19 fév 2021

Mode virtuelle : des jeux vidéo aux vêtements virtuels

En 2020, la mode virtuelle connaît un véritable essor. Entre défilés de mode façon jeux vidéo pour Balenciaga et Christian Louboutin, mannequins en 3D pour Mugler et Burberry, et filtres virtuels pour essayer des accessoires Chanel et Dior, les grandes maisons investissent de plus en plus le cyberespace. En parallèle, des marques de mode virtuelle, dont les pièces n’existent qu’au format numérique, voient le jour. Numéro revient sur la relation passionnante entre la mode, le luxe et le monde virtuel.

Animal Crossing et Hanifa : les prémices d’une mode virtuelle en 2020

En mai 2020, alors que le monde est confiné à cause de la Covid-19 et que l’avenir des Fashion Weeks de juin et septembre demeure incertain, la cinquième version du jeu vidéo Animal Crossing, baptisée “New Horizons”, devient bien malgré elle le nouveau théâtre de la mode. Tandis que certains joueurs se plaisent à reproduire, dans cet univers, de célèbres œuvres d’art contemporain, d’autres habillent leur avatar de vêtements s’inspirant de créations Dior, Chanel ou Fendi.

L’engouement est tel que le créateur Marc Jacobs, l’illustrateur sonore Michel Gaubert et la maison Valentino se prennent au jeu et créent leurs avatars, tandis que Givenchy propose aux joueurs de concevoir des looks beauté inédits avec ses lignes de maquillage. Sur les réseaux sociaux, on se demande déjà si le jeu vidéo incarne l’avenir de la mode…

Quelques jours plus tard, la créatrice américaine d’origine congolaise Anifa Mvuemba dévoilait sur Instagram la nouvelle collection de son label Hanifa, sous forme d’un défilé sans mannequins. Présentés sur un fond noir, les vêtements en 3D flottent et bougent comme sur un vrai podium, permettant ainsi de se rendre compte des proportions, du mouvement de la pièce et de la fluidité des tissus.

Cette alternative brillante et innovante aux traditionnels lookbooks en deux dimensions enflamme Internet, mais questionne également l’agilité et l’audace des marques de mode à repenser un système vieux de plusieurs décennies. Pour preuve, les collections homme et couture qui seront montrées fin juin et début juillet, se réduiront au mieux à de simples vidéos de défilés filmés sans public, où les vêtements sont très peu visibles, et – au pire – à de simples lookbooks, qui pèchent par l’ennui qu’ils suscitent sinon par leur inefficacité. 

Quand les marques de mode et grandes maisons de luxe s’emparent du virtuel

Étonnamment, c’est le chausseur Christian Louboutin qui, en juillet 2020 en s’associant avec l’application Drest, une plateforme de “virtual styling”, via un jeu-concours, se lance avec succès dans le grand bain du virtuel, avant d’introduire sa nouvelle collection en septembre, via un jeu vidéo ludique qui ne rencontre pas le succès mérité.

En juillet 2020, Kendall Jenner se retrouve, elle, digitalisée pour Burberry tandis qu’en octobre 2020, c’est la maison Mugler, sous l’égide de son directeur artistique Casey Cadwallader, qui déploie une version 3D de Bella Hadid pour la vidéo de sa collection printemps-été 2021. Si les médias sont au rendez-vous, leurs commentaires s’attardent davantage sur le corps dénudé du mannequin plutôt que sur le procédé utilisé. Finalement, c’est en décembre 2020, que la vraie révolution s’opère.

Pour sa collection Fall 2021, l’avant-gardiste maison Balenciaga, l’une des plus appréciées chez les consommateurs de mode et de luxe, lance un véritable jeu vidéo d’aventure futuriste, accessible sur toutes les plateformes. Dans un décor qui évoque Fortnite, le joueur parcourt notre planète en 2031 via un avatar tout de Balenciaga vêtu afin de devenir le Maître des Deux Mondes.

Interrogée par Numéro, Saveria Mendella, anthropologue et linguiste de la mode, note cependant que l’incursion de la mode dans le jeu vidéo “la rend effectivement ludique, montrant qu’elle est capable de se plier à d’autres champs culturels, mais assure également son prolongement monopolistique.” Insidieusement, elle diffuse en effet l’idée “partout où il y a du vêtement, il doit y avoir de la mode.” Si Burberry et Dior s’appropriaient déjà, quelques semaines auparavant la plateforme de streaming de jeux vidéo Twitch pour hameçonner de nouveaux clients potentiels avec leurs défilés, l’Histoire retiendra Balenciaga comme la première maison à briser définitivement le tabou entre mode et monde virtuel. 

Avant cette année 2020 frappée de plein fouet par une crise sanitaire, certains créateurs de mode et marques de luxe s’étaient déjà frottés au monde virtuel. On pense notamment à Nicolas Ghesquière qui, en 2015, faisait appel à Lightning, héroïne du jeu vidéo Final Fantasy pour la campagne Louis Vuitton.

Dans un autre registre, la maison française s’associait à Riot Games en 2019 et créait une malle inédite pour accueillir le prestigieux trophée de champion du monde de League of Legends, la “Summoner’s Cup”. Et n’oublions pas, bien sûr, les pionnières que furent Lil Miquela et Noonoouri, influenceuses virtuelles créées en 2016 et 2017, que les marques s’arrachent, ou encore les filtres Instagram et Snapchat développés par Chanel, Nike ou Dior qui permettent aux futurs clients d’essayer virtuellement leurs pièces avant de les acheter.

La cyber fashion ou la mode virtuelle, ces nouvelles marques 100% digitales 

En parallèle des différents articles de presse que l’on trouve sur le web et qui annoncent avec un aplomb surprenant que l’avenir de l’industrie sera virtuel, Arte diffusait en décembre 2020 et janvier 2021 via ses programmes Twist et Tracks deux sujets insolites sur une mode d’un nouveau genre appelée cyber fashion, destinée non plus à des avatars digitaux mais à des personnes bien réelles !

Celle-ci ouvre de nombreuses perspectives. D’abord, par l’aspect expérimental de ces créations fantaisistes, insolites ou extraordinaires, qui pourront par exemple être constituées de feu ou d’eau. Mais aussi par leur caractère écoresponsable. En effet, techniquement, le vêtement virtuel ne nécessite que de l’électricité pour exister – utile lorsqu’on sait à quel point l’industrie de la mode pollue. Autre avantage inestimable de la mode virtuelle : le côté pratique pour essayer des vêtements avant de les acheter. Avec ce procédé, fini les essayages fastidieux de vêtements dans des cabines lamentablement éclairées…

Alors que les enjeux environnementaux actuels tendent à éduquer les clients à acheter moins mais mieux, à privilégier le vintage et la seconde main et à favoriser des labels éthiques et durables, ces marques de mode virtuelle s’imposent donc comme une alternative rassurante à la surconsommation de vêtements. “Le vêtement digital s’inscrit dans le discours sur cette nouvelle consommation de mode qui se veut raisonnée. Il vient contrer l’image du placard débordant, de la surconsommation de mode. Mais cela ne nous dispense pas de questionner également le potentiel stockage numérique débordant qu’il pourrait engendrer, avec une avalanche de données textilo-virtuelles accumulées sur des serveurs”, analyse Saveria Mandella.

D’ailleurs, ce serait oublier un peu vite aussi que le prêt-à-porter de luxe et la haute couture ont aussi une valeur sociale et patrimoniale, permettant de préserver de nombreux savoir-faire et techniques artisanales dont la valeur se situe bien au-delà du simple aspect esthétique.

Enfin, si ces créations virtuelles prétendent s’adresser à tous et démocratiser, d’une certaine façon, des pièces extraordinaires qui, aujourd’hui, ne sont accessibles qu’aux plus riches, ils créent finalement une nouvelle forme d’exclusivité comme l’explique Saveria Mandella : “Ils permettent d’embellir, de renforcer, de modifier nos ‘figures’ sur les réseaux sociaux. Mais, en parallèle, ils scindent les consommateurs de mode en deux catégories : ceux qui peuvent se permettre cette dépense, inutile dans le monde matériel, et ceux qui ne le peuvent pas, car obligés de privilégier la vie matérielle. Alors qu’ils s’inscrivent dans le phénomène des filtres (visage, décor), ces filtres vestimentaires sont moins inclusifs que les autres, car payants. Ils se différencient des autres outils de création de nos ‘moi’ digitaux par leur monétisation.”

Ceci étant dit, l’intérêt croissant que suscite l’émergence de cette mode virtuelle mérite une certaine attention. Numéro a donc interviewé trois labels afin de comprendre les enjeux présents et futurs de cette mode de demain. En 2019, The Fabricant s’impose comme le premier studio de création à envisager une mode digitalisée et virtuelle, sa première robe s’est même vendue 9 500$ aux enchère. Lancé en avril 2020, Tribute Brand se distingue par des créations techno-couture avant-agardiste. Dans un autre registre, DressX, e-shop lancé en juillet 2020 par les Ukrainiennes Daria Shapovalova et Natalia Modenov célèbre la haute couture dans le cyber espace.