Jeanne Vicerial repense le vêtement depuis la Villa Médicis
Suite à la mise en quarantaine de nombreux pays, les réseaux sociaux regorgent d’initiatives lancées par des artistes. Depuis son atelier à la Villa Médicis, où elle est actuellement résidente, Jeanne Vicerial dévoile chaque jour une nouvelle pièce construite autour de son propre corps, faite de fleurs, de fils et de cordes tressées. Au-delà de ce projet, cette première doctorante en design de mode en France vient de terminer une thèse fondée sur la création d’une machine qui révolutionnerait la fabrication du vêtement. Quelques semaines avant le confinement, Numéro rencontrait la chercheuse, de passage à Paris, afin de revenir sur son parcours hors du commun.
Par Matthieu Jacquet.
Dès ses débuts dans la recherche, Jeanne Vicerial ne se voit pas comme créatrice ni comme couturière, mais davantage comme “chirurgienne du vêtement” – un champ lexical qui l’amène à développer tout un univers visuel, matériel et une esthétique qui rappelle la froideur médicale du bloc opératoire. Ce vocabulaire lui inspire aussi le nom d’un projet : Clinique vestimentaire, un laboratoire de recherche développé pendant sa thèse qu’elle envisage comme “un espace immatériel, un lieu de réflexion autour de la mode.” Avec son associée Jennifer Chambaret, elle y réfléchit à des manières concrètes d’intégrer le prêt-à-mesure dans la conception de vêtement, en jouant sur des techniques textiles, de coupe et de couture. C’est un an après le début de son doctorat que Jeanne Vicerial entame sa collaboration avec l’École des mines, qui l’aide à réaliser son robot dédié au tricotissage – une forme de métier à tisser inspiré par la technologie des imprimantes 3D, qui assemble les fils pour créer des vêtements selon des patrons uniques numérisés. À l'heure actuelle, si sa technique est brevetée, la machine est encore en cours de fabrication.
De designer à artiste à la Villa Médicis
“Le fait que, dans la recherche, un projet n’est jamais beau ou laid, ni complètement raté ni inutile, est très agréable. Cela donne un rapport au temps qui est très différent de celui de la mode, de la fast fashion et des saisons”, confie Jeanne Vicerial qui, quelques mois après la soutenance de sa thèse, ne cesse de poursuivre ses expérimentations. Sculptrice, modéliste, designer textile, ingénieure, plasticienne… les qualificatifs sont nombreux et aucun, à part peut-être le terme de “recherche”, ne saurait à ses yeux englober les différentes facettes de sa pratique. Mais c’est précisément cette pluralité d’approches qui lui permet, peu à peu, de s’écarter des sentiers de la mode pour embrasser ceux de l’art. Comme une consécration, la jeune femme devient, à l’âge de 28 ans, résidente de la Villa Médicis jusqu’au mois d’août prochain, dans un lieu où ceux qui s'intéressent au vêtement se font encore rares. Une année qu’elle envisage comme une césure, une carte blanche qui lui permet de mener librement ses réflexions plastiques sans se soucier de leur rentabilité immédiate.
Sous les voûtes des loggias du prestigieux palais romain, la créatrice met en scène ses nouvelles pièces performatives, des volumes noirs en cordes tressées “qui n’ont pas de genre, qui parlent du corps et du vêtement sans que le corps soit là”. Leurs formes arrondies, animées par les corps qu’elles dissimulent, s’inspirent des sculptures de l’Antiquité et de la Renaissance qui peuplent la Villa et les musées de Rome, des armures des gladiateurs, mais aussi des tissus musculaires, que l’on retrouve dans son emploi du fil tressé. Car si une constante caractérise les créations de Jeanne Vicerial, c’est bien son écoute attentive de la matière, guidant chacune des formes qu’elle réalise. À travers ces récentes expérimentations à la Villa Médicis, la créatrice mesure à quel point son travail s’apparente en réalité à la sculpture, la mode n’étant plus qu’un prétexte, un terrain d’origine. En conséquence, elle baptise justement son projet “Sculpture Vestimentaire”, et collabore à ce titre avec l’artiste français Hugo Servanin sur des bustes translucides en résine et silicone auxquels elle intègre ses assemblages en fils de nylon.
“Quarantaine Vestimentaire”, un projet ancré dans l’actualité
Le lundi 9 mars dernier, le gouvernement italien ordonne brutalement le confinement pour tous les résidents du pays. Face à cette mise en quarantaine, la réaction de Jeanne Vicerial est immédiate : dès le jeudi, elle entame sur Instagram un calendrier quotidien étendu sur quarante jours. Chaque matin, à la manière d’une chronique, elle y dévoile en images une nouvelle création. Un masque couvert de pâquerettes, une coiffe en cordes tressées d’où pendent des glycines, un buste composé de feuilles d’Acanthe ou encore un assemblage de longs fils blancs dont le volume modèle le corps d’une femme enceinte… ses propositions sont aussi variées qu’audacieuses. Portées par leur créatrice pendant quelques heures ou quelques minutes, celles-ci forment des portraits contemporains éphémères à l’aide d’épingles et de fils, mis en scène avec la photographe Leslie Moquin qui les fixe dans le temps par la prise de vue. Face à la submersion d’une actualité pesante et souvent anxiogène, les créations de Jeanne Vicerial émergent comme des respirations, des images et “formes libres à interpréter” qui abordent avec poésie les nouveaux tabous amenés par cette période : la bouche, le masque, la dissimulation du visage et de l’identité.
Il y a deux jours, Jeanne Vicerial dévoilait la quarantième et ultime composition de sa “Quarantaine Vestimentaire”, une robe allant du sommet de son crâne à ses pieds, couvrant aussi bien ses cheveux, son nez, sa bouche que son cou de fleurs, dans une profusion de couleurs. Des hibiscus, des primevères, des glycines mauves et blanches se mêlent à des fils pour composer un véritable bouquet final. Si la créatrice réfléchit actuellement à faire de ce projet une édition future, celui-ci s'achève pour l'instant sur une célébration lumineuse du printemps et de meilleurs jours à venir, une note d'espoir plus que bienvenue dans cette période difficile. Dites-le avec des fleurs…
Nous sommes en 1950, seulement cinq ans après la fin de la Seconde Guerre mondiale. Alors que la haute couture et le sur-mesure occupent une place dominante dans l’industrie de la mode, la marque française de vêtements haut de gamme Weill utilise pour la première fois dans une campagne publicitaire une expression encore bourgeonnante : “prêt-à-porter”. Nul ne mesure encore l’impact de cette méthode inédite de fabrication et de commercialisation du vêtement, ni ses mutations futures qui provoqueront la mondialisation du marché, la délocalisation de la production et de l’émergence de la fast fashion. Soixante-dix ans plus tard, le prêt-à-porter règne aujourd’hui en maître sur l’industrie de la mode, contraignant le client lambda à se conformer à des tailles “standard” et à identifier son corps à des lettres capitales (S, M, L, XL) ou à des chiffres (36, 38, 40, 42). C’est précisément cette adaptation du corps au vêtement que Jeanne Vicerial souhaite inverser : après des études de création de costume, cette jeune Française invente – dès son master à l’École des arts décoratifs de Paris – un concept, le “prêt-à-mesure”, visant à réintégrer le sur-mesure dans la conception contemporaine du vêtement.
La première chercheuse en design de mode
Passionnée d’anatomie, Jeanne Vicerial, s’en inspire pour sa recherche. Son projet ? Réaliser une robe dont la quantité de matière serait fonction d’un corps spécifique, plutôt que d’être coupée puis ajustée au volume d’un mannequin de bois. Avec un seul fil (recyclé), elle imagine une technique textile se situant à la frontière entre le tissage, le tricot et la dentelle : le “tricotissage”. Celle-ci lui permet de créer un matériau dont les dimensions se conforment à une seule morphologie prise pour modèle, minimisant ainsi le gaspillage. “En tant que designer, c’est une vraie prise de position de dire que l’on ne veut pas, ou peu, produire”, souligne-t-elle. Rapidement, toutefois, l’étudiante fait face à l’inévitable : avec des robes nécessitant parfois 150 kilomètres de fil et une collection lui demandant une année entière de production, il lui faut trouver un moyen d’automatiser son système. Une opportunité s’offre alors à elle : postuler au premier doctorat français de recherche en art, le SACRe, et devenir ainsi la première chercheuse officielle en design de mode en France – un domaine longtemps boudé par les académies et parcours doctoraux.