Le designer graphique Okuyama Taiki raconte sa collaboration avec Bottega Veneta
Pour la troisième édition de son magazine digital Issue, la maison italienne convie le designer graphique japonais à réaliser la cover. À cette occasion, Numéro a interviewé le jeune artiste qui revient sur son parcours et ses inspirations.
Propos recueillis par Léa Zetlaoui.
Au début de l’année, Bottega Veneta osait l’impensable : fermer ses comptes Instagram, Facebook et Twitter, alors qu’ils cumulaient des millions de followers. Un parti pris audacieux – autant que surprenant – qui prouve qu’une maison de mode et de luxe peut très bien conserver aura et attractivité, en se passant d’une présence digitale, que certains jugeront parfois contraignante. Quelques mois plus tard, la maison italienne lançait son propre espace d’expression, sous forme d’un magazine digital intitulé Issue, dont les quatre lancements annuels se font écho de l’arrivée en boutique des collections. Pour Issue 3, qui accompagne la collection Salon 02 pour la saison automne-hiver 2021-2022, Daniel Lee, directeur artistique depuis 2018, a convié le designer graphique originaire d’Okayama au Japon et actuellement basé à Tokyo, Okuyama Taiki à réaliser la cover. À cette occasion, l’artiste trentenaire répond aux questions de Numéro et revient sur son parcours surprenant, ses inspirations et l’origine de son univers ludique et coloré.
NUMÉRO : Quel est votre parcours et comment êtes-vous devenu designer graphique?
OKUYAMA TAIKI : Grand admirateur des arts graphiques dans la culture pop, comme les jaquettes de CD, les graffitis, les reliures de bandes dessinées et les affiches de théâtre, j’ai choisi d’étudier dans une école d’art au Japon. C’est durant cette époque que je me suis intéressé à l’édition de livres et de magazines. Avec d’autres étudiants, nous avons même lancé notre propre magazine gratuit. Après mon diplôme, j’ai travaillé à Tokyo dans une librairie dédiée aux magazines gratuits. À partir de là, je me suis passionné pour la culturel libre tels que l’open source, et mon intérêt s’est étendu jusqu’aux médias numériques.
Pourriez-vous citer quelques uns des artistes qui vous ont inspiré et pourquoi leur travail vous a plu?
Adolescent, j’ai été influencé par les dessinateurs japonais et les auteurs de livres de photos. Le sens esthétique de Kazuo Umezu et celui plus absurde de Shinta Cho m’ont particulièrement marqués. J’admirais également des graphistes tels que Kiyoshi Awazu et Tadanori Yokoo, qui avaient leur propre style et une signature unique. Enfin, les films d’animation de Masaaki Yuasa m’ont captivé et je pense les avoir tous regardés.
Aux côtés des arts graphiques et de l’animation, d’autres domaines créatifs vous ont-ils influencé ?
J’ai également été grandement influencé par les arts plastiques, la musique et le théâtre que j’ai expérimenté en tant qu’étudiant. J’étais immergé dans la scène underground de la région du Kansai, notamment avec les groupes Afrirampo et Osiri Penpens ou encore la troupe de théâtre Kodomo Kyojin, avec qui je collaborais plus tard. J’étais fasciné par leurs performances scéniques, qui semblaient briser les murs, traverser les territoires et embrasser toutes les cultures. Que ce soit dans les clubs, galeries ou théâtres, sur scène, on observait un mélange de cultures qui se déroulait dans une atmosphère feutrée et intime, qui a probablement apporté quelque chose de nouveau à ce moment-là. Cette stimulation m’a poussé à créer.
Quelle a été la principale inspiration de ce projet de magazine digital Issue 3 avec la maison Bottega Veneta ?
J’ai été inspiré par la nouvelle identité de Bottega Veneta, principalement les produits, les couleurs et les textures de la Collection 2021FW « Salon 02 Berlin ». Chaque fois que je reçois une photo d’un produit qui ressemble à une œuvre d’art, cela m’inspire à créer. La source originale de cette cover est une enseigne au néon d’un vieux salon de pachinko (machine à jouer au croisement entre le flipper et la machine à sous) que je regardais depuis la fenêtre de la voiture quand j’étais enfant. L’endroit était très criard et vulgaire, mais c’était le seul aperçu que j’avais de la ville alors que j’étais à la campagne.
Comme on peut le voir dans votre œuvre pour Issue 3, votre univers créatif est très joyeux et coloré, que voulez-vous exprimer à travers lui ?
Je pense que c’est l’abondance d’œuvres colorées et mouvantes que l’on voit en particulier dans la vie nocturne de Tokyo. Nos terrains de jeux étaient des espaces alternatifs, des clubs, des théâtres, des restaurants, des boîtes de karaoké, chez des amis, des chambres à la maison et parfois même Internet. Je veux exprimer l’énergie de ces nuits et la créativité qui en découle.
Quelles techniques utilisez-vous pour traduire cette énergie dans vos œuvres et comment vous en êtes arrivé à les utiliser ?
Un exemple typique est le looping, qui puise son origine dans les rythmes répétitifs de la musique de danse. C’est un mouvement très simple qui se répète sans aucun effet. C’est sûrement un effet que j’ai trouvé en cherchant une expression primitive dans les médias numériques, qui deviennent de plus en plus riches avec un rendu sophistiqué à mesure que la technologie évolue. Pour être plus précis, dans mon travail, cela consiste en une association de plusieurs graphiques consécutifs, comme plusieurs rythmes qui créent une chanson. De cette répétition transparait en même l’éternité et l’éphémère. Bien sûr, ces loopings sont également connectés aux travaux de néon.
Au mois de janvier, Bottega Veneta a fermé ses comptes Instagram, Facebook et Twitter et provoqué de nombreuses interrogations quant à l’importance des réseaux sociaux dans notre monde contemporain. Que pensez-vous de ce choix stratégique surprenant?
Dans mon travail, j’ai la conviction que certaines possibilités ne peuvent être créées qu’en étant indépendant. À une échelle différente de celle du collectif dans lequel j’évolue, je ressens cette réflexion dans la vision de Daniel Lee pour Bottega Veneta. J’apprécie que la maison ait quitté les principaux réseaux sociaux, pour créer son propre espace d’expression. Je pense qu’il est très important que les marques de luxe rencontrent des créateurs peu connus comme moi et les inclut dans leur univers. Je suis très reconnaissant de cette collaboration.
Malgré l’influence qu’a l’underground sur votre travail, votre réflexion est liée à la culture pop. Selon vous, quelle est sa relation avec la mode et le luxe aujourd’hui ?
Je pense que c’est justement là que la mode entre en jeu et provoque de nouvelles évolutions dans la pop culture. J’aimerai que les marques de luxe soient toujours à l’avant-garde et c’est le genre de relation que je veux avoir dans mon travail. Aujourd’hui, j’ai l’impression qu’il y a une homogénéisation de la pop culture sûrement à cause de la rapidité induite par le digital. Les tendances deviennent vecteur d’imitation comme on le voit parfois avec le luxe qui exploite la rue.