1 fév 2023

Métiers d’art, avenir de Chanel… Rencontre avec Bruno Pavlovsky, président mode de Chanel et du 19M

Alors que Chanel créait l’évènement en décembre dernier en défilant pour la première fois à Dakar, la maison poursuit son engagement depuis janvier au Sénégal en ouvrant une antenne locale et temporaire du 19M, son espace célébrant les Métiers d’art. A cette occasion, Bruno Pavlovsky, président de Chanel SAS et du 19M, revient sur l’engagement de la maison auprès de ces artisans d’exception, à Paris et à Dakar, et sur les grands enjeux d’avenir de la maison.

Détail de la tapisserie du 19M réalisée aux manufactures de Thiès au Sénégal pour l’exposition Sur le fil de Dakar. © Khalifa Hussein

L’espace consacré à la valorisation des Métiers d’art qui réunit depuis déjà un an au nord de Paris une douzaine de maisons (du plumassier Lemarié l’orfèvre Goossens), une école de broderie et une galerie d’exposition inaugure à Dakar une exposition célébrant le dialogue entre art contemporain et métiers de la broderie et du tissage. Réunissant 28 artistes ou créateurs, dont 19 sénégalais, Sur le fil navigue au sein du Musée Théodore Monod d’Art Africain entre couleur indigo – répandue au Sénégal, pagne tissé mandjak et tapisserie. Rencontre avec Bruno Pavlovsky au coeur de ce l’exposition.

 

Thibaut Wychowanok : Quelle est l’origine de l’investissement massif de la maison Chanel dans les métiers d’art ?
Bruno Pavlovsky : Il y a eu, à un moment donné, un vrai problème de transmission des savoir-faire au sein des maisons de métiers d’art. Dès mon arrivée chez Chanel par exemple, j’ai été confronté à la mort d’un monsieur dont l’atelier fabriquait tous les boutons de notre ligne haute couture. Sans lui, pas de boutons. Nous avons très vite compris que, sans ces experts, ces talents qu’on n’appelait pas encore artistes, nous allions avoir de sérieux problèmes. Il fallait sauvegarder ces entreprises, les ateliers et les savoir-faire. Nous avons donc initié des “gentlemen’s agreements” : le jour où se poserait la question d’une transmission, Chanel serait présent. On ne savait pas encore comment, mais nous serions là. Et puis, malheureusement, ce jour est arrivé et la seule façon de permettre à ces ateliers d’exister a été d’investir, et de les racheter en leur disant : “surtout, continuez votre travail comme si nous n’étions pas là.” Notre contribution était essentiellement administrative. Il y en a donc eu un, puis deux, puis trois… Pas parce que nous étions gourmands, mais parce qu’il y a eu un effet de génération. Beaucoup de propriétaires sont partis à la retraite à la même période. Concrètement, nous sommes rentrés chez le plumassier Lemarié, le plisseur Lognon, le brodeur Lesage et le bottier Massaro. Mais ces ateliers devaient absolument continuer à travailler pour d’autres maisons. Une approche très singulière, peut-être, que nous pratiquions avec Karl [Lagerfeld] lui-même. Karl a simultanément travaillé pour Fendi, Chloé, Lagerfeld, Dior... En 30 ans passés à ses côtés, je ne l’ai jamais vu reprendre des choses utilisées chez Chanel pour faire la même chose ailleurs. Chez Chanel, nous avons toujours été convaincus que la création, ça ne s’achetait pas. La création, c’est une posture, quelque chose que l’on a envie de bien faire. Lorsqu’on est un vrai créateur, on peut exercer ce métier pour les uns et pour les autres, différemment. Cette capacité de cloisonnement et d’appréhender les codes de chaque maison a été perdu par de nombreux directeurs artistiques aujourd’hui.


 
Quelle est la dernière acquisition de Chanel dans les métiers d’art ?

Je parlerais plutôt de partenariat. Ce sont les jeans Fashion Art en Italie qui sont géniaux à tous points de vue : dans la façon de travailler le jean écoresponsable, mais aussi en termes de jeu de couleurs, de design. Le travail du denim n’est pas considéré comme très propre en raison des colorants et des produits chimiques. Mais des techniques écoresponsables existent, il faut investir. Nous nous sommes alliés pour accélérer ces investissements. Mais, là encore, Fashion Art continue de travailler avec d’autres marques. Chacun veut son type de découpe, son type de bouton, etc.

Vue de l’exposition Sur le fil à la galerie du 19M à Dakar. Fatim Soumaré © Badara Preira

Au-delà des métiers d’art, quels sont les enjeux prioritaires pour la maison Chanel ?

Trois sujets me préoccupent particulièrement : la transmission, la circularité c’est-à-dire la réutilisation des matières, et les matières elles-mêmes, qui deviennent de plus en plus rares et difficiles à produire. Leur traçabilité et leurs bonnes conditions de production sont des enjeux majeurs. Quant à la transmission, si nous n’attirons pas les jeunes, nous ne pourrons pas continuer ce que nous faisons. La formation est également importante. Il faut un accompagnement des plus jeunes et donc savoir maintenir une séniorité au sein des entreprises.
 


Qu’entendez-vous par l’enjeu de circularité ?

Aujourd’hui, on s’en rend bien compte, il y a un certain gâchis autour de la matière. Nous travaillons pour cela notre investissement en recherche et développement. Nous avons déjà mis en production, au sein de plusieurs secteurs, des fils provenant de matières recyclées. À partir de coton, de soie, de laine, nos technologies permettent désormais d’utiliser les fils à nouveau, pour des tissus de décoration d’intérieur par exemple. Depuis plusieurs années déjà, nous testons chez Chanel de nouvelles matières faites à partir de produits recyclés, pour les uniformes de nos boutiques par exemple. Je pense que, dans les 5 ans qui viennent, la plupart de nos matières seront issues de la filière recyclage, avec parfois des mélanges de matières vierges et recyclées. Le changement va être radical. Mais nous travaillons déjà avec des filatures qui rachètent des lots de tissus et de vêtements, qui sont, évidemment, retraités et nettoyés.

Cécile Ndiaye making of © Khalifa Hussein

Avez-vous banni certaines matières de votre production ?

Oui, bien sûr. Toutes les matières les plus exotiques. Les matières protégées et les matières animales qui ne proviennent pas de l’utilisation de la viande. En ce qui concerne Lemarié et les plumes, nous avons reconstruit complètement notre filière d’approvisionnement. Nous utilisons des plumes qui proviennent de l’élevage pour la viande, et même, dans certains cas, de plumes qui repoussent. On n’est pas obligé d’abattre l’animal. Les matières en provenance de cultures sont tout aussi importantes. Il existe une responsabilité générationnelle et collective à propos de l’appauvrissement des sols, c’est-à-dire de l’emploi d’engrais chimiques, d’hormones, ou l’utilisation d’eau. Cela aboutit à des rendements faibles pour ceux qui élèvent et qui cultivent. Le cercle est vicié. Les producteurs ont du mal à nourrir leur famille et la planète ne va pas mieux. Depuis les 3 dernières décennies, nous avons complètement changé notre approche. Nous travaillions précédemment avec des négociants, et nous traitons désormais directement avec les producteurs, et plus précisément avec des coopératives qui s’engagent à respecter nos critères. Nous, nous nous engageons à acheter à des valeurs de marché connues à l’avance. Ce système est gagnant pour tout le monde. C’est ce que nous avons fait avec le coton sénégalais, en Égypte et au Pérou.


 
Quels sont les liens de Chanel avec le Sénégal, et plus largement l’origine du défilé et de l’exposition à Dakar ?

Monsieur Lagerfeld vous aurait certainement inventé une citation de mademoiselle Chanel pour le justifier. Il disait souvent : “Non, ce n’est pas ce qu’elle disait. Mais c’est ce qu’elle aurait dit.” Plus simplement, il y avait une envie sincère de découverte de Virginie [Viard]. Une intuition qui nous a permis de découvrir des gens formidables. L’accueil a été exceptionnel. Le seul point un peu délicat est que les gens que nous rencontrions s’attendaient souvent à ce que l’on fasse appelle, comme d’autres marques l’ont fait, à des artisans locaux pour réaliser la collection présentée à Dakar. Dès le début, nous avons indiqué que ce ne serait pas le cas. Tout le monde ne peut pas faire du Chanel. La marque a des codes, une rigueur, une discipline. Quelques clins d’œil au Sénégal se sont malgré tout glissés dans les collections de Virginie… Et ce qui n’empêche pas de créer des liens dans ce hub créatif qu’est Dakar et de mettre en avant les savoir-faire locaux au sein de l’exposition sénégalaise du 19M.

Vue de l’exposition à la galerie du 19M à Dakar. Alassane Koné © Badara Preira

Le 19M, à Paris ou à Dakar, fait dialoguer artisans et artistes contemporains. Plus largement, les maisons de mode multiplient ces dernières années les collaborations avec l’art. Quelle en est la raison ?

Ces dialogues sont porteurs de sens. Nous travaillons depuis des dizaines d’années avec Peter Marino pour la décoration des boutiques. Nous posons des tissus, des matières, nous passons ces commandes à des artistes… Cela vient raconter une histoire qui valorise les collections présentées en boutique. Certains font même des clins d’œil, comme lorsque Jean-Michel Othoniel réinterprète le collier de mademoiselle Chanel en verre de Murano. Cela doit toujours nourrir notre identité. Comme les stylistes, certains font leur travail sans s’inquiéter de la maison, et d’autres au contraire viennent la fertiliser. En fait, les personnalités chez Chanel s’effacent toujours au profit de la marque. Une maison enrichie de différents angles : les collections, l’acte architectural de la boutique, etc. Nos clientes se nourrissent de toutes ces histoires.


 
Sur le fil, galerie du 19M, Dakar (Sénégal). Jusqu’au 31 mars 2023. Et à la galerie parisienne du 19M courant 2023.

Portrait: Bruno Pavlovsky devant une œuvre de Malick Welli. © Khalifa Hussein. Ci-dessus: Le défilé Chanel Métiers d’art 2022-2023 à Dakar.