Interview: Virgil Abloh évoque la collection LV2 by Nigo pour Louis Vuitton
Avec son label A Bathing Ape né dans les années 90, Nigo fait office de véritable parrain du streetwear actuel. Brillant touche-à-tout capable de connecter la mode, le design et l’art contemporain, Virgil Abloh s’ingénie à tisser des passerelles entre les registres et les styles. Leur rencontre au sommet, dans la collection capsule LV2 by Nigo pour Louis Vuitton fait des étincelles.
Numéro Homme : Vous avez dévoilé cet été une collection avec Nigo, qui est une légende du streetwear. Il a lancé le label A Bathing Ape en 1993 et fut l’un des premiers à imaginer des sneakers que l’on collectionnerait comme des objets d’art – je pense à sa célèbre Bapesta de 2002. Qui est-il pour vous ?
Virgil Abloh : Pour moi, Nigo est le parrain du streetwear contemporain, au sens où nous entendons le terme “streetwear” aujourd’hui. C’est-à-dire avec l’idée implicite que le luxe est porteur de sens et peut parfaitement s’appliquer à des sneakers ou des tee-shirts. Avec l’aide d’une autre légende du quartier d’Harajuku, à Tokyo, Hiroshi Fujiwara, Nigo a créé la boutique Nowhere en 1993, puis a ouvert des boutiques à New York et dans le monde entier. Il était totalement en avance sur son temps. Mais toute cette créativité s’est exprimée en dehors du circuit classique du luxe. Il m’est donc apparu comme une évidence, parce que je respecte ce créateur depuis ses débuts et parce que je suis aujourd’hui chez Louis Vuitton, de réaliser un projet en collaboration avec lui. C’est ainsi qu’est née la collection LV2, conçue, cette fois-ci, au sein de la maison Vuitton et du circuit classique du luxe.
Comment avez-vous fait connaissance ?
C’était au Japon, il y a une quinzaine d’années. J’étais en voyage avec des amis lorsque Nigo m’a été présenté. Depuis, nous sommes toujours restés en contact, jusqu’à l’année dernière où je suis allé à Tokyo le rencontrer dans son studio pour lui proposer ce nouveau projet. Il y a quinze ans, le Japon était l’épicentre de la street culture, aussi bien en termes de designers et d’émergence de labels qu’en matière de mode portée au quotidien dans la rue, sans oublier le goût prononcé pour les pièces vintage. De quelle manière cette collection s’inscrit-elle dans votre travail plus global chez Louis Vuitton ? Cette collection me permet de défendre une idée essentielle à mes yeux : on ne peut pas dissocier mon travail chez Louis Vuitton de l’ensemble de mon parcours et de ma culture, au contraire, je vois cela comme un tout. Évidemment, les gens m’associent au streetwear, mais mon héritage est bien plus large, et la collection LV2 incarne une démarche qui m’anime depuis toujours : prendre les attentes à contre-pied. C’est là tout mon projet.
La collection LV2 semble fortement influencée par un mouvement très important au Japon dans les années 60, l’ametora. C’est-à-dire l’appropriation par la jeunesse rebelle de vêtements américains, comme les cravates fines et certains costumes. Et en effet, de la part de légendes de la street culture comme Nigo et vous, on ne s’attendait pas forcément à une collection autour du tailoring revisité…
Même si Nigo et moi-même nous sommes fait un nom dans la mode avec le streetwear, il ne faut pas oublier que nous sommes, avant toutes choses, des designers. Je suis avant tout un créateur, et, en tant que tel, je ne suis prisonnier d’aucun mouvement et d’aucune mode. Je m’adapte à l’époque. Notre ambition est de montrer que le streetwear peut évoluer en bien d’autres choses. Le tailoring est l’une des voies qu’il peut prendre en termes de design. Il ne s’agit plus de tee-shirts et de sneakers. Nous embrassons différentes références culturelles à travers le design.
Une autre référence assumée est celle au mouvement des mods qui apparut à la fin des années 50 à Londres. Ces ennemis des rockeurs se caractérisaient par leur hédonisme, leurs scooters et les coupes très étudiées de leurs chemises et de leurs costumes. En quoi vous intéressent-ils ?
Vous avez tout dit. Les mods ont créé une street culture bien avant que ce concept ne soit utilisé comme il l’est aujourd’hui… cette idée du total look, et surtout d’un mouvement qui se manifeste autant par les vêtements que par la musique, et par un moyen de transport bien particulier. Les communautés actuelles, les jeunes générations se définissent par une fusion de l’art, de la musique et de la mode. Il y a chez elles une manière de s’investir complètement, dans un esprit collaboratif et d’échange.
Le nom des mods vient de leur amour du modern jazz. Une passion pour le jazz que vous partagez…
Nigo et moi avons tout au long de notre carrière fusionné la musique et la création de vêtements. Pour nous, cela a toujours été une manière de faire en sorte que notre culture et notre travail se rencontrent. En tant que DJ, je suis très inspiré par le jazz, le hip-hop et la culture black en général. Nigo a, quant à lui, créé sa propre structure d’édition de disques et collaboré avec Mo’ Wax, le célèbre label britannique de hip-hop.
Avez-vous vu le film Quadrophenia de 1979, inspiré de l’opéra rock des Who ? Les mods y sont également présentés comme une génération en révolte contre la société. L’aspect social n’est pas à négliger dans ce mouvement…
Je n’ai malheureusement pas vu ce film, mais je trouve cela très intéressant, très inspirant.
Au-delà des mods, la collection évoque également l’imagerie du dandy. Qu’est-ce qu’un dandy au XXIe siècle?
Un street style qui s’accompagne d’une attitude, d’un effort et d’une recherche d’élégance.
Vous partagez avec Nigo une même passion pour la collection d’objets. En quoi le fait de collectionner des vêtements ou des œuvres d’art vous nourrit-il ?
L’art comme les objets sont essentiels pour les designers. Les objets physiques qui vous entourent vous inspirent nécessairement. Je choisis avec soin ceux qui m’apporteront de l’énergie et de la joie.
Quel est le premier objet que vous avez collectionné ?
J’avais peut-être 17 ou 18 ans lorsque j’ai pris conscience qu’il existait un monde d’objets dessinés par de véritables artistes. Je crois que mes premiers objets de collection étaient des tee-shirts, très graphiques, de marques de skate et de labels de mode que j’adorais quand j’étais adolescent. Toutes ces choses qui, lorsque je les regarde aujourd’hui, m’apportent encore beaucoup de joie.