Les confessions insolentes de Yugnat : “J’ai inventé le mème sur Internet”
Yugnat999 publie six ou sept mèmes par jour sur Instagram. Des images illustrant l’actualité qu’il parodie et dont il transforme le sens. De son rapport à la censure à son amour pour les créateurs de mode irrévérencieux… l’instagrammeur a accepté de répondre aux questions de Numéro, sélectionnant pour l’occasion ses mèmes favoris. Rencontre.
Propos recueillis par Alexis Thibault.
1. Yugnat999, le roi français du mème sur Instagram
Aussi improbable que cela puisse paraître, quelqu’un vient d’apostropher Yugnat sur une plage minuscule des îles Égades, à l’ouest de la Sicile. Le touriste en est persuadé : il a reconnu le trentenaire français aux cheveux blonds décolorés qu’il suit depuis longtemps sur Instagram. Chaque jour, Tanguy publie mécaniquement six ou sept mèmes sur les réseaux sociaux. Des images illustrant l’actualité ou la pop culture qu’il parodie et dont il transforme le sens. Dans la foulée, elles seront massivement reprises sur Internet. D’un simple groupe Facebook ouvert il y a plusieurs années – “Neurchis de mèmes” –, il crée finalement un compte Instagram fondé sur un principe similaire qui avoisine aujourd’hui les 600 000 followers. Sous le pseudonyme Yugnat999, il pastiche la mode, la politique, les habitudes parisiennes ou les fanatiques de l’astrologie… s’autorisant de temps à autre un selfie à l’esthétique et au cadrage volontairement ingrats. Paradoxalement, ce grand flemmard “adepte de pas grand-chose” ferait un excellent scénariste tant sa repartie quotidienne amuse le tout-venant. Car le sarcastique Yugnat demeure encore plus drôle dans la vraie vie… que derrière l’écran de son smartphone. Il aime Fabrice Luchini, Ricky Gervais et Mylène Farmer. Les longs-métrages d’horreur français malsains – de Calvaire à Martyrs – et le film d’animation Pokemon de 1998… sa madeleine de Proust. L’instagrammeur a accepté de répondre sans filtre aux questions de Numéro, sélectionnant pour l’occasion ses mèmes favoris. Rencontre.
Numéro: Ça vous tente de troller vos haters avec un faux titre d’article ?
Yugnat999: Totalement ! Qu’avez-vous en tête ?
Une phrase choc qui piégera ceux qui ne liront pas l’interview… mais se permettront tout même de la commenter.
J’adore l’idée ! [Rires.] Que pensez-vous de : “J’ai inventé le mème sur Internet.” Je vois déjà venir une horde de types surexcités façon : “Gnagnagna, c’est pas vrai, c’est pas lui qui a inventé le mème, ça existait avant !” Si vous voulez, je peux même vous filer un autoportrait christique histoire d’appuyer encore un peu plus l’arnaque.
Vendu !
J’ai tellement hâte…
Vous diffusez parfois les messages haineux de certains de vos followers sur votre compte Instagram. Est-ce la seule manière de dédramatiser la situation ?
Je trouvais cela assez drôle de retourner le truc contre eux. Ils cherchent mon attention, l’obtiennent, mais n’en tirent aucun bénéfice puisque je diffuse les messages en masquant les pseudonymes. Cela dit, je ne pense pas qu’il soit judicieux de parler de “haters”, ce sont simplement des gens désœuvrés…
Quel profil ?
Des hommes, âgés de 16 à 25 ans, profil école de commerce… Je pense qu’ils se permettent des remarques violentes parce qu’ils se sentent proches de moi. Personne n’a jamais osé me dire ce genre de choses dans la rue ! J’ai découvert le monde d’Internet très jeune. Si vous montrez votre gueule, il faut être prêt à encaisser les critiques. En ce qui me concerne, elles se suivent et se ressemblent : “Tu as l’air fatigué”, “tu as l’air complètement défoncé”…
Vous savez pourquoi on vous dit ça ?
Parce que j’ai vraiment une gueule de fatigué ! [Rires.] Pourtant, je suis quelqu’un de très casanier, je me couche tôt et que je ne suis vraiment pas un énorme teufeur.
Hum… Vous avez tout de même proposé qu’on se retrouve en terrasse à Strasbourg-Saint-Denis…
Parce que je ne bosse pas loin ! En toute honnêteté, je ne sors plus beaucoup. J’ai 30 ans, j’habite à Montreuil et je bois un Coca pour réduire ma consommation d’alcool. Je suis trop souvent sollicité par mes amis pour sortir et j’ai toujours eu du mal à refuser un verre. Je suis bien trop faible.
Un jour, j’ai reçu un e-mail de la gendarmerie m’invitant à supprimer très rapidement ma publication…
Entrons dans le vif du sujet : quelle est l’image idéale pour un bon mème ?
Celle qui propose une action. Lorsque quelque chose se passe, lorsqu’il est possible de changer le sens d’un mouvement pour percevoir cette image différemment. En général, je ne cherche pas à choquer, plutôt à initier un processus d’identification. Je publie dès que j’ai une idée, sans avoir le scroll frénétique, plutôt pendant les moments de flottement, dans le métro ou devant un café par exemple. Je conserve souvent des images dans ma bibliothèque, persuadé qu’elles me serviront un jour. Six mois plus tard, je ressors mes archives. Lorsque le mème concerne l’actualité, c’est quelque chose de beaucoup plus instantané. Quant aux blagues en elles-même, certaines fonctionnent mieux que d’autres.
Le sexe, l’alcool, la drogue et la violence ?
Oui, mais pas que. Les mèmes autour d’Emmanuel Macron ou de Jean Castex, à l’époque du confinement, ont toujours bien marché par exemple. Une blague trop référencée qui s’adresse à une niche m’amuse personnellement, mais je sais qu’elle ne fonctionnera pas du tout. Un mème sur La Perle [un bar branché dans le quartier du Marais, à Paris] peut faire rire mais reste très excluant.
J’aime l’irrévérence de certains créateurs de mode. Le mème peut devenir un véritable outil de communication. Les images ont une double lecture et leur viralité en ligne est hors norme.
Vous est-il déjà arrivé de devoir supprimer une publication pour éviter les ennuis ?
Oui, mais plutôt parce que l’énoncé ne me plaisait plus ou que le mème pouvait vraiment être mal interprété. On m’a déjà fait des remarques du genre : “Là, pour le coup, ça ne se fait pas. Tu déconnes.” Mais je crois que j’ai fixé ma limite au racisme, au sexisme ou à l’homophobie. Et puis, regardez-moi ! Je coche toutes les cases de l’homme blanc, cisgenre, hétérosexuel… Une blague sur un connard du 10e arrondissement qui bosse dans la com’ et porte des Birkenstock, j’estime que ça passe. Sur un autre thème, lorsqu’une personnalité disparaît, vous trouverez toujours des gens pour vous dire : “C’est trop tôt”, même après une bonne blague. J’essaie donc de transformer ça en hommage plutôt qu’en simple vanne.
Avez-vous épargné Pierre Palmade après son accident de voiture ?
Non, mais j’ai attendu un petit peu. Le sujet avais pris tellement d’ampleur qu’il était quasiment impossible de passer à coté. Il n’est pas du tout anormal de pouvoir blaguer dessus. Avec Internet, j’ai longtemps été confronté à une surenchère dans la provocation, à une escalade dans la violence. En vieillissant, j’ai compris qu’un contenu en ligne pouvait être valorisé si on restait aussi dans les clous.
Que risquez-vous sur le plan juridique en publiant ces mèmes ?
Je me suis bien renseigné et je suis protégé par le droit à la parodie dès lors que je n’ai pas une utilisation commerciale du mème. Donc j’ai à peu près le droit de tout faire. Mais il m’est déjà arrivé de trouver des photos sur le compte X [ex-Twitter] de la gendarmerie nationale ou de l’armée de l’air et, dans les deux heures qui ont suivi, j’ai reçu un e-mail m’invitant à supprimer très rapidement la publication avant qu’ils n’engagent des poursuites.
Et alors ?
Alors j’ai supprimé immédiatement… [Rires.]
Vos mèmes se moquent souvent du quotidien des trentenaires parisiens. Vos publications sont-elles le reflet de votre vie ou une simple suite de clichés ?
Plutôt la seconde option. La drague, les couples, la fête, le style, les afterworks… Avec le temps j’ai compris ce que les gens attendaient. À l’origine, je m’adressais à un public très spécifique : les gens qui sortent en soirée techno et enchainent les afters à Paris. Puis je me suis assagi, et mes mèmes aussi. Toutes les vannes de drague qui évoquent une situation délicate face à un “crush” ne me concernent plus : je suis en couple depuis longtemps maintenant. Ce sont des choses que j’entends, qu’on me rapporte et dont je m’inspire.
Je crois que j’aimerais proposer quelque chose d’un peu plus sérieux que des mèmes sur Instagram. Être vu autrement que comme “un type qui fait des blagues.”
Vos publications étrillent également la mode, pourtant, on vous sent personnellement attiré par ce milieu. Pourquoi vous fascine-il tant ?
J’aime l’irrévérence de certains créateurs. Celle de Louis Gabriel Nouchi, par exemple. La collection inspirée du film American Psycho [2000] correspond en tout point à ce que l’on attend d’un mème, tout comme son tee-shirt arborant une fausse trace de transpiration sur le col. J’aime aussi Rombaut, le label Forbidden Knowledge de Pierre-Louis Auvray ou Balenciaga pour leurs références à la culture Internet et leur décalage avec le réel. Chez eux, tout est facilement détournable. J’aime leur autodérision. La mode ce n’est pas du vêtement juste pour du vêtement. Elle propose énormément de références mais les directeur artistiques laissent progressivement leur place à des “talents” et des créateurs de contenu. C’est toute la différence entre Guram et Demna Gvasalia. Le premier propose du contenu et le second des créations artistiques. Simon Porte Jacquemus, lui aussi, a compris que le mème pouvait devenir un véritable outil de communication. Les images ont une double lecture et leur viralité en ligne est hors norme.
Votre activité vous permet-elle de signer des contrats et de gagner de l’argent ?
C’est assez sporadique. Contrairement à des influenceurs très installés, il faut que j’initie moi-même le contact avec certaines marques. Et la plupart ne sont toujours pas très à l’aise avec le principe du mème. Il faut dire que c’est bien moins léché qu’un mannequin qui s’affiche avec des fringues et dont on peut totalement contrôler l’image. En plus de cela, il faudrait passer des centaines de cercles de validation pour espérer envisager ne serait-ce qu’un mème avec Louis Vuitton…
Depuis peu, un membre du gouvernement vous suit sur Instagram : Gabriel Attal, le ministre de l’Éducation. Est-ce un petit coup de pression déguisé ?
[Rires.] Je ne sais pas s’il me suit depuis longtemps, en tout cas, je viens à peine de m’en rendre compte. Je trouve ça plutôt drôle, mais ces comptes ne sont évidemment pas gérés par les ministres eux-même. Peut-être que son équipe de communication trouve ça cool. En toute honnêteté, j’étais plus heureux de compter Booba parmi mes followers !
Pourquoi avez-vous accepté cette interview ?
Je crois que j’aimerais proposer quelque chose d’un peu plus sérieux que des mèmes sur Instagram. Être vu autrement que comme “un type qui fait des blagues” ou “un mec marrant”. Peut-être que la dimension artistique et, surtout, l’aspect mode, pourraient être développés davantage. Mon compte Instagram est tellement généraliste que j’ai, moi aussi, besoin de m’y retrouver un peu et d’asseoir une image plus… sophistiquée. Ce n’est pas seulement pour envisager des partenariats, c’est aussi pour être pris au sérieux. D’une certaine façon, j’ai toujours essayé d’utiliser des contenus artistiques dans mes parodies. Pas seulement la gueule de Macron…