15 fév 2021

Le rose et le noir : dip-dye et drapés chez Alexander McQueen Pre SS21

Alexander McQueen présente une collection printemps-été 2021 conçue autour de la technique du dip-dye dans laquelle se dévoilent des silhouettes élégantes et asymétriques tout en rose et noir.

 

Face à une industrie de la fast fashion largement critiquable et critiquée, nombreux sont ceux qui remettent la couture maison au goût du jour. Petits couturiers amateurs et grands couturiers professionnels joueraient presque dans la même cour tant tous se vouent à faire (re)vivre des techniques de couture, en grande partie délaissées depuis l’industrialisation et la marchandisation délirante du vestimentaire. Tandis que les tutos de couture et DIY affleurent en masse sur Youtube et les réseaux sociaux depuis quelques années, certaines maisons de Haute Couture ravivent des savoir-faire plus complexes, demandant un travail d’expérimentation de longue haleine. Sarah Burton, à la tête de la maison Alexander McQueen depuis près de dix ans, a ainsi conçue sa nouvelle collection Pre SS21 autour de la technique de coloration « dip-dye », littéralement « plonger-teindre ».
 

Ce n’est pas la première fois que la créatrice anglaise remet avec brio au goût du jour des savoirs-faire séculaires. L’année dernière, elle avait ainsi présenté une collection printemps-été 2020 où l’art de la broderie venait magnifier des robes en cuire noires, des costumes féminins et des robes asymétriques. Suivant à nouveau l’héritage artistique de la maison, la collection présente des costumes parfaitement ajustés aux corps ainsi que des robes longues et mi-longues aux volumes asymétriques. Les teintures de rose et de noir prédominent et des dégradés subtils entre ces deux coloris permettent de rendre apparent le dip-dye. Un décolleté rose drapé dégage ainsi l’épaule droite d’une robe au corps noir, dont le dernier quart de la jupe reprend la teinture rose du décolleté.

 

 

Dans un autre modèle, le rose et le noir sont inversés: un haut col noir se dégrade subtilement pour laisser place à un buste et un jupon entièrement rose dont la bordure, débutant au niveau des genoux, reprend le délicat dégradé du rose au noir. Faîte de l’assemblage d’une centaine de cercles d’organdi coupés à la main, cette robe est le résultat d’un travail de longue haleine. Afin d’obtenir les effets de dégradé et d’une apparente légèreté de volumes, les ateliers McQueen ont longuement testé les différentes densités et le nombre de couches de volants possibles. Le résultat est impressionnant. Les volants d’organdi noir et rose clair évoquent le plumage d’un oiseau entre corbeau et tourterelle, tandis que le dégradé des deux bordures noires à chaque extrémité de la robe associé au corps rose évoque l’intérieur précieux d’une huitre.

 

Par ailleurs, les médaillons ont été cousu non pas en rangées linéaires, mais en suivant le principe de vagues que forme naturellement l’assemblage resserré de tant de piécettes de soie. L’effet d’ondulation organique que fait la robe invoque ainsi la forme d’une coquille d’huître, ou encore les petites vagues d’une mer calme au matin. Et tout comme chaque vague est le résultat d’une (re)création permanente – toute vague étant à la fois unique et une simple reprise du mouvement infini de l’eau – cette robe a été entièrement cousue à partir de textiles recyclés ainsi que d’un processus de (re)création. Après avoir été une première fois montées sur un mannequin, les pièces d’organdi ont en effet dû être à nouveau démontées afin d’être teintes, avant d’être finalement réassemblées.

 

 

Sarah Burton avait déjà démontré son intérêt pour le monde naturel et une mode plus responsable et écologique – notamment dans sa collection printemps-été 2020 où elle avait brodé sur des robes des dessins de fleurs rares en voie de disparition, dans sa dernière collection automne-hiver 2020-2021 pour laquelle elle avait pioché dans les modèles des collections précédentes afin d’en réutiliser les laines, ou encore dans sa toute dernière collection homme printemps-été 2021 dont les costumes ont été en grande partie cousus avec de vieux stocks de tissus des ateliers McQueen qu’elle a surteint et surimprimé pour en réinventer la matière. Mais cette nouvelle collection semble aller plus loin encore dans l’exploration pratique, mais aussi conceptuelle, du recyclage et de l’upcycling. Sarah Burton explique ainsi que cette collection évoque les premières années de la Maison McQueen et son esprit libre, créatif et créateur.

 

Suivant le leitmotiv du « make-do-and-mend » – un slogan venant d’un pamphlet diffusé par le ministère anglais de l’information durant la seconde guerre mondiale, dont le but était de transmettre aux femmes restées au foyer toutes sortes d’idées pour recycler des vieux tissus, retravailler des vieux habits, transformer des vêtements d’homme en vêtements de femme… – la collection est conçue entièrement sur la base du (ré)assemblage, non seulement des vêtements en soi, mais aussi du mariage entre des coupes inspirées des années 50, des savoir-faire artisanaux et une stylisation contemporaine.

 

 

Les silhouettes, inspirées de la mode du milieu du XXème siècle – décolleté sweetheart, épaules dégagées, jupes ampoulées – sont ainsi modernisées par le procédé de teinture artisanale, tandis que la couleur très féminine du rose et celle du noir classique sont réinventées grâce aux nuances et dégradés permis par le dip-dye. De même, les drapés en soie asymétriques que présentent certaines robes, ou bien un magnifique nœud rose éclatant de part et d’autre des deux pans de la veste d’un costume sinon entièrement noir, rendent doublement hommage à l’héritage de la Haute Couture et à celui de la Maison McQueen, bien connue pour son impeccable tailoring.

 

L’inspiration pour ce superbe costume féminin vient en effet d’un nœud surdimensionné des années 50, ré-imaginé et coupé en deux, donnant l’impression d’avoir été filé entre la veste. De nombreux essais quant à la taille du nœud ont été fait avant que l’équipe de couturiers ne décident du modèle final, qui pourrait presque être vu comme un miroir à l’iconique robe Yves Saint Laurent de la collection Haute Couture Automne-Hiver 83/84 qui n’aura jamais fini d’inspirer les grands créateurs. Tandis que Daniel Roseberry plaçait pour sa dernière collection Haute Couture Schiaparelli ainsi un énorme nœud rose sur une robe au buste moulant une musculature pectorale et abdominale, Sarah Burton propose à la place de la robe noire d’Yves Saint Laurent un costume parfaitement ajusté, et place l’énorme nœud rose non pas dans le dos, mais comme élément primaire structurant les deux volets de la veste du costume.

 

Yves Saint Laurent Automne-Hiver 1983 Collection Haute Couture © Gilles Tapie

 

Le travail formel, stylistique et conceptuel de la collection – d’expérimentations, de recyclage, de reprise de techniques artisanales, de réinvention de styles classiques – honorent non seulement les grands couturiers de ce monde, mais aussi les petits. Si la situation actuelle n’est pas comparable à celle de la seconde guerre mondiale, l’épidémie mondiale qui ébranle depuis près d’un an tous les secteurs de la création et production artistique a, à certains égards, soumis les grandes maisons de couture à des restrictions matérielles et conditions de production similaires à celles des années 40. Le difficile acheminement de matières premières vers les studios, mais aussi l’impossibilité d’y produire les collections dans leur intégralité ont obligé les créateurs à réinventer leur façon de travailler.

 

Suivant les restrictions induites par la crise sanitaire et le leitmotiv du make-do-and-mend, et comme en révérence au travail des femmes au foyer durant la guerre et à celui, plus globalement, de toutes ces femmes qui aujourd’hui encore représentent une créativité et une main d’œuvre invisible et trop peu reconnue alors que fondamentalement essentielle, cette collection a été pour sa plus grande partie constituée et assemblée dans les appartements des couturiers et couturières de la Maison, transformés pour la cause en atelier de Haute Couture, et les tentatives et expérimentations de teintures dip-dye dans leurs jardins et cuisines privés.

 

Yves Saint Laurent Automne-Hiver 1983 Collection Haute Couture © Gilles Tapie

 

Un processus que Sarah Burton honore dans une longue robe sur laquelle ont été brodés les croquis des modèles de la collection – à la main dans ces multiples petits ateliers, après avoir été dessinés sur papier puis scannés et modulés à l’ordinateur dans les grands ateliers londoniens de la Maison. Constituée d’un buste en tulle assemblé à une jupe en organdi au volume asymétrique, cette robe se lit comme une ode au travail de création d’un vêtement de Haute Couture – à la fois patient et minutieux, individuel et collectif – et à toutes les étapes de ce travail, des premiers croquis, tels qu’ils nous apparaissent sur la robe, au résultat final, tel qu’il nous apparait porté par une mannequin. Sarah Burton et son équipe disent avoir voulu avec cette robe mont(r)er tous les designs créés durant ces mois de travail à distance, et ainsi matérialiser le souvenir de communauté et de travail d’équipe qu’ont vécu les ateliers McQueen pendant ces temps difficiles. Photographiée sur une plage de galet gris clair et contre un énorme rocher blanc, la robe se fond organiquement avec le décor naturel, rappelant l’importance de l’inspiration de la nature pour la créatrice.

 

Ensemble avec le costume au nœud rose surdimensionné, les robes asymétriques et les dégradés de roses et de noirs, cette robe longue aux croquis brodés placent sans nul doute cette collection femme printemps-été 2021 comme un pendant à la collection homme printemps-été 2021. Toutes deux font à la fois référence et révérence à l’héritage très riche de l’histoire de la couture, et lient brillamment l’histoire, avec un grand et un petit H, et la couture, avec un grand et un petit C.