10 juil 2023

Le label de streetwear Supreme fait-il toujours rêver ?

Alors que Supreme s’apprête à célébrer ses 30 ans, le label de streetwear new-yorkais est-il toujours aussi influent ? Retour sur l’histoire d’une marque de skate avant-gardiste devenue aussi iconique que mainstream.

James Jebbia, créateur du label de streetwear Supreme © Daniel Marchand

En 1994, un jeune homme d’une trentaine d’années, l’allure fière et le crâne dégarni, ouvre une boutique de skateboard sur Lafayette Street à New York. Cet homme, c’est James Jebbia et il décide de baptiser son échoppe de planches à roulettes Supreme. Un titre prémonitoire de l’hégémonie qu’aura, pendant des années, son label sur le monde du streetwear. Une influence telle qu’il décroche même, en 2018, le prix du meilleur designer de mode masculine, décerné par le CFDA (Council of Fashion Designers of America), une autorité du monde de la mode qui a auparavant consacré les créateurs aussi estimés que Raf Simons, Thom Browne, Marc Jacobs ou encore Helmut Lang.

 

Mais le label new-yorkais avait-il vraiment besoin d’une telle consécration pour asseoir sa légitimité dans le paysage du streetwear mondial ? Selon Matt Powell, expert dans le domaine de la sneakers : absolument pas. Comme il l’explique dans une vidéo : “Supreme, c’est le Harvard du streetwear”, assène-t-il, suggérant qu’au-delà d’être une marque de skate, Supreme a bâti un véritable empire de la mode, s’érigeant en référence à l’échelle internationale. Mais ce modèle n’a-t-il pas aujourd’hui atteint ses limites ?

 

En effet, selon le dernier rapport d’activité publié lundi 12 juin par le groupe Vf Corp [groupe qui a racheté le label en 2021], Supreme a généré des revenus de 523,1 millions de dollars en mars 2023, une baisse significative par rapport aux 561,5 millions de dollars de la même période de l’année précédente. À force d’élargir sa clientèle, l’ex-label confidentiel réservé à un public d’initiés, devenu géant de l’industrie du streetwear n’a-t-il pas eu raison l’engouement planétaire qu’il avait généré pendant des années ?

Le logo du label de streetwear Supreme

Supreme : une marque de skate devenue culte

 

En 1994, lorsque James Jebbia lance le label de streetwear Supreme, la frontière entre la culture urbaine et le milieu de la mode est encore étanche, pourtant, le label new-yorkais semble rapidement séduire les adeptes d’une certaine contre-culture.

 

Cela s’explique notamment par l’histoire du célèbre logo blanc et rouge de la marque, baptisé par ses aficionados “box logo”. “C’est l’artiste américaine Barbara Kruger qui a inspiré le logo du label Supreme, rappelle Romain Tardy, conseiller en stratégie digitale. Elle est connue pour avoir initié le courant artistique du propaganda art, avec une dimension très politique. Son travail gravite autour des thèmes d’une société de surveillance et de consommation. En s’appropriant la signature graphique d’une artiste engagée, la marque Supreme voulait insister sur le lien très marqué entre le monde de l’art et le sien”.

 

Supreme est parvenu à susciter un tel engouement que chacun des “drops” [nouvelles collections mises en vente chaque semaine] en boutique et sur le site de la marque sont pris d’assaut et voient leurs stocks écoulés en quelques secondes, s’assurant un futur prospère et une croissance exponentielle. Si Supreme a en partie fondé sa réputation en proposant à ses clients des collaborations (parfois loufoques) avec des géants de l’industrie du textile comme The North Face, Lacoste ou encore Timberland, c’est en s’associant à une maison de couture parisienne qu’elle se voit propulsée, en 2017, dans une toute autre dimension. 

Supreme x Louis Vuitton en 2017 : une collaboration historique

 

En effet, le 19 janvier 2017 se produit, dans les jardins du Palais-Royal, un séisme dans le monde de la mode. Ce jour-là, le géant du luxe Louis Vuitton présente sa collection homme automne-hiver 2017-2018 à la Fashion Week de Paris et devient l’auteur, avec ce show, d’un véritable coup de tonnerre. Pour la toute première fois, sur le podium d’une icône du luxe, le logo de Supreme défile, accolé aux prestigieuses initiales LV du malletier parisien. Sous la houlette de Kim Jones (à l’époque, directeur artistique des collections homme de Louis Vuitton), un grand nom du luxe – Louis Vuitton – marche main dans la main avec une icône du streetwear – Supreme –, scellant un pacte inédit entre deux univers jusque-là totalement étrangers l’un à l’autre. 

 

À propos des coulisses de cette collaboration, Kim Jones, (devenu aujourd’hui directeur des collections homme de Dior) confie : “Michael Burke [lPDG de Louis Vuitton] m’a appelé tard un soir en me disant : “Connais-tu les gars de Supreme, parce que je les trouve vraiment intéressants ?” Je lui ai répondu que oui, et que ce serait génial de faire quelque chose ensemble. Nous avons ainsi commencé à réfléchir à des idées, et cette collaboration est née.”

 

Le conseiller en stratégie digitale Romain Tardy, souligne l’audace de cette collaboration : “En nouant ce pacte, il y avait en effet un risque majeur pour chacune des deux marques. Pour Supreme, c’était de « vendre son âme au diable », et pour Louis Vuitton, de perdre ce qu’était le luxe. Or, il s’est avéré que les deux avaient raison. Cette collab a finalement enclenché un switch culturel sur la réflexion que les marques pouvaient avoir autour d’un produit. Virgil Abloh n’aurait jamais pu être nommé à la tête de Louis Vuitton si cette collab n’avait pas eu lieu, et Pharrell Williams non plus. Bien au-delà d’une simple collaboration entre deux marques, cette collection fait ainsi entrer le nom de James Jebbia et de son label Supreme dans l’histoire de la mode, et, dans son sillage, ouvre l’accès au monde du luxe à de nouveaux labels streetwear (la marque de skate britannique Palace collaborera notamment avec Gucci en octobre 2022).

Streetstyle devant le défilé Louis Vuitton pendant la Fashion Week de Paris en janvier 2023. Photo par Jeremy Moeller © Getty Images

Supreme : du marketing de la rareté à l’expansion planétaire

 

Le succès du label Supreme tient aussi à une stratégie marketing liée à la rareté. Dès l’origine, James Jebbia ne voulant pas s’embêter avec des stocks, décide de ne produire que des petites quantités. Résultat ? La demande est constamment supérieure à l’offre. Or, c’est précisément lorsqu’on est privé d’une chose que celle-ci devient d’autant plus désirable… même lorsqu’il s’agit d’un simple tee-shirt blanc ! On assiste alors à une flambée des prix sur les sites de seconde main : des tee-shirts flanqués du logo “Supreme” vendus 50 euros en boutique atteignent facilement les 300 euros sur eBay.

 

Le marketing de la rareté ne concerne pas seulement la gamme de produits, mais aussi le réseau de boutiques. Seulement 15 points de vente Supreme existent aujourd’hui dans le monde : de Londres à Paris en passant par Los Angeles, Tokyo et Nagoya. Ainsi, à chaque drop de la marque, des files d’attente interminables se créent aux abords des boutiques, suscitant souvent la curiosité des passants. Reprenant les codes de l’ultra luxe, le label va plus loin : on ne trouve du Supreme que chez Supreme… L’expert en stratégie Romain Tardy confirme : “La difficulté à acquérir des pièces, c’est quelque chose que l’on revendique habituellement chez Hermès ou chez Chanel, pas pour une marque de cool kids qui font du skate.”.

 

Mais cette stratégie longtemps orchestrée par le label new-yorkais semble peu à peu délaissée depuis les rachats successifs de la marque, d’abord en 2017 par le groupe Carlyle, puis en 2021 par le groupe VF Corp. En élargissant ses ambitions en même temps que sa clientèle, les créations Supreme sont écoulées en plus gros volumes tandis que les points de vente se multiplient : ils ont d’ailleurs pratiquement doublé en l’espace de dix ans.

 

En voyant leur label fétiche se démocratiser, les plus fervents fans du label ne risquent-ils pas de décrocher ? L’offre ne risque-t-elle pas à présent de dépasser la demande ? Michael Dupouy, auteur de la série de livres ALL GONE tente de répondre à cette question épineuse : “Aujourd’hui, la stratégie du groupe VF Corp est d’ouvrir des magasins dans des zones géographiques qui n’ont jamais eu accès à Supreme (la Chine, la Corée…), et de produire plus de quantité pour que les gens lambda puissent avoir accès facilement à la marque et que ce ne soit pas uniquement le marché de seconde main qui puisse y avoir accès. Si, auparavant, on avait 1000 tee-shirts qui se vendaient en 60 secondes, maintenant, il y aura 10 000 tee-shirts qui se vendront en 60 minutes. Ce sont toujours des produits qui sont rares, mais l’accès devient plus large.

Photo de Tremaine Emory, directeur créatif de Supreme, sur son compte Instagram

L’arrivée de Tremaine Emory chez Supreme en 2022 : la caution “cool” de la marque pour rassurer les fans de la première heure ?

 

En janvier 2022, on apprend que le designer visionnaire Tremaine Emory s’apprête à rejoindre les équipes de Supreme en tant que directeur créatif du label. S’il est connu pour avoir monté successivement le collectif créatif multidisciplinaire No Vacancy Inn mais aussi Denim Tears (sa marque de sportswear, qui collabore régulièrement avec Levi’s, Asics ou encore New Balance), le natif d’Atlanta a fait ses armes au sein de la maison Marc Jacobs pendant près de neuf ans. En lui confiant les rênes de la création chez Supreme, James Jebbia souhaite surtout rassurer ses fans de la première heure. Romain Tardy analyse : “Cette nomination est un moyen pour James Jebbia et VF Corp de rassurer leur public en leur montrant que rien ne change, malgré les nouvelles ouvertures de points de vente. Il apporte une certaine crédibilité d’un point de vue street et du « cool ». C’est en quelque sorte une caution de l’ADN culturel de Supreme auprès de sa communauté. Kim Jones renchérit : “La voix de Tremaine Emory est devenue très forte en très peu de temps. Elle parle à beaucoup de gens parce qu’il s’exprime pleinement ; il n’a pas peur d’être qui il est et de l’explorer dans ce qu’il fait.”

 

Aujourd’hui, bien malin qui serait prédire le futur du label Supreme, car la communauté de fans qui s’est progressivement associée à l’image de la marque semble scindée en deux partie : d’un côté, les aficionados de la première heure, de l’autre, les fans ayant découvert la marque suite aux récentes ouvertures de points de vente. Comme le souligne Romain Tardy : “Le groupe VF Corp est un poids lourd de l’industrie qui fait plus de 10 milliards d’euros de chiffre d’affaires par an. Il veut faire entrer la marque dans une nouvelle dimension et prévoit de doubler son chiffre d’affaires. Ce changement d’envergure ne sera pas possible avec seulement douze boutiques et une petite communauté de skateurs. Il y a un véritable enjeu culturel : comment cette marque qui s’est construite autour de la contre-culture va faire pour devenir une marque qui ne perd pas son ADN, qui garde un propos cohérent, tout en faisant 1 milliard d’euros de chiffre d’affaires et en ouvrant de nouvelles boutiques ? C’est tout l’enjeu du futur de Supreme”.