Dov Charney, le roi déchu d’American Apparel
Dov Charney, le fondateur d’American Apparel, actuellement en faillite, revient sur l’âge d’or de la marque culte aux campagnes subversives et raconte son grand retour aux affaires.
Par Nicole Vulser.
Portraits : Danielle Levitt.
Un roi déchu. Dov Charney, ce Canadien flambeur qui a créé la marque de vêtements American Apparel, a perdu son empire. Lui qui a employé près de 10000 salariés, implanté sa marque dans une vingtaine de pays et ouvert 250 boutiques n’a désormais plus rien. Un roi nu. Sa fortune a fondu comme neige au soleil, et le groupe qu’il présidait a changé de mains après une faillite retentissante en octobre 2015.
Ce bad boy à la réputation sulfureuse continue toutefois à recevoir dans sa superbe villa de Los Angeles, sur Apex Avenue. Après avoir montré patte blanche à l’entrée du lotissement, on accède à celle-ci par une petite route en pente raide. Le jeu en vaut la chandelle. La maison, perchée tout en haut de la colline, dans le quartier très huppé de Silver Lake, domine l’immense lac artificiel et offre une vue imprenable sur la ville. Derrière les immenses baies vitrées, le panorama se déploie à 360°. Cette étonnante bâtisse avait été érigée au début des années 20 pour Frank A. Garbutt, un inventeur excentrique qui redoutait à la fois les inondations, les tremblements de terre et les feux. Et avait donc choisi le béton comme matériau unique pour cette demeure de plus d’une vingtaine de pièces. Décor de plusieurs petits films d’horreur, puis habitée par Dov Charney depuis 2011, elle est aujourd’hui hypothéquée.
Le salon meublé de vieux fauteuils en cuir râpé, vestiges des années 70, dégage une atmosphère de fin de règne. De Dov Charney, qui fut pourtant si fêté, entouré, tout le monde s’est détourné. Seul son cousin lointain Sam Grossman n’a pas quitté le navire, malgré la tempête. Fidèle parmi les fidèles – leurs grands-mères étaient très proches –, cet ancien producteur de télévision à Hollywood l’a même rejoint, en pleine tourmente, et l’épaule, depuis janvier, pour tenter de lancer une nouvelle aventure, toujours dans le textile et la mode.
Encore assez joli garçon à 47 ans, une gueule d’acteur, Dov Charney porte ce jour-là un tee-shirt blanc en coton épais, dont il ne peut s’empêcher de faire tâter la qualité, un pantalon beige confortable et des chaussettes blanches dans ses claquettes. Il fait partie de ces personnages intarissables et qui détestent rester assis plus de trois minutes. Alors il se lève, poursuit la conversation debout, répond entre-temps au téléphone, raconte une blague à son père, lance un “I love you” à une chérie. Puis se rassied, et revient au fait. Pour la première fois, Dov Charney raconte sa version de l’histoire qui lui est arrivée. De sa chute aux enfers. “Ils m’ont volé la compagnie”, peste-t-il, sans tenter de dissimuler l’hostilité que lui inspire le fonds d’investissement new-yorkais Standard General, son ancien allié.
Si c’est à Montréal, la ville où il a grandi, que Dov Charney établit sa société en 1989, le projet prendra son essor aux États-Unis, où il installe son usine en 2000 et ouvre sa première boutique en 2003. “Quand j’étais adolescent, j’étais amoureux des États-Unis et des produits américains. Le nationalisme québequois me fatiguait. Si vous voulez faire les meilleurs bagels du monde, vous ne restez pas à Montréal, vous allez à New York !” En vertu du même raisonnement, lorsqu’il envisage de lancer sa marque de vêtements, c’est sur Los Angeles qu’il jette son dévolu, “la ville la plus connectée et celle qui coïncide le plus avec mes goûts, mes couleurs, ma vision de la photo, de la mode”, confie-t-il. Il ajoute : “J’ai toujours voulu faire des tee-shirts. C’est un produit de base, universel, que portent aussi bien George Bush que George Clooney.” La greffe prend rapidement et, jusqu’à la fin des années 2000, American Apparel connaît un succès mondial grâce à une formule inédite : l’alliance du politiquement correct et du trash, une fabrication 100 % californienne et des publicités frisant le porno soft – la hardeuse Sasha Grey posera d’ailleurs pour une campagne.
Côté pile, Dov Charney s’improvise en apôtre du “made in downtown Los Angeles”, créant sur place la plus grosse manufacture textile des États-Unis. “J’ai toujours payé les ouvrières plus que le salaire minimum”, revendique-t-il encore aujourd’hui. Tandis que H&M, Zara ou Primark sont sous le feu des critiques parce qu’ils exploitent des ouvrières au Bangladesh, Dov Charney fait figure de saint au royaume des cyniques. Les petites mains qui travaillent dans son entreprise perçoivent 13 dollars l’heure dès 2014, alors que la moyenne se situe à 8 dollars dans l’État de Californie. Sans compter une couverture santé et des congés payés.
Les campagnes de publicité font appel initialement à des employées d’American Apparel, dans des poses plus que suggestives. Plus tard, les images d’adolescentes, les jambes écartées, exhibant la naissance d’un sein ou du pubis, se voient censurées dans bon nombre de pays.
Un tableau presque idyllique… même si American Apparel, à son tour épinglé pour avoir employé des travailleurs sans papiers, a dû en 2009 se séparer de 1 800 d’entre eux… Au fil des années, Dov Charney se forge ainsi l’image d’un progressiste qui milite très tôt pour le mariage gay ou fait appel à des mannequins transgenres. Ardent défenseur de l’écologie, des énergies renouvelables, du recyclage, il plaide aussi en faveur de meilleures conditions de vie pour les immigrés.
Côté face, les campagnes de publicité font appel initialement à des employées d’American Apparel, dans des poses plus que suggestives. Par la suite se succéderont devant l’objectif toutes sortes d’adolescentes, en petite culotte, les jambes écartées, exhibant la naissance d’un sein ou du pubis, si bien que les images se retrouvent censurées dans bon nombre de pays. Notamment celle d’une mannequin simulant un strip-tease qui ne semblait vraiment pas avoir fêté ses 18 ans. Les ligues de vertu crient à la pornographie infantile. Et les dérapages se multiplient : c’est d’abord l’image de Woody Allen qui est utilisée sans son accord pour des publicités. De nouveau, la marque suscite l’émoi lorsque, après l’effondrement du Rana Plaza au Bangladesh, en avril 2013, elle ne trouve meilleure idée que de placarder dans les rues l’image d’une fille topless aux seins couverts de l’inscription “Made in Bangladesh”. Enfin, en janvier 2014, ses mannequins de vitrine affublés de poils pubiens censés célébrer “la beauté naturelle”, sont loin de faire l’unanimité… Surtout qu’American Apparel se fait régulièrement rappeler à l’ordre pour discrimination : à l’embauche, mais aussi en boutique, car si l’on trouve du XS chez American Apparel, les rondes, elles, ne sont visiblement pas les bienvenues.
Pourtant, jusqu’à la fin des années 2000, le patriotisme américain séduit, le trash pimente les ventes, et les collections se vendent comme des petits pains. En 2006, l’entreprise est cotée à la Bourse de New York. À son apogée, elle vaut 1,6 milliard de dollars, et Dov Charney rapporte des flots de cash à ses actionnaires. “Jusqu’à 70 millions de dollars par an, et c’est moi qui ai construit la boîte!” fanfaronne-t-il. Celui qui se définit comme “un athée issu d’une famille juive anglophone du Canada – à moitié sépharade/syrien, à moitié polonais” a défié et conquis l’Amérique. Pour la plus grande fierté de son père, architecte, Morris Charney, et de sa mère, artiste, Sylvia Safdie. Une revanche pour celui qui n’avait jamais terminé ses études à l’université de Tufts à Medford, dans le Massachusetts. “Je passais le plus clair de mon temps dans le labo photo du campus.”
Si une partie du grand public lui voue un culte, les actionnaires d’American Apparel, pour leur part, n’adhèrent pas au personnage : entre le self-made-man exubérant et provocant et les costumes-cravate des fonds d’investissement, c’est le choc des cultures. “Je suis quelqu’un de non conventionnel”, aime-t-il revendiquer. La tolérance des financiers ne survivra pas au revirement de fortune qui frappe American Apparel à partir de 2009, lorsque les profits s’amenuisent en raison de la concurrence violente de la fast fashion. En l’espace de cinq ans, les dettes s’accumulent : elles atteignent 300 millions de dollars en 2014, selon le magazine Fortune. L’action s’effondre en Bourse. Actionnaires principaux aux côtés de Charney – qui possède 43 % des parts –, Capital One et Standard General colmatent les brèches et injectent des millions de dollars pour échapper à la faillite. La chute est brutale… Le 18 juin 2014, Dov Charney est limogé sans ménagement de son poste de P-DG après que des photos de lui nu ont circulé sur Internet. Il fait la une des journaux à scandales qui lui taillent une réputation sulfureuse.
Pour lui, c’est une évidence: ce battage médiatique est orchestré par les actionnaires d’American Apparel. “Ils ont créé un dossier à charge contre moi et ont tout fait pour m’assassiner dans les médias.” Le Hollywood Reporter, la bible du cinéma à Los Angeles, rappelle ainsi qu’il s’est déjà masturbé devant une journaliste qui l’interviewait, et qu’il a perdu, par le passé, un procès pour discrimination raciale. On le taxe un peu partout de harceleur sexuel “alors qu’en réalité, la seule fois où j’ai subi un procès pour harcèlement sexuel remonte à l’été 2010, et j’avais été totalement blanchi. [Irene Morales, une employée de 18 ans, l’avait alors traîné devant les tribunaux]. Cette campagne de dénigrement, c’est un truc totalement hystérique monté de toutes pièces pour me déstabiliser, pour que je perde le contrôle de ma compagnie. J’ai toujours été innocent et on a inventé une fiction pour les médias. On a voulu me coincer dans le même maelström que DSK”, affirme-t-il, allant jusqu’à penser que Standard General a fait appel à l’une des sociétés de relations publiques les plus agressives des États-Unis, Sitrick and Company, pour “ruiner définitivement [ma] réputation”. Cette dernière aurait donc fait fuiter la vidéo montrant Charney en tenue d’Adam et raconté à bon nombre d’investisseurs qu’il était mêlé à des activités criminelles.
“Cette campagne de dénigrement, c’est un truc totalement hystérique monté de toutes pièces pour me déstabiliser, pour que je perde le contrôle de ma compagnie. J’ai toujours été innocent. On a voulu me coincer dans le même maelström que DSK.”
Alors que la société est en train de perdre pied, Dov Charney, toujours actionnaire à 43 %, doit donc trouver de toute urgence de l’argent à injecter, la situation financière de la marque étant suffisamment trouble et préoccupante pour que, dès 2010, le cabinet d’audit Deloitte ait refusé d’entériner les comptes. Les autres actionnaires lui proposent alors jusqu’à 5,5 millions de dollars en échange de ses actions, mais il leur rit au nez. “Avec le recul, je ne regrette toujours pas. Je préférerais être à la rue que de continuer avec eux, même si je me retrouve aujourd’hui complètement fauché.” Les membres du tour de table changent alors de tactique et réussissent à convaincre Dov Charney d’augmenter le capital – quitte à baisser sa participation à 27 % – plutôt que d’emprunter encore. Il suit. “Ils m’ont dit que j’étais le Messie, le seul capable de faire fructifier l’entreprise, que rien ne pouvait se faire sans moi.” L’un des dirigeants de Standard General, Robert Lavan, lui assure qu’il l’aidera à regagner très vite ses 43 %. Le 24 juin au soir, Dov Charney, Iris Alonzo, la directrice de la création de la griffe, Robert Lavan et un autre associé de Standard General, David Glazek, signent un accord stipulant qu’il reprendra le contrôle de l’entreprise et en détiendra 50 % dans les trois ans. Standard General promet d’acheter en Bourse 25 millions de dollars d’actions American Apparel pour les lui rétrocéder plus tard. Le 27 juin 2014, l’accord se conclut dans la joie et la bonne humeur au très sélect restaurant Cipriani, à New York, à l’angle des 59e Rue et 5e Avenue, en face des bureaux du fonds d’investissement.
Acculé, Charney s’exécute. Le conseil d’administration est renouvelé. “Les cinq nouveaux entrants, qui ne connaissent rien au commerce ni au prêt-à-porter, sont tous directement liés à Standard General”, rappelle-t-il. Il s’aperçoit que le fonds d’investissement veut contrôler et verrouiller American Apparel pour son propre compte. Kim modifie les statuts de l’entreprise pour mieux le neutraliser. À trois reprises, Dov Charney propose de racheter des actions, “ce que Standard General a systématiquement refusé”, précise l’expatron dans un document envoyé le 20 juin 2016 à la Cour du Delaware. Pour lui, “c’est une croisade maniaque pour m’évincer totalement. Rendez-vous compte, je n’ai même plus accès à mon bureau ni à mes mails ! s’offusquet-il. Ils ont poussé American Apparel à la faillite pour en devenir les repreneurs. Ils avaient fait le même coup avec le groupe RadioShack, qui chapeaute vingt chaînes de télévision. C’est la raison pour laquelle ils ont pu raconter tant d’horreurs sur mon compte à l’antenne. Ce qui a fait boule de neige”, ajoute le fondateur.
À court de liquidités, American Apparel, dont le déficit se creuse, ferme bon nombre de magasins pendant l’été 2015. L’entreprise est officiellement placée sous la protection de la loi américaine sur les faillites le 12 octobre 2015. Un accord avec les créanciers permet de réduire la dette, de 300 à 135 millions de dollars. Sans surprise, en février 2016, Standard General reste l’actionnaire principal à la sortie de la procédure de faillite. Dov Charney est définitivement hors-jeu : ni P-DG, ni actionnaire, ni créancier de l’empire qu’il a fondé. “Si les gens savaient ce qui se passe aujourd’hui chez American Apparel ! C’est un cocktail d’incompétence et de corruption ! lâche-t-il à l’adresse de Paula Schneider, qui lui a succédé au poste de P-DG. Standard General a écrasé les actionnaires, les ouvriers et les vendeurs de l’entreprise. Si les clients en France avaient connaissance de la situation, ils éviteraient probablement d’acheter des produits de la marque.”
Depuis sa destitution, Dov Charney a intenté vingt actions à l’encontre de Standard General et de son conseil d’administration. “Ils n’avaient pas le droit de me virer et, selon mon contrat, j’aurais dû toucher 20 millions de dollars”, affirme-t-il. Il n’a pas obtenu le moindre cent et aurait même perdu, en tant qu’actionnaire, plusieurs centaines de millions de dollars, voire plus d’un milliard. De son côté, Standard General a contre-attaqué, mais la Cour du Delaware n’a pas encore tranché. “En dix-huit mois, nous avons dépensé 40 millions de dollars en frais d’avocats”, évalue Paula Schneider dans un entretien au Guardian. La nouvelle direction n’a, en revanche, pas souhaité répondre à nos questions sur son plan de relance.
Digne d’un film de Frank Capra, l’aventure de Dov Charney n’est sans doute pas terminée. Il se voit en phénix. “Ils ont volé mon affaire, pas mes idées, veut-il croire. J’ai plus d’expérience aujourd’hui, je serai plus rapide, plus organisé.” Il compte lancer une nouvelle marque de prêt-à-porter. Ne dévoile pas encore son nom. Toujours en commençant avec des tee-shirts en coton, qui seront fabriqués à Los Angeles, avant d’envisager des lignes de vêtements de danse, voire de lingerie. “Je suis un artiste !” lâche-t-il, comme pour s’en convaincre. Qui financera ? “J’allais vous demander un chèque !”, lance en plaisantant celui qui a épuisé ses derniers dollars en frais d’avocats. Il ne désespère pas de séduire des financiers. Peut-être Hagan Capital Group. Pour se consoler, il répète à qui veut l’entendre que “Steve Jobs avait aussi été viré d’Apple, avant qu’on lui demande de revenir”. Pour mieux rebondir.
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