27 nov 2020

L’interview culte de Karl Lagerfeld

Esprit libre, Karl ne connaissait ni tabou ni langue de bois. L’immense couturier disparu en 2019 n’aura jamais rien perdu de la verve qui avait contribué à faire de lui une figure culte de la mode et une véritable icône pop. Dans une interview exclusive pour Numéro, il livrait ses réflexions sur des sujets aussi divers que les premières dames, la succession de Johnny Hallyday, ou encore le pseudo-surmenage des créateurs. Retour sur une interview culte.

Propos recueillis par Philip Utz.

Karl Lagerfeld par Pierre et Gilles.

Numéro : Alors, la forme ? 

Karl Lagerfeld : Oui, tant qu’elle n’est pas au pluriel. Cela dit, je ne grossis plus. J’étais au régime pendant quinze ans, mais maintenant je peux manger tout ce que je veux sans prendre un gramme. C’est très étrange.

 

 

L’âge n’a pas d’emprise sur vous ! 

Tout dépend des conditions dans lesquelles vous vieillissez. Mais si vous le faites en évitant les excès, et dans le grand luxe, c’est assez supportable, en effet.

 

 

Le fait de vieillir n’a-t-il pas aussi son lot d’inconvénients ? 

Pour l’instant, je n’en souffre pas trop. J’ai fait toutes les analyses de la terre et ils n’ont rien trouvé. Rappelez-moi donc dans dix ans et on en reparlera.

 

 

À votre âge, n’est-il pas épuisant de jongler entre trois marques différentes – Chanel, Fendi et Karl Lagerfeld – sans oublier toutes vos activités annexes ? 

Non, au contraire, c’est stimulant. Tous ces créateurs qui dessinent en exclusivité pour des marques se retrouvent complètement stérilisés à la longue. À force de revisiter leurs propres classiques, ils finissent tous par tourner en rond en se mordant la queue. En ce qui me concerne, je suis obligé de me réinventer sans cesse en passant d’une maison à l’autre, ce qui me permet aussi de voir ce qui se fait à côté. Je suis constamment en mouvement, ce qui m’empêche de me regarder le nombril toute la journée en frisant la sclérose. Ce qui m’arrange, parce que sinon je m’ennuie. Chez Chanel, j’ai un contrat de quatre collections annuelles – deux de prêt-à-porter et deux de haute couture – mais, finalement, j’en fais dix, entre le prêt-à- porter et la couture, les pré-collections, la croisière, les Métiers d’Art, sans parler de Coco Snow – ce n’est pas une capsule pour cocaïnomanes, je vous rassure, mais une ligne pour les sports d’hiver – et Coco Beach, pour les tenues de plage…

 

 

Lorsque Raf Simons a quitté Dior, on a beaucoup dit que les créateurs étaient surmenés. Qu’en pensez-vous ?

Personnellement, je n’ai jamais eu à me plaindre. Et c’est justement pour cette raison que tous les autres créateurs me haïssent. Eux, tout ce qui les intéresse, ce sont leurs fichues “inspirations”, ils peuvent passer une heure à placer un bouton ou à choisir des croquis réalisés par leurs assistants, ce qui m’emmerderait à mourir. Moi, je suis une machine. Le pire dans tout ça, c’est qu’ils ont essayé de me faire porter le chapeau pour leurs problèmes d’heures sup. Azzedine [Alaïa], par exemple, avant de se casser la figure dans l’escalier, a affirmé que les rythmes prétendument insoutenables de la mode d’aujourd’hui étaient entièrement de ma faute, ce qui est aberrant. Lorsque vous êtes à la tête d’une affaire qui brasse des milliards d’euros, vous êtes obligé de tenir le rythme. Et si cela ne vous convient pas, rien ne vous empêche de bricoler dans votre chambre. Je suis navré, mais l’année dernière, j’ai perdu deux de mes meilleurs ennemis : Pierre Bergé et l’autre. Azzedine m’exécrait, allez savoir pourquoi. Et lors des funérailles de Pierre, ma fleuriste m’a demandé : “Vous voulez qu’on envoie un cactus ?

 

 

La mode masculine, très peu pour moi. Je l’achète, certes, mais dessiner une collection masculine pour me coltiner tous ces mannequins imbéciles, non merci.

 

 

Et vous, vos funérailles, vous les voyez plutôt à Sidi Bou Saïd, comme Azzedine, ou à la Madeleine ? 

Quelle horreur ! il n’y aura pas d’enterrement. Plutôt mourir. Depuis ces sombres histoires de la famille Hallyday, les obsèques à la Madeleine ont tout l’air d’une farce. J’ai demandé à ce que l’on m’incinère et que l’on disperse mes cendres avec celles de ma mère… et celles de Choupette [la chatte de Karl Lagerfeld], si elle meurt avant moi.

 

 

Je ne sais pas que ce vous avez contre Azzedine. Personnellement, je l’aimais beaucoup et on ne peut pas dire qu’il manquait de talent… 

Je n’ai pas dit ça. Moi, je ne dis rien, je ne le critique pas, même si à la fin de sa vie il ne faisait plus que des ballerines pour fashion victims ménopausées.

 

 

Comment faites-vous pour ne pas être blasé au bout de soixante ans de carrière ?

Merci de me rappeler mon ancienneté. Blasé ? Ah ça non, jamais. En allemand, Blase signifie “vessie”. Au contraire, je trouve que je suis paresseux, que je pourrais faire mieux. Je ne suis jamais content de moi. Je dois me donner des coups de pied dans le derrière pour avancer, et le jour du défilé, en coulisse, je me dis toujours : “Eh bien, mes pauvres filles, avec ça, on ne fera pas le prochain.” Je ne tire aucune satisfaction du métier que j’exerce. Ce qui me pousse à continuer, c’est l’insatisfaction et le mécontentement permanents.

 

 

Si vous ne voulez pas qu’on vous tire sur la culotte, ne devenez pas mannequin ! Rejoignez plutôt l’Union des ursulines, il y aura toujours une place pour vous au couvent. Ils recrutent, même !

 

 

 

Karl Lagerfeld par Stéphane Feugère.

Bref, c’est aujourd’hui la Journée internationale des femmes… 

Pour moi, la Journée des femmes, c’est tous les jours de l’année. La mode masculine, très peu pour moi. Je l’achète, certes, et je suis ravi qu’Hedi [Slimane] aille chez Céline, mais dessiner une collection masculine pour me coltiner tous ces mannequins imbéciles, non merci. Sans parler du fait qu’avec leurs accusations de harcèlement, ils sont désormais devenus toxiques. Non, non, non, ne me laissez surtout pas seul avec l’une de ces sordides créatures.

 

 

À quel âge avez-vous su que vous préfériez les hommes aux femmes ? 

Qui vous dit que je préfère les hommes aux femmes ? D’où tirez-vous cette certitude ?

 

 

Et si vous deviez vous glisser dans la peau d’une première dame, seriez-vous plutôt Brigitte, Carla ou Bernadette ? 

Je suis ami avec les deux, donc je ne répondrai pas à cette question.

 

 

Je vous en ai cité trois, en l’occurrence. 

Bernadette est une femme d’une autre planète, une dame française d’une autre époque. Carla, j’ai beaucoup travaillé avec elle, donc je la considère comme une copine. Quant à Mme Macron, je l’ai rencontrée avant même que son mari ne se lance dans la politique, et je l’aime beaucoup. Bref, ces trois femmes sont tellement différentes que je dirais que votre question n’a pas de sens, pour ne pas dire qu’elle est totalement stupide. Personnellement, j’adore Mme Obama. Je suis tombé sous son charme lorsqu’une journaliste américaine lui a demandé si elle ne trouvait pas que ses jupes en cuir étaient trop serrées pour une première dame, et que Michelle Obama lui a répondu : “Pourquoi, vous ne l’aimez pas mon gros cul noir ?”

 

 

D’ailleurs, on ne vous a pas vu au grand dîner de la mode de Bribri et Manu à l’Élysée lors des défilés… vous aviez la migraine ?

Je ne sors jamais la veille d’un défilé, ça porte malheur.

 

 

Je me souviens pourtant vous avoir vu au lancement de l’Apple Watch chez Colette le matin même d’un défilé Chanel… 

C’était le matin même du show, ce qui est différent : les dés sont jetés et vous ne pouvez plus rien faire

 

 

Que pensez-vous du mouvement #BalanceTonPorc ? 

J’en ai ras le bol. Et puis je ne mange pas de porc. Ce qui me choque, c’est que toutes ces starlettes ont mis vingt ans à se rappeler les événements. Sans parler du fait qu’il n’y a aucun témoin à charge. Cela dit, M. Weinstein, je le déteste. J’ai eu un problème avec lui à l’amfAR [le gala de l’amfAR est organisé lors du Festival de Cannes au profit de la lutte contre le sida]…

 

 

A-t-il tenté de vous traîner dans sa chambre d’hôtel, vous aussi ? 

Non, ce n’était pas d’ordre sexuel, mais plutôt professionnel. Je vous épargnerai les détails, mais il n’est pas ce qu’on pourrait appeler un homme de parole.

 

 

Les mouvements #MeToo et #Time’sUp ont-ils affecté la façon dont vous abordez votre métier ?

Absolument pas. J’ai lu quelque part qu’il fallait maintenant demander aux mannequins si elles étaient à l’aise lorsqu’elles posaient. C’est la porte ouverte à toutes les fenêtres : à partir de ce moment-là, en tant que créateur, vous ne faites plus rien. Quant aux accusations portées contre ce pauvre Karl Templer [le directeur de création du magazine Interview], je n’en crois pas un traître mot. Une fille se plaint qu’il lui a tiré sur la culotte et il se fait aussitôt excommunier par une profession qui jusque-là le vénérait. On croit rêver. Si vous ne voulez pas qu’on vous tire sur la culotte, ne devenez pas mannequin ! Rejoignez plutôt l’Union des ursulines, il y aura toujours une place pour vous au couvent. Ils recrutent, même !

 

 

Lors d’une interview en 2010, vous m’aviez dit que vous pressentiez Haider Ackermann pour vous remplacer chez Chanel… 

Oui, mais ça, c’était il y a longtemps.

 

 

Et aujourd’hui, vous verriez qui ? 

Je ne propose rien ni personne, parce que la maison Chanel ne m’appartient pas. Marc Jacobs, que j’adore, avait lui aussi pour rêve de me remplacer… Quand je l’ai connu, il avait 17 ans et il travaillait comme assistant pour mon ami Perry Ellis. Hélas, une fois devenu directeur artistique de la maison, il s’est fait virer à cause de sa collection grunge qui n’a pas du tout marché.

 

 

De Virgil Abloh, Jacquemus et Jonathan Anderson, lequel emmèneriez-vous le plus volontiers sur une île déserte pour passer vos vieux jours ?

Je me suicide d’abord.”

Autoportrait.

Pouvez-vous classer ces trois créateurs par ordre décroissant de talent ? Simon Porte Jacquemus, Virgil Abloh et Jonathan Anderson ? 

Les créateurs que je préfère sont, dans le désordre, Marine Serre – 1,50 m, mais une volonté de fer –, Jacquemus, qui me fait rire… … et qui est fort joli, de surcroît. Il est marrant, oui. Et pour finir, J. W. Anderson, même si son discours est parfois un peu intellectuel – sans doute n’ai-je pas fait les études qu’il fallait.

 

 

De Virgil Abloh, Jacquemus et Jonathan Anderson, lequel emmèneriez-vous le plus volontiers sur une île déserte pour passer vos vieux jours ? 

Je me suicide d’abord.

 

 

Comment vous est venue l’idée de la barbichette ? 

J’en portais une sur le célèbre portrait de moi qu’a réalisé Helmut Newton il y a quarante ans, et je voulais redécouvrir les sensations qu’elle procurait, voir si après toutes ces années elle me démangerait toujours autant. Ce qui est drôle, c’est qu’avec toute cette moustache, je ressemble à Choupette… on fait vraiment vieux couple. D’ailleurs, c’est elle qui l’entretient : on dort sur le même oreiller, et elle passe son temps à la lécher.

 

 

Je ne vous imaginais pourtant pas très poilu… Combien de temps a-t-elle mis à s’étoffer ? 

Je la laisse pousser depuis Noël. Mais vous avez raison, la chose étrange, c’est que je n’ai, pour ainsi dire, pas de poils sur le corps.

 

 

Juste la barbe. 

Et les cheveux aussi, merci.

 

 

Vous n’avez pas de poils aux aisselles ? 

Non, pas beaucoup, pas un bosquet.

 

 

Vous êtes complètement imberbe ! 

Disons que j’ai ce qu’il faut là où il faut. Je n’ai pas de poils sur la poitrine, par exemple, ni dans le dos – Dieu merci ! – ou sur les cuisses…

 

 

En parlant de poils, j’ai lu quelque part que vous aviez désigné Choupette comme héritière de votre vaste fortune… 

Entre autres, oui. Rassurez-vous, il y en a assez pour tout le monde.

 

 

À combien s’élève-t-elle, d’ailleurs, cette vaste fortune ? 

Je ne suis pas Bernard Arnault, je préfère vous le dire tout de suite. Ce n’est pas comme si j’avais 72 milliards d’euros sur mon compte chèques.

 

 

Pourtant, il me semblait qu’en France il était interdit de léguer quoi que ce soit à son hamster ou à son cochon d’Inde ? 

Ça tombe bien, parce que je ne suis pas français.

 

 

Vous avez récemment lancé une collection capsule pour votre propre marque avec Sébastien Jondeau, votre personal assistant depuis vingt ans… Quelles sont ses principales qualités, hormis le fait qu’il soit foutu comme un dieu grec et qu’il ait les dents du bonheur, comme Vanessa Paradis ? 

Sébastien correspond à un certain type d’hommes de 35 à 40 ans qui ne trouvent rien à se mettre sur le dos. Il incarne un canon masculin qui est à l’opposé des maigrichons avec les dents de travers qu’on voit en général sur les défilés… Il est clair qu’ils ne risquent pas le harcèlement, eux. Tout au plus, on leur donnerait l’adresse d’un bon orthopédiste.

 

 

Lorsqu’on est un génie comme vous, dans quelle mesure faut-il s’armer, au quotidien, d’une infinie patience et d’une grande indulgence pour gérer les autres, souvent moins vifs d’esprit ? 

Un génie ? C’est vous qui le dites. Lorsque j’étais jeune, ma mère me disait toujours que j’étais bête, elle m’appelait “Mule”, ce qui signifie “petit âne” en allemand. Sans doute me suis-je donc efforcé de surcompenser tout au long de ma vie. Pour le reste, je ne suis pas entouré d’imbéciles vu que j’ai des équipes formidables. Du coup, les attardés et autres ignares, je ne les vois pas, je ne les connais pas…

 

 

… à part moi. 

C’est vous accorder encore trop d’importance.