La folie des années 80 en France à travers 5 pièces cultes
Jusqu’au 16 avril 2023, la nef du MAD (musée des Arts décoratifs de Paris) plonge ses visiteurs dans l’effervescence des années 80 en France. Des soirées devenues mythiques, des silhouettes de mode iconiques, des pièces de design incontournables… Voyage dans les eighties en cinq pièces cultes, entre mobilier d’Andrée Putman, unes du magazine du Palace et vêtements signés Claude Montana ou Jean Paul Gaultier, sélectionnés parmi les 700 réunis par l’institution.
Par Camille Bois-Martin.
Le 10 mai 1981, François Mitterrand est élu président de la République française : avec son mandat, c’est toute une nouvelle politique culturelle qui s’amorce. Au gré de missions de valorisation et des commandes publiques, une place nouvelle est en effet accordée aux designers et créateurs de mode de l’Hexagone, qui deviennent de véritables stars : Jean-Paul Gaultier, Thierry Mugler, Philippe Starck, Andrée Putman, Claude Montana, Martin Szekely… Autant de figures aujourd’hui très célèbres en France comme à l’international, qui ont forgé leur mythe pendant les années 80, à l’époque où l’on danse sur le refrain disco funk du tube “Le Freak, c’est chic”, où l’on frime en manches bouffantes ou robes vinyle au Palace et aux Bains Douches – boîtes de nuit où pouvaient se croiser Grace Jones et Yves Saint Laurent, Karl Lagerfeld ou Amanda Lear. Mais, derrière les paillettes, les eighties sont surtout une époque où bouillonne une société post-Trente Glorieuses en plein renouvellement, inspirant des créateurs foisonnant d’idées et d’innovations qui marqueront la décennie et toutes celles qui suivent.
1. Quand les dessous prennent le dessus : les seins coniques de Jean-Paul Gaultier
Comment évoquer les années 80 sans mentionner Jean-Paul Gaultier ? Complètement au diapason de son époque, imaginatif, espiègle, provocateur, celui qu’on surnomme “l’enfant terrible de la mode” ose tout avec brio : mariant dans ses collections la précision technique des coupes à un humour qui ne s’interdit aucune audace, Jean Paul Gaultier enflamme les podiums, faisant de la mode une fête. Habillant avec maestria les hommes en jupe, défilé après défilé, il bouscule les tabous et les idées reçues, tout comme les codes départageant les genres. Ses muses comme Rossy de Palma ou Farida Khelfa apparaissent régulièrement vêtues de ses fameuses marinières, déclinées à l’envi par le créateur français, ou encore de ses corsets à la poitrine affûtée qui vont à jamais marquer les esprits, et devenir des vêtements emblématiques des eighties. Présentés pour la première fois dans sa collection printemps-été 1983 dite “Le Dadaïsme”, un peu plus d’un an après la création de sa propre maison, ils s’inspirent directement d’un corset que son amie et assistante styliste Frédérique Lorca porte au-dessus d’une veste Chanel, et que le créateur détourne en bustier. Jean-Paul Gaultier décide ainsi de faire passer les vêtements du dessous dessus, et offre, dans son vestiaire, une place de choix à la lingerie. Il fait du corset, pièce ambivalente associée dans l’imaginaire autant à la contrainte qu’à la sensualité, une pièce de prêt-à-porter dont il magnifie la dimension érotique : il allonge les seins en le prolongeant par des spirales de velours ou de satin terminées en pointe, tels des “obus”, et conçoit une allure presque offensive, conférant à la femme porteuse de ces seins coniques une puissance, un empowerment inédit. Il ne cessera d’être inspiré par cette pièce de lingerie fascinante et déclinera aussi ce corset en longue robe moulante, puis en tenue de scène pour la tournée Blonde Ambition Tour de la superstar américaine Madonna en 1990, qui achève d’en faire une pièce iconique.
2. Le Palace, “the place to be” des soirées parisiennes
Symbole d’un société en pleine effervescence, Le Palace réunit les personnalités les plus en vogue des années 80. Ancienne salle de cinéma du début du 20e siècle, le Palace est ensuite devenu une salle de spectacle. Fermée en 1969, la salle rouvre ses portes dix ans plus tard sous l’égide de l’homme d’affaires Fabrice Emaer, soutenu par le ministère de la Culture. Sis dans le 9e arrondissement, l’établissement parisien devient une boîte de nuit en vogue, lieu branché avec piste de danse qui accueille aussi des concerts, expositions, projections de films ou défilés, et qui invite à se produire sur scène des stars internationales telles que Grace Jones, Amanda Lear, Serge Gainsbourg ou Mick Jagger. Ici, rien n’est laissé au hasard, jusqu’aux tenues futuristes rouge vif et or des serveurs, conçues par le jeune designer Thierry Mugler, qui deviendra lui aussi l’un des noms phares de cette époque. Ses flamboyantes soirées à thème (un créateur de mode, une époque, une pièce de théâtre…), attirent le Tout-Paris, qui vient s’y amuser jusqu’au bout de la nuit, dans la peau d’un personnage: Karl Lagerfeld s’imagine en prince d’un bal vénitien, Kenzo Takada en personnage de cartoon… Le Palace devient progressivement un véritable empire qui décline notamment sa marque en magazine. Les couvertures, plus subversives les unes que les autres, sont à l’image des nuits qui s’y déroulent et des fêtards que l’on y croise, comme cette nonne en habit de papier dont le glamour ingénu n’est pas sans rappeler celui de la mannequin Twiggy. Sur fond violet, les grands titres du magazine mentionnent les figures marquantes du moment – qui fréquentent assidûment la boîte de nuit : les créateurs Saint Laurent et Paloma Picasso, le danseur Patrick Dupond… Mais en 1996, l’établissement du 8, rue du Faubourg-Montmartre baisse définitivement le rideau après de nombreuses années de difficultés financières, dues à une décennie de dépenses faramineuses. De l’âge d’or du Palace subsistent toutefois les photographies restituant ses plus grandes soirées, où l’on croise notamment les visages d’Andy Warhol, Christian Louboutin ou de Jerry Hall. Témoins d’une époque d’excès et de flamboyance, ces clichés sont aujourd’hui présentés au sein de nombreuses publications et expositions.
3. L’élite du design au sommet de l’État : les créations d’Andrée Putman
Au début de son mandat en 1981, le premier président socialiste français François Mitterand initie une politique nouvelle au sein de laquelle il accorde une place inédite à la culture. Côté design, il consacre notamment deux tiers des achats du Mobilier national, administration chargée de meubler les bâtiments officiels de l’État, à la création émergente. Il décide également de faire redécorer l’ensemble du palais de l’Élysée par des designers contemporains et choisit, entre autres, le jeune Français Philippe Starck pour réaménager la chambre de son épouse Danielle Mitterrand, Annie Tribel pour la chambre d’amis, et Marc Held pour le salon-salle à manger. Le ministre de la Culture et de la Communication nommé par François Mitterrand dès sa prise de pouvoir, Jack Lang, fait quant à lui appel à Andrée Putman (1925-2013) pour concevoir son propre bureau. Designer déjà bien établie, cette dernière obtient -– grâce à cette commande – la reconnaissance réelle de son style très épuré, ne tolérant que le noir et le blanc et les camaïeux de gris et de beige. Pour le ministre, elle conçoit un meuble en bois clair caractérisé par sa surface lisse et ses lignes minimalistes, tout en formes circulaires, dont l’esthétique délicate contraste la décoration classique de la pièce ornée de moulures et de dorures. Cette commande publique propulse alors la Française sur le devant de la scène : par la suite, celle-ci se verra confier l’aménagement d’hôtels de luxe et de boutiques de grandes maisons de mode comme Balenciaga, Azzedine Alaïa ou encore Karl Lagerfeld, l’un de ses proches amis. Accompagnant François Mitterand dans son second mandat en 1988, Jack Lang devient l’une des figures pivots du renouveau culturel français et inaugure la première Fête de la musique en juin 1982 mais aussi, la même année, l’ouverture des Fonds régionaux d’art contemporain (Frac) dans toute la France.
5. La chaise Pi, une icône du design aux confins des époques
Des plaques fines en acier, des lignes courbes et des lignes droites, un cylindre en guise de repose-tête, un angle-droit en accoudoir : la chaise Pi du designer Martin Szekely (né en 1956) développe une esthétique nouvelle, tant dans ses proportions que par ses matières. Alors que l’heure est à l’exubérance et à l’explosion des couleurs et du plastique dans la mode comme dans le mobilier, le créateur leur préfère la froideur de l’acier et de l’aluminum laqués, qu’il décline régulièrement en un seul coloris : le noir. Passionné par l’architecture traditionnelle japonaise, il simplifie à l’extrême ses créations qu’il réduit à une forme épurée. C’est en suivant ces principes qu’il conçoit, en 1983, cette chaise Pi, dans le cadre d’une “Carte blanche VIA” (dispositif de valorisation de l’innovation dans l’ameublement initiée en 1979 par le ministère de l’Industrie). Il s’inspire notamment de la chaise de son dentiste (dont il emprunte le patronyme pour baptiser sa création) pour proposer un modèle imaginé en réaction totale aux années 80. Geste retenu, ligne simple et graphique… Ses volumes géométriques ne sont pas sans rappeler ceux qui ont structuré le mouvement Bauhaus quarante ans plus tôt. Grâce à cette commande, Martin Szekely se fait connaître du grand public, notamment des collectionneurs Pierre Staudenmeyer et Gérard Dalmon. Les pièces du designer leur inspireront le concept de “néo-tout” qualifiant la volonté de faire fi de tout artifice, de tout réduire à une forme simple et à une matière épurée. Un an plus tard, ils réutilisent ce concept en fondant leur galerie Néotù, qui représentera le travail de Martin Szekely.
”Années 80. Mode, design et graphisme en France”, jusqu’au 16 avril 2022 au MAD (musée des Arts décoratifs de Paris), Paris 1er.
4. La mode puissante et exubérante de Claude Montana
Épaules extra-larges, manches volumineuses, taille cintrée, ensemble en cuir à poches plaquées : cette robe-manteau emblématique de Claude Montana incarne à elle seule toute la puissance nouvelle accordée à la femme des années 80. Progressivement retourné dans l’ombre depuis les années 2000, le créateur de mode français a pourtant exercé dès ses débuts au milieu des années 70 une grande influence sur ses contemporains, siégeant notamment à la direction artistique de la prestigieuse maison Lanvin de 1990 à 1991. Avec ses collections qui utilisent le cuir ou le vinyle dans des pièces aux formes bouffantes et imposantes, il introduit un look rétro-futuriste dont les silhouettes exagérées deviendront l’archétype féminin des eighties, déclinant ses pièces en monochromes de couleurs vives : jaune, rose, vert, bleu, ou violet. Dans la rue, en boîte de nuit ou au musée, le prêt-à-porter de Claude Montana s’impose comme la tendance de cette décennie dont le créateur deviendra l’un des porte-étendard, se distinguant notamment par l’utilisation subversive qu’il fait, dans ses robes, de matières et coupes habituellement réservées aux pardessus. Inspiré par la société de consommation et ses techniques industrielles, l’homme habille souvent ses mannequins de manteaux déstructurés, de blouses amples ou de jupes tubes qu’il accessoirise de grands chapeaux ou de grands nœuds papillons, formant des ensembles avant-gardistes qui contribueront aux débuts du power dressing. Alors que de plus en plus de femmes entrent dans le milieu professionnel, Montana pose les bases du vestiaire d’une working-girl moderne qui refuse d’être reléguée au second plan : les épaules sont exagérées et les coupes cintrées, pour une allure fière et puissante. Mais le contrecoup de ce succès et de cette mode signature finit par arriver. À l’aube des années 90, dominées par une mode plus conceptuelle, minimaliste et sombre, le style promu par Claude Montana séduit moins ses clientes, jusqu’à causer la faillite de sa maison en 1997. L’influence du créateur perdure néanmoins parmi ses pairs, qui s’inspirent encore de ses pièces, à l’image d’Alexander McQueen au début des années 2000 ou, plus récemment, de Dries van Noten en 2014 et de Gareth Pugh en 2019.