16 mar 2020

“Il y a chez les hommes une appétence pour les talons” : rencontre avec Christian Louboutin

Celui dont l’iconique semelle rouge est devenue un emblème d’élégance célèbre trente ans de carrière au palais de la Porte-Dorée. Au cœur de ce lieu qui cristallise ses plus précieux souvenirs d’enfance, il présente l’exposition Christian Louboutin : l’Exhibition[niste]. 

Interview par Philip Utz.

Christian Louboutin et Olivier Gabet à La Maison du Vitrail, Paris – © Courtesy of Christian Louboutin

Vous avez grandi dans le XII e arrondissement de Paris, quel rôle le palais de la Porte-Dorée a-t-il joué dans votre enfance ?

Pour un enfant du quartier, c’était assez naturel d’aller au palais de la Porte-Dorée, qui accueillait déjà à l’époque un aquarium tropical. Mes sœurs m’y accompagnaient presque tous les week-ends. J’étais fasciné par l’iridescence des poissons et leurs nuances insaisissables. De fait, comme l’aquarium se situait au sein du palais de la Porte-Dorée, j’ai commencé à explorer le lieu. Ça a été le début de voyages imaginaires infinis, où, dans un seul endroit, je pouvais parcourir les continents à la découverte de contrées reculées et de tribus inconnues. Le palais de la Porte-Dorée est un lieu qui m’est très cher et que je connais depuis ma plus tendre enfance. C’est un endroit très important pour moi car, dès l’origine, il a influencé mon imaginaire créatif et ma passion des univers inconnus et des autres mondes. Il est à l’image des valeurs auxquelles je suis attaché : la diversité, l’échange et l’ouverture au monde.

 

Votre mécénat a-t-il porté sur le mobilier et les salons du palais, ou uniquement sur la restauration de sa légendaire façade de bas-reliefs ?

La rénovation concerne la mise en lumière de la façade – chef-d’œuvre composé de bas-reliefs sculptés signé par Alfred-Auguste Janniot – la mise en valeur du hall d’honneur ainsi que la restauration du mobilier des salons historiques – le “salon Afrique” et le “salon Asie” – décorés par Ruhlmann et Printz. Elle permettra aussi la redécouverte de la bibliothèque de Laprade, bibliothèque historique du palais, disparue au moment du déménagement des collections vers le musée du quai Branly.

 

En quoi votre goût pour l’Art déco a-t-il influencé votre travail au cours des années ?

Je n’ai pas un goût spécial pour l’Art déco, mais pour les arts décoratifs au sens large. Plus que d’une période ou d’un mouvement en général, je préfère parler d’artistes ou d’artisans en particulier.

 

 

“Il y a aussi chez les hommes

une certaine appétence pour les talons.”

Pyrites + soulier Zuleika – © Jean-Vincent Simonet

 

D’où vous est venue l’idée de créer la semelle rouge sur vos souliers ?

Plutôt que d’une idée, il s’agit avant tout d’un heureux hasard. J’étais à l’usine, et nous venions de recevoir les derniers prototypes de souliers. J’étais assez satisfait du résultat, mais ils paraissaient plus lourds que les dessins que j’avais sous les yeux. On ne distinguait pas tout le travail de recherche de la ligne exacte. En les regardant de dos, j’ai découvert une masse noire provenant de la semelle qui n’existait pas sur mon dessin. Et c’est là que j’ai chopé le vernis à ongles de mon assistante qui était à mes côtés. J’ai recouvert la semelle de vernis, et tout à coup, la couleur posée est apparue comme une évidence.

 

Étiez-vous le premier à le faire ?

De manière systématique et sur chaque soulier, oui. Ensuite, je suis sûr qu’il y a des gens qui l’ont peut-être fait de manière anecdotique. C’est une idée assez pop, et je peux imaginer qu’elle se soit retrouvée dans des représentations découlant du pop art.

 

Avez-vous déposé l’idée de la semelle rouge afin d’empêcher vos concurrents et les contrefacteurs de la répliquer ?

Oui, bien sûr. Chacun peut aisément identifier mes créations grâce à cette signature, et il est très important de la protéger afin que cela puisse continuer à être le cas. Je l’ai donc fait enregistrer à cet effet.

 

Pourquoi avez-vous choisi d’intituler votre exposition L’Exhibition[niste] ?

C’est un titre qui m’est venu assez rapidement. C’est un jeu de mots entre exhibition en anglais, qui signifie “exposition”, et le fait de révéler une partie de soi aux autres. S’exhiber, c’est se montrer, jusqu’à se mettre à nu. Une exposition, c’est exposer. Les deux sont donc assez proches, mais dans le fait de s’exhiber, il y a une notion plus subversive qui me plaît bien, car en exposant mon travail dans un endroit qui m’est aussi personnel, j’ai conscience de m’exposer de manière plus intime. Je me suis énormément investi dans ce projet, à titre professionnel, mais aussi à titre personnel. Dans cette exposition, je révèle beaucoup de moi-même, de mes inspirations, de mes histoires et de ma vie, et je souhaitais que cela se comprenne dès le titre.

 

 

Soulier Maquereau datant de 1987 devant lAquarium Tropical du Palais de la Porte Dorée (basée sur le visuel d’archive de 1988) – © Christian Louboutin

Quel est cet étrange soulier sardine-maquereau qui figure sur la couverture du dossier de presse ?

C’est le premier soulier que j’ai imaginé en 1987, avant même la création de l’entreprise. J’étais allé au marché de la rue de Buci et j’avais demandé à la poissonnière ses plus beaux poissons. À cette époque, je faisais tout moi-même, dans l’appartement des amis chez qui je logeais. J’ai écaillé les peaux, puis je les ai tannées dans la saumure, c’était une infection. Mais j’étais fasciné par la manière dont la peau des poissons capte et reflète la lumière. Malheureusement, en séchant, elles se sont ternies

 

Comment avez-vous abordé la mise en scène de l’exposition ?

J’avais déjà une idée assez claire de ce que je souhaitais pour cette exposition quand Olivier Gabet, qui en est le commissaire, est arrivé sur le projet. J’avais développé les grandes intentions visuelles et scénographiques, avec un parti pris très prononcé autour du processus créatif, des inspirations, de la collaboration avec des artistes et des artisans, sur lequel Olivier est venu poser son regard, son propos de commissaire et toute son expertise muséale.

 

Sur quels critères avez-vous sélectionné les paires de chaussures qui y figurent ?

Il fallait qu’elles soient belles, intéressantes, qu’elles évoquent une histoire, qu’elles rappellent des moments. En gros, il fallait qu’elles soient aptes à capter le regard et à éveiller la curiosité et l’intérêt des gens qui viendront.

 

 “Je n’ai jamais rêvé d’être une étoile du monde de la mode.

Moi, mon truc, c’était de dessiner des souliers.” 

Degrastrass – © Jean-Vincent Simonet.jpg

De laquelle de vos créations êtes-vous le plus fier ?

Quand on est père, ce qui est mon cas, la création dont on est le plus fier, ce sont évidemment ses enfants.

 

L’attrait actuel pour les baskets de luxe n’a-t-il pas esquinté les ventes de talons aiguilles ?

Il est vrai que, ces dernières années, les attentes des femmes ont beaucoup évolué, avec une appétence pour des talons un peu moins hauts et pour les baskets. Mais si mon nom est souvent associé aux talons hauts, j’ai toujours fait des souliers plats, des mocassins ou des sandales. Porter des baskets n’empêche pas de porter des talons. Il y a une dizaine d’années, j’ai commencé à observer que beaucoup de femmes allaient dans nos boutiques homme pour acheter des mocassins, des baskets et même des derbys, considérés comme plus masculins. Une certaine fluidité des genres est apparue et c’est donc très naturellement qu’une partie des souliers homme s’est retrouvée dans la collection femme. De la même manière, j’inclus systématiquement des tailles homme sur des modèles femme. Il y a aussi chez les hommes une certaine appétence pour les talons.

 

 

Pouvez-vous nous parler des nombreuses collaborations avec les artisans d’art qui ont ponctué votre parcours ?

L’artisanat est un des éléments centraux de ma vie. Peut-être parce que mon père était ébéniste et qu’il m’a inculqué le sens du travail bien fait, du beau, de l’attention au détail, mais aussi de l’importance du temps nécessaire à la fabrication des choses. Probablement, aussi, du fait que je passe beaucoup de temps à l’usine pour superviser la mise au point des prototypes. Dès le début de ma carrière, les artisans – et les artistes – ont eu une place prépondérante dans mon travail, que ce soit à travers des collaborations ou des cartes blanches. Les inviter à prendre part à cette exposition était une manière de montrer le respect que j’ai pour eux, tout en leur offrant la possibilité d’exprimer leur propre vision de mon travail. La plupart du temps, je travaille en équipe, et c’était aussi pour moi une manière de le montrer. C’était également un vrai challenge : quand on travaille avec des artisans, avec des artistes, on ne peut pas leur imposer notre temporalité, ils ont besoin de temps pour créer, imaginer, réaliser. C’est une chose qui est importante pour moi : respecter le temps des personnes avec lesquelles je collabore.

 

On imagine que de nombreux groupes de luxe vous ont démarché pour racheter votre empire… N’avez-vous jamais été tenté de le vendre ?

Jamais. Christian Louboutin est une maison indépendante, que je dirige avec Bruno Chambelland, mon associé et ami d’enfance. Je suis libre de faire ce que je souhaite quand je le souhaite, sans contrainte d’objectifs ou de résultats à court ou à long terme. Tant que je resterai libre et passionné par ce que je fais, je n’ai aucune raison de changer cela.

 

Comment faites-vous pour garder les pieds sur terre, et éviter qu’un tel succès ne vous monte à la tête ?

Je reste fidèle aux valeurs que m’ont inculquées mes parents, et proche de mes amis de toujours. Je conduis ma Vespa, je ne porte pas de lunettes noires et je continue à dessiner mes collections et à me rendre à l’usine une semaine par mois pour en suivre les développements. Avoir du succès est une chose évidemment agréable, mais ça n’est pas pour ça qu’on est au-dessus des autres. Je n’ai jamais rêvé d’être une étoile du monde de la mode. Moi, mon truc, c’était de dessiner des souliers. Je ne me suis jamais vu ou imaginé en designer super protégé et entouré, et il n’y a donc aucune raison que j’aie envie de cela vingt ans plus tard, et que cela me fasse tourner la tête. Je voyage, j’écoute les autres. Je garde du temps pour m’amuser… cela me semble bien assez pour garder mes pieds chaussés sur terre !

NUMÉRO : Comment vous est venue l’idée de monter une exposition au palais de la Porte-Dorée ?

CHRISTIAN LOUBOUTIN : Dans mon enfance, le palais de la Porte-Dorée était un musée dédié aux arts africains et océaniens, une porte ouverte sur un ailleurs qui m’était inconnu, un lieu à l’architecture exceptionnelle, empli de détails dans les bas-reliefs, les fresques, le mobilier… Petit, j’étais fasciné par les portes des deux salons historiques dont les poignées étaient des dents de phacochères. Il y a quelques années, je visitais le palais de la Porte-Dorée avec mon associé, en lui expliquant à quel point ce lieu avait été important dans ma vie et dans ma carrière, et l’une des poignées avait disparu. Nous avons donc décidé de soutenir une campagne de rénovation de certains espaces du palais. Tout est parti de là. L’alchimie avec les équipes a été immédiate, et Hélène Orain – la directrice – m’a proposé de créer quelque chose pour le palais. C’est comme cela qu’est née l’idée de cette exposition.

 

Vous avez lancé votre marque en 1991, pourquoi avez-vous décidé, presque trente ans plus tard, que le moment était propice à présenter une rétrospective de votre travail dans un musée ?

Au mot “rétrospective” je préfère celui de “célébration”, qui s’inscrit dans le présent, le passé, mais aussi dans l’avenir, avec son lot de surprises que j’attends avec impatience. Ici, je souhaitais mettre en avant les éléments particuliers qui ont jalonné ma vie et que l’on retrouve tout au long de mon travail. Il y a, inéluctablement, des moments incontournables, mais plus qu’une approche chronologique, j’ai souhaité mettre en scène ces grandes inspirations que sont, entre autres, le Bhoutan et l’artisanat d’exception, mais aussi le travail de Pierre Molinier revisité. Cette exposition n’est pas à proprement parler une exposition rétrospective puisqu’on y voit beaucoup de choses qui ne relèvent pas directement de mon travail.