19 oct 2017

La lingerie féministe de Murielle Victorine Scherre

Depuis son QG à Gand et sa magnifique boutique à Anvers, Murielle Victorine Scherre imagine sa ligne de lingerie La fille d’O comme une façon élégante de libérer la femme et son corps. Egalement réalisatrice et photographe, cette beauté rock, chic et tatouée, nous livre ici les clés de son engagement personnel. Rencontre.

Numéro : Quel rapport entretenez-vous à la lingerie et comment vous est venue l’idée de lancer votre propre maison de lingerie ?

Murielle Victorine Scherre : Mes parents m’ont appris à aimer les belles choses bien faites. Et pour ma part, je suis habitée par le respect du corps. Je n’arrivais pas à trouver de la lingerie qui plaise à la fois à mon corps, à mon coeur et à mon intellect. J’ai donc décidé de me concentrer sur ce domaine pendant mes études de mode. Aussi, je ne voulais pas avoir à choisir entre mon identité d’être humain, de femme et d’amante, puisque je suis toutes ces choses à la fois. Et j’ai souvent le sentiment que les vêtements et la lingerie ne s’adressent qu’à l’une de ces trois parties de moi. J’ai donc monté mon propre label en insistant sur une fabrication éthique, d’un point de vue humain et environnemental.

 

Les clichés de la lingerie féminine, avec ses sempiternelles petites fleurs et ses dentelles, renvoient à une vision très normée du corps de la femme, et de sa sexualité. Vous sortent-ils par les yeux ?

Oui. Les mots « mignon » et « sexy » me donnent de l’urticaire.  Il faut cesser de réduire les femmes à ces stéréotypes.  On peut trouver tout ce qu’on veut en matière de mode, mais les fondations sur lesquelles reposent ces vêtements magnifiques ne voient pas l’ombre d’une idée moderne. Pendant qu’on persiste à distiller des vieux clichés, les bretelles de nos soutien-gorge ne tiennent toujours pas en place, alors que nous jonglons entre un travail, un mari, des enfants et un amant. Les formes sont toujours mal adaptées à nos morphologies. La dentelle gratte. Quand j’ai lancé ma marque, j’ai donc choisi le tulle le plus simple, de la meilleure qualité. Cela signifiait que je n’avais aucun droit à l’erreur : pas d’imprimé ou de dentelle pour compenser une forme bancale. 

 

Le choix du nom de votre marque, la Fille d’O, est assez polémique puisqu’il fait référence au film Histoire d’O où une femme accepte de se livrer en esclave aux fantasmes de son amant. Qu’est-ce qui a guidé ce choix ?

Ce film a été un vrai choc pour moi. Il a déclenché une réflexion. A l’époque où je l’ai vu, j’étais, comme beaucoup de femmes, perturbée par des injonctions contradictoires. Mes parents m’avaient encouragée à être libre et indépendante, mais la mode et une grande partie de la société ne reconnaissait que les séductrices en talons aiguille et rouge à lèvres. Ma génération est aussi la première à avoir connu Internet, qui ouvrait de multiples façons d’être. “La fille d’O” est le produit d’un choix très conscient. Je ne voulais pas utiliser mon propre nom, afin d’inclure un maximum de femmes, car la diversité des êtres et des corps est un des fondements de la marque. Si on connaît le film Histoire d’O, qui a marqué un véritable tournant pour les femmes, on est immédiatement attiré. Si on ne le connaît pas, le nom déclenche une curiosité.  

 

“C’était la première fois que je regardais une personne en plein orgasme, sans y prendre part. J’observais mon amie et c’était la plus belle chose que j’ai vue de ma vie.”

Votre biographie mentionne la possibilité pour les femmes d’être “independent and pleasing”. Trouvez-vous que le féminisme, notamment le féminisme anglosaxon, est trop caricatural et ne prend pas en compte la complexité de la psyché et celle de la sexualité ?

Tout à fait. Il y avait cette idée revendicatrice de “ce que veulent les femmes”. Mais une fois le droit de vote obtenu, des questions plus complexes et plus intimes se posent. Aujourd’hui, nous nous demandons sans cesse comment “doser” notre féminité, de peur d’être prises pour un objet si nous adoptons des extensions de cheveux et des faux ongles. L’autre extrême, c’est de la jouer safe, en devenant experte de cuisine vegan et de méditation. Avec Internet et les réseaux sociaux, notre culture s’appuie plus que jamais sur l’image, et elle a tendance à gommer toutes les aspérités humaines. Toute proposition singulière devient rapidement un archétype, une caricature. C’est comme si nous avions perdu une connexion avec nous-mêmes. Avec des évidences anciennes. Avec notre réalité profonde et complexe. Cela m’inquiète parfois, car il faut pouvoir résister à cette avalanche d’injonctions extérieures, à laquelle certaines formes du féminisme peuvent malheureusement prendre part. 

 

Les femmes ont traditionnellement été cantonnées hors du domaine de la pornographie, qui est encore considérée aujourd’hui comme un intérêt masculin. Vous revendiquez le contraire, notamment avec votre film de 2009, j’fais du porno et j’aime ça. En quoi la pornographie est-elle libératrice ?

A l’époque où j’ai réalisé ce film et un second intitulé  Skin. Like. Sun., j’organisais des débats sur l’influence croissante de la pornographie. Les magazines féminins regorgeaient de conseils techniques sur la fellation. J’ai voulu montrer la façon dont de vrais couples font l’amour. Des personnes de plus de 50 ans, des lesbiennes, un blind date… je voulais montrer la différence entre le sexe mis en scène pour la caméra, et un vrai rapport sexuel destiné à procurer du plaisir. Ce dernier peut être ennuyeux à regarder, et je sais d’expérience à quel point la magie est difficile à capturer à l’écran. Je m’en suis rendu compte la première fois lorsque j’ai voulu filmer des amis. C’était la première fois que je regardais une personne en plein orgasme, sans y prendre part. J’observais mon amie et c’était la plus belle chose que j’ai vue de ma vie. Lorsque le film est sorti, nous en avons vendu 25 000 exemplaires le premier jour, mais les réactions ont été très violentes. J’ai su, à ce moment, que nous avions encore un long chemin à parcourir. Aujourd’hui, des femmes comme Erika Lust produisent leurs propres films et apportent une voix vraiment différente dans l’industrie pornographique. 

 

“Pas de saisonnalité. Pas de tailles. Pas de genre. Pas de couleur. Pas de stock. Un grand nombre de “non” pour un grand “oui”.”

Homage, Murielle Victorine Sherre

Vous collaborez chaque saison avec le directeur artistique de la maison Ann Demeulemeester, Sébastien Meunier, et vous avez tout deux habillé le musicien Arca pour une prise de vue.

Mon entente avec Sébastien Meunier est totale. Je suis fascinée par la façon dont il crée sans se donner de limites. Il est, comme moi, amoureux des belles choses, et je pense que nous partageons un intérêt pour les comportements obsessionnels. Sébastien m’a demandé de créer des pièces de lingeries destinées à être portées sous ses robes et ses tops qui révèlent de la peau. Lorsqu’on lui a demandé d’habiller Arca pour une prise de vue, il m’a demandé de le rejoindre. Nous avons observé la façon dont Arca utilise son corps en tant que performer. Nous avons créé des pièces destinées à s’adapter spécifiquement à son langage, notamment à sa façon de dépasser les codes des genres. 

 

Vos collections proposent une gamme allant des transparences troublantes, jusqu’à des pièces franchement sexuelles. Comment concevez-vous l’équilibre entre ces différentes parties ?

Je conçois mes collections pour refléter toute la diversité de pièces qu’une femme peut avoir dans son tiroir à lingerie. Certaines femmes ont toute une collection de pièces faciles à porter au quotidien, avec quelques soutiens-gorge seins nus ou des culottes ouvertes. D’autres femmes se lancent pour défi de laisser mes pièces apparentes, comme des vêtements. Notre marque est à la fois inclusive et exclusive : je veux dessiner pour tous les types de corps, et c’est d’ailleurs ce que reflètent les photos que je poste sur le compte Instagram de La fille d’O. Au lieu d’opter pour le compromis mou, je dessine des soutien-gorge minuscules pour des petits seins, et des pièces très structurées de corsetterie pour maintenir parfaitement les gros seins. Le caractère exclusif, quant à lui, est lié à la qualité des matières et la fabrication 100% belge. D’ailleurs, je viens de lancer ma première ligne de prêt-à-porter, “Homage”, inspirée par cette réflexion de Suzy Menkes, selon laquelle c’est une faute morale de porter un vêtement qu’on a acheté au prix d’un capuccino, car ce coût dérisoire est obtenu au prix d’une grande souffrance humaine. “Homage” est une ligne de slow fashion produite de façon totalement éthique. Pas de saisonnalité. Pas de tailles. Pas de genre. Pas de couleur. Pas de stock. Un grand nombre de « non » pour un grand « oui ».

 

 

Le site de La Fille d’O est disponible ici.

 

La Fille d’O, Just Like Arcadia