiste Sacai, première invitée de ce projet novateur présentera sa collection en juillet 2020 à l’occasion de la Semaine de la couture. Rencontre avec le couturier qui se livre sans concession.
NUMÉRO : Il paraît que vous avez fait un pot de départ dément au théâtre du Châtelet l’autre soir… Mais il va falloir que vous me racontiez parce que je n’étais pas invité !
JEAN PAUL GAULTIER : Vous rigolez ? Non mais sincèrement. Vous auriez dû m’appeler, non seulement je vous aurais invité, mais je vous aurais mis sur le podium en combinaison de tulle brodé !
Je n’en demandais pas tant. Il paraît que vous avez décidé de tout arrêter : l’alcool, la drogue, le sexe, le prêt-à-porter et la haute couture !
En réalité, je ne faisais pas tout ce que vous avez énuméré, du coup, ça faisait moins de choses à éliminer. Mais la collection s’est faite comme une espèce de flot, entre les choses que je voulais refaire, défaire, reconstruire, sans en mesurer l’étendue, en faisant simplement dans l’impulsion et dans l’instinct. En plus, j’ai du mal avec le calcul mental, alors quand il a fallu attribuer les vêtements… j’ai été un peu dépassé. Je m’en suis rendu compte lorsque je suis arrivé dans les coulisses du Châtelet, en voyant toutes ces tenues et tout ce monde – tellement de monde qu’il était difficile de circuler. Ça m’a fait un choc. Il a fallu compter sur le miracle, comme pour mon premier défilé.
Pourquoi avoir choisi le théâtre du Châtelet pour faire vos adieux à la mode ?
La première fois que j’ai vu un spectacle avec ma grand-mère, un vrai spectacle, c’était ici. Il s’agissait d’une production de l’opérette Rose de Noël avec le ténor André Dassary. J’avais 8 ou 9 ans. À un moment, il était sur un lit qui s’envolait dans les airs, c’était magique. Le Châtelet est ainsi resté gravé dans ma mémoire comme un magnifique théâtre où les rêves pouvaient se réaliser. Un peu comme avec les spectacles aux Folies-Bergère d’ailleurs, que j’avais vus à la télévision et qui m’ont guidé vers la mode.