20 nov 2025

Les confessions insolentes de Yugnat : “J’ai inventé le mème sur Internet”

Yugnat999 publie six ou sept mèmes par jour sur les réseaux sociaux. Des images illustrant l’actualité qu’il parodie et dont il transforme le sens. De son rapport à la censure à son amour pour les créateurs de mode irrévérencieux… À l’occasion de la sortie de son premier ouvrage, Memaganda (2025), l’instagrammeur a accepté de répondre aux questions de Numéro, sélectionnant, au passage, ses mèmes favoris. Rencontre.

  • propos recueillis par Alexis Thibault.

  • Publié le 25 septembre 2023. Modifié le 20 novembre 2025.

    Yugnat999, le roi français du mème sur Instagram

    Aussi improbable que cela puisse paraître, quelqu’un vient d’apostropher Yugnat sur une plage minuscule des îles Égades, à l’ouest de la Sicile. Le touriste en est persuadé : il a reconnu le trentenaire français aux cheveux blonds décolorés qu’il suit depuis longtemps sur Instagram.

    Chaque jour, Tanguy publie mécaniquement six ou sept mèmes sur les réseaux sociaux. Des images illustrant l’actualité ou la pop culture qu’il parodie et dont il transforme le sens. Dans la foulée, elles seront massivement reprises sur Internet. D’un simple groupe Facebook ouvert il y a plusieurs années – “Neurchis de mèmes” –, il crée finalement un compte Instagram fondé sur un principe similaire qui avoisine aujourd’hui les 600 000 followers.

    Sous le pseudonyme Yugnat999, il pastiche la mode, la politique, les habitudes parisiennes ou les fanatiques de l’astrologie… s’autorisant de temps à autre un selfie à l’esthétique et au cadrage volontairement ingrats. Paradoxalement, ce grand flemmard “adepte de pas grand-chose” ferait un excellent scénariste tant sa repartie quotidienne amuse le tout-venant. Car le sarcastique Yugnat demeure encore plus drôle dans la vraie vie… que derrière l’écran de son smartphone. Il aime Fabrice Luchini, Ricky Gervais et Mylène Farmer. Les longs-métrages d’horreur français malsains – de Calvaire à Martyrs – et le film d’animation Pokemon de 1998… sa madeleine de Proust.

    Memaganda, le premier ouvrage de Yugnat

    Construit par une addition de termes, meme + propaganda, l’ouvrage Memaganda (2025) est le fruit de deux constats. D’abord, la frustration de voir que tout contenu meurt aussitôt qu’il est scrollé. Ensuite, une prise de conscience : ce que Yugnat produit n’est pas forcément ce qu’il consomme. Aujourd’hui, un mème n’est plus seulement une plaisanterie mais une capsule idéologique, la projection d’une rage ou d’un désir.

    En bref, une arme douce, que tout le monde fabrique, tout le temps, pour s’exprimer, attaquer ou se défendre. Memaganda assume pleinement ce postulat et “tente de cristalliser la beauté éphémère des mèmes en un objet tangible, car ils explorent une variété de thèmes, de l’absurde à la nostalgie, de l’ésotérisme à la critique sociale.

    C’est donc un livre qui se feuillette comme un bel objet visuel, sans qu’il soit nécessaire d’en posséder toutes les références. On peut autant se laisser porter par les images et les bizarreries graphiques que plonger dans le détail des traits d’esprit, des obsessions et des micro-narrations de l’instant. L’instagrammeur a accepté de répondre sans filtre aux questions de Numéro, et de sélectionner, pour l’occasion, ses mèmes favoris. Rencontre.

    L’interview de Yugnat à l’occasion de la sortie de son livre

    Numéro : Ça vous tente de troller vos haters avec un faux titre d’article ?
    Yugnat999: Totalement ! Qu’avez-vous en tête ?

    Une phrase choc qui piégera ceux qui nauront pas lu l’interview… mais se permettront tout même de la commenter sur les réseaux sociaux.
    J’adore l’idée ! [Rires.] Que pensez-vous de : “J’ai inventé le mème sur Internet.” Je vois déjà venir une horde de types surexcités façon : “Gnagnagna, c’est pas vrai, c’est pas lui qui a inventé le mème, ça existait avant !” Si vous voulez, je peux même vous filer un autoportrait christique pour appuyer encore un peu plus l’arnaque.

    Vendu !
    J’ai tellement hâte…

    À ce propos, vous diffusez parfois les messages haineux de certains de vos followers sur votre compte Instagram. Est-ce la seule manière de dédramatiser la situation ?
    Je trouvais cela assez drôle de retourner le truc contre eux. Ils cherchent mon attention, l’obtiennent, mais n’en tirent aucun bénéfice puisque je diffuse les messages en masquant les pseudonymes. Cela dit, je ne pense pas qu’il soit judicieux de parler de “haters”, ce sont simplement des gens désœuvrés…

    Un jour, j’ai reçu un e-mail de la gendarmerie m’invitant à supprimer très rapidement ma publication…” Yugnat

    Quel profil ?
    Des hommes, âgés de 16 à 25 ans, profil école de commerce… Je pense qu’ils se permettent des remarques violentes parce qu’ils se sentent proches de moi. Personne n’a jamais osé me dire ce genre de choses dans la rue ! J’ai découvert le monde d’Internet très jeune. Si vous montrez votre gueule, il faut être prêt à encaisser les critiques. En ce qui me concerne, elles se suivent et se ressemblent : “Tu as l’air fatigué”, “tu as l’air complètement défoncé”…

    Savez-vous pourquoi on vous dit ça ?
    Parce que j’ai vraiment une gueule de fatigué ! [Rires.] Pourtant, je suis quelqu’un de très casanier, je me couche tôt et que je ne suis vraiment pas un énorme teufeur. En toute honnêteté, je ne sors plus beaucoup. J’ai la trentaine, j’habite à Montreuil et je bois un Coca pour réduire ma consommation d’alcool. Je suis trop souvent sollicité par mes amis pour sortir et j’ai toujours eu du mal à refuser un verre. Je suis bien trop faible.

    À propos de son nouveau livre Memaganda

    Entrons dans le vif du sujet : quelle est l’image idéale pour un bon mème ?
    Celle qui propose une action. Lorsque quelque chose se passe, lorsqu’il est possible de changer le sens d’un mouvement pour percevoir cette image différemment. En général, je ne cherche pas à choquer, plutôt à initier un processus d’identification. Je publie dès que j’ai une idée, sans avoir le scroll frénétique, plutôt pendant les moments de flottement, dans le métro ou devant un café par exemple. Je conserve souvent des images dans ma bibliothèque, persuadé qu’elles me serviront un jour. Six mois plus tard, je ressors mes archives. Lorsque le mème concerne l’actualité, c’est quelque chose de beaucoup plus instantané. Quant aux blagues en elles-mêmes, certaines fonctionnent mieux que d’autres.

    Le sexe, l’alcool, la drogue et la violence ?
    Oui, mais pas que. Les mèmes autour d’Emmanuel Macron ou de Jean Castex, à l’époque du confinement, ont toujours bien marché par exemple. Une blague trop référencée qui s’adresse à une niche m’amuse personnellement, mais je sais qu’elle ne fonctionnera pas du tout. Un mème sur La Perle [un bar branché dans le quartier du Marais, à Paris] peut faire rire mais reste très excluant.

    “J’aime l’irrévérence de certains créateurs de mode. Le mème peut devenir un véritable outil de communication. Les images ont une double lecture et leur viralité en ligne est hors norme.” Yugnat

    En quoi votre ouvrage Memaganda raconte-t-il notre époque avec pertinence ?
    Nous passons nos journées à rire, nous émouvoir ou nous crisper devant des images aussitôt englouties par le flux et il n’en reste rien. J’ai eu envie de faire exactement l’inverse  : concevoir un objet lent, solide, qui oblige à s’arrêter devant ces images qui me traversent plutôt que de simplement les consommer. En 2026, cela me semble pertinent parce que tout est devenu “contenu”, calibré pour l’algorithme, tandis que nous sommes collectivement épuisés par cette accélération. Figés dans un livre, les mèmes cessent d’être des fragments fugitifs pour devenir des images à part entière, des objets culturels, des traces de nos vies partagées. Memaganda fonctionne un peu comme un petit musée d’Internet. Mais un musée sans cartels, sans ton professoral, juste l’essentiel : l’image et ce qu’elle déclenche.

    À qui ce projet s’adresse-t-il ?
    Je l’ai d’abord pensé pour celles et ceux qui vivent déjà dans cette grammaire visuelle, ceux pour qui un mème se lit comme un poème, un look ou une référence subtile. Des gens capables d’identifier une typographie, une silhouette ou un détail en une fraction de seconde. Il parle autant aux nerds qui naviguent quotidiennement entre Discord, TikTok ou Instagram et qui ont grandi avec ce langage, qu’aux personnes issues de la mode, de l’art ou de l’image, qui pressentaient déjà que le mème est un véritable médium mais n’avaient jamais eu d’objet pour le regarder autrement que sur un écran. Et puis il y a aussi les curieux “offline”, ceux qui ne passent pas six heures par jour sur leur téléphone mais qui souhaitent comprendre ce qui se joue dans cette culture. Le livre leur offre une porte d’entrée. 

    Le mème ne meurt pas : il se stratifie socialement.” Yugnat

    Le mème est-il en train de mourir pour devenir progressivement un marqueur social de boomer ?
    Le mème, en tant que forme, ne meurt pas : il se transforme. Ce qui peut disparaître, en revanche, c’est un certain type de mème. Celui qui met six mois à atterrir sur la page Facebook de votre oncle, accompagné d’un Minion [petit personnage jaune issu du film d’animation Moi, Moche et Méchant] et d’une maxime de développement personnel. Ce mème-là, oui, est en train de devenir un marqueur boomer. Mais le mème comme logique, prélever un fragment du réel, le détourner, le saturer de sens et le renvoyer dans la circulation, c’est, en 2026, notre manière normale de communiquer.

    Le mème se serait donc déplacé ailleurs ?
    Exactement. Des pages publiques vers les DM, les groupes privés, les Close Friends, les Discord. L’underground du mème est toujours en avance. En somme : le “mème boomer” existe bel et bien, mais il cohabite avec des sphères extrêmement pointues et créatives que ces mêmes boomers ne verront jamais. Le mème ne meurt pas : il se stratifie socialement.

    Comment le mème a-t-il évolué ces dernières années, voire ces derniers mois ?
    Nous sommes passés d’un mème très direct – une image ou un texte – à une forme beaucoup plus composite : captures d’écran successives, stories, TikToks remontés, carrousels mêlant notes iPhone, tweets, photos de soirée et extraits d’articles. Le mème est devenu un langage hybride : moitié trait d’esprit, moitié radiographie mentale. Il gagne en couches, en méta, en auto‑références. On se moque de la blague en même temps qu’on la produit.

    L’intelligence artificielle a-t-elle bouleversé encore davantage ce système ?
    Disons qu’elle a encore ajouté une nouvelle strate. Des images absurdes, créées en quelques secondes, mais capables de résumer un état psychique collectif. Et puis les thèmes ont changé : on est passé d’une ironie pure à une mixture d’angoisse, de fatigue, de crise écologique, d’inflation, de solitude, de confusion entre vie pro et vie perso. L’humour reste là, mais le sous-texte s’assombrit. Memaganda tente précisément de saisir ce moment : cette manière très contemporaine d’utiliser l’humour comme filtre pour regarder quelque chose qui, au fond, ne nous fait pas vraiment rire.

    Je me suis bien renseigné et je suis protégé par le droit à la parodie dès lors que je n’ai pas une utilisation commerciale du mème.” Yugnat

    Vous est-il déjà arrivé de devoir supprimer une publication pour éviter les ennuis ?
    Oui, mais plutôt parce que l’énoncé ne me plaisait plus ou que le mème pouvait vraiment être mal interprété. On m’a déjà fait des remarques du genre : “Là, pour le coup, ça ne se fait pas. Tu déconnes.” Mais je crois que j’ai fixé ma limite au racisme, au sexisme ou à l’homophobie. Et puis, regardez-moi ! Je coche toutes les cases de l’homme blanc, cisgenre, hétérosexuel… Une blague sur un connard du 10e arrondissement qui bosse dans la com’ et porte des Birkenstock, j’estime que ça passe. Sur un autre thème, lorsqu’une personnalité disparaît, vous trouverez toujours des gens pour vous dire : “C’est trop tôt”, même après une bonne blague. J’essaie donc de transformer ça en hommage plutôt qu’en simple vanne.

    Que risquez-vous sur le plan juridique en publiant ces mèmes ?
    Je me suis bien renseigné et je suis protégé par le droit à la parodie dès lors que je n’ai pas une utilisation commerciale du mème. Donc j’ai à peu près le droit de tout faire. Mais il m’est déjà arrivé de trouver des photos sur le compte X [ex-Twitter] de la gendarmerie nationale ou de l’armée de l’air et, dans les deux heures qui ont suivi, j’ai reçu un e-mail m’invitant à supprimer très rapidement la publication avant qu’ils n’engagent des poursuites.

    Et alors ?
    Alors… j’ai supprimé immédiatement. [Rires.]

    Vos mèmes se moquent souvent du quotidien des trentenaires parisiens. Vos publications sont-elles le reflet de votre vie ou une simple suite de clichés ?
    Plutôt la seconde option. La drague, les couples, la fête, le style, les afterworks… Avec le temps j’ai compris ce que les gens attendaient. À l’origine, je m’adressais à un public très spécifique : les gens qui sortent en soirée techno et enchainent les afters à Paris. Puis je me suis assagi, et mes mèmes aussi. Toutes les vannes de drague qui évoquent une situation délicate face à un “crush” ne me concernent plus : je suis en couple depuis longtemps maintenant. Ce sont des choses que j’entends, qu’on me rapporte et dont je m’inspire

    Je crois que j’aimerais proposer quelque chose d’un peu plus sérieux que des mèmes sur Instagram. Être vu autrement que comme un type qui fait des blagues.” Yugnat

    Vos publications étrillent également la mode, pourtant, on vous sent personnellement attiré par ce milieu. Pourquoi vous fascine-t-il tant ?
    J’aime l’irrévérence de certains créateurs. Celle de Louis Gabriel Nouchi, par exemple. La collection inspirée du film American Psycho [2000] correspond en tout point à ce que l’on attend d’un mème, tout comme son tee-shirt arborant une fausse trace de transpiration sur le col. J’aime aussi Rombaut, le label Forbidden Knowledge de Pierre-Louis Auvray ou Balenciaga pour leurs références à la culture Internet et leur décalage avec le réel. Chez eux, tout est facilement détournable.

    Que voulez-vous dire par là ?
    La mode ce n’est pas du vêtement juste pour du vêtement. Elle propose énormément de références mais les directeurs artistiques laissent progressivement leur place à des “talents” et des créateurs de contenu. C’est toute la différence entre Guram et Demna Gvasalia. Le premier propose du contenu et le second des créations artistiques. Simon Porte Jacquemus, lui aussi, a compris que le mème pouvait devenir un véritable outil de communication. Les images ont une double lecture et leur viralité en ligne est hors norme.

    Votre activité vous permet-elle de signer des contrats et de gagner de l’argent ?
    C’est assez sporadique. Contrairement à des influenceurs très installés, il faut que j’initie moi-même le contact avec certaines marques. Et la plupart ne sont toujours pas très à l’aise avec le principe du mème. Il faut dire que c’est bien moins léché qu’un mannequin qui s’affiche avec des fringues et dont on peut totalement contrôler l’image. En plus de cela, il faudrait passer des centaines de cercles de validation pour espérer envisager ne serait-ce qu’un mème avec Louis Vuitton…

    Pourquoi avez-vous accepté cette interview ?
    Je crois que j’aimerais proposer quelque chose d’un peu plus sérieux que des mèmes sur Instagram. Être vu autrement que comme “un type qui fait des blagues”. Peut-être que la dimension artistique et, surtout, l’aspect mode, pourraient être développés davantage. Mon compte Instagram est tellement généraliste. J’ai, moi aussi, besoin de m’y retrouver un peu et d’asseoir une image plus… sophistiquée. Ce n’est pas seulement pour envisager des partenariats, c’est aussi pour être pris au sérieux. D’une certaine façon, j’ai toujours essayé d’utiliser des contenus artistiques dans mes parodies. Pas seulement la gueule de Macron

    Memaganda (2025) de Yugnat, publié aux éditions JBE Books, disponible.