27 juin 2021

“Il n’y a aucune ironie dans ce que je fais”: rencontre avec Charaf Tajer, fondateur du label Casablanca

Avec ses collections élégantes aux imprimés ludiques et couleurs chatoyantes, Charaf Tajer, fondateur de Casablanca, nous transporte saison après saison dans des mondes poétiques et lumineux. Numéro a rencontré le créateur franco-marocain, finaliste du Grand Prix de l’ANDAM 2021, qui a présenté, samedi 26 juin, sa collection printemps-été 2022 inspirée du Japon.

Propos recueillis par Léa Zetlaoui.

Charaf Tajer, fondateur de Casablanca photographié par Yannis Meynadier

Quand Charaf Tajer présente sa première collection Casablanca en juin 2018, l’engouement est immédiat. Alors que le streetwear domine depuis bientôt cinq ans les podiums des grandes maisons et des jeunes labels, ses chemises et pyjamas en soie décontractés, ses costumes en laine aux coupes impeccables et ses vestes et pantalons en denim s’imposent comme une bouffée d’air frais qui nous transportent dans un univers poétique peuplé d’imprimés ludiques et de couleurs chatoyantes. Numéro a rencontré le créateur autodidacte, finaliste et lauréat du Prix LVMH en 2020, et finaliste du Grand Prix de l’Andam en 2021.

 

NUMÉRO : D’où vient votre intérêt pour la mode et les vêtements?

CHARAF TAJER : C’est un moyen d’expression qui a toujours été présent dans ma vie. Plus jeune, c’est à travers le vêtement que j’exprimais ma personnalité. La mode connecte tellement de choses et de personnes qu’elle m’a permis de faire beaucoup de rencontres. Sans compter que Paris, où j’ai toujours vécu, est la capitale de la mode. 

 

Quelles sont les maisons qui vous inspiraient plus jeune et quelles sont celles qui vous inspirent aujourd’hui?

Certaines marques, comme Lacoste, Hermès, Chanel et Cartier, m’ont toujours inspiré, et finalement j’ai envie que Casablanca s’inscrive dans la continuité de leur héritage. Aujourd’hui, on fait beaucoup référence à la culture américaine et je voulais rendre hommage à la France avec mon label. Je considère aussi que pour être moderne dans la mode, il ne faut pas forcément proposer une esthétique futuriste avec des références à la science-fiction, on peut très bien s’inspirer du passé. 

 

Avant de lancer Casablanca, vous avez été directeur artistique et travaillé aux côtés de Stéphane Ashpool sur la marque Pigalle et lancé les clubs Le Pompon, que vous ont apporté ces expériences ?

Le Pompon comme Pigalle m’ont servi d’école, m’apportant leur lot d’expériences formatrices. J’ai appris la mode sur le terrain et je me suis fait un réseau durant toutes ces années. Par exemple, le Pompon était très lié à l’univers de la mode, puisque nous organisions beaucoup d’after-parties de grandes marques. Il est important dans ces univers de connaître les codes, comme dans le monde des clubs. Enfin j’ai fait tout mon apprentissage chez Pigalle où j’ai découvert toutes les étapes de design, de production de d’organisation d’un show.

 

Casablanca automne-hiver 2019 et printemps-été 2020

Qu’est-ce qui vous a donné envie de lancer votre marque? Pourquoi en 2018 et pas avant?

Casablanca, c’est une esthétique que je ne trouvais pas dans les magasins, j’ai donc décidé de fabriquer ce que je voulais porter. Le fait de créer mes propres collections a eu un effet très libérateur. Cinq ans avant de me lancer, j’avais déjà Casablanca en tête mais peut-être qu’à ce moment-là je n’avais pas la confiance nécessaire. 

 

On sent que vous aviez mûri votre projet, car, dès le début, vos collections étaient très complètes et cohérentes.

On m’a toujours dit d’écouter avant de parler. Quand on prend le temps d’écouter et de réfléchir, on a une meilleure compréhension de ce que l’on souhaite faire et tout devient très clair. C’est vrai que j’ai mûri l’idée avant de me lancer, et Casablanca finalement c’est le résultat d’une passion et de beaucoup de travail.

 

En France, on voit très peu de designers originaires d’Afrique du Nord, ce qui est dommage, est-ce que vos origines vous ont déjà donné le sentiment d’être moins légitime dans cette industrie?

En fait, être maghrébin en France donne le sentiment d’être moins légitime pour tout. C’est mon rôle de franchir ces barrières que je me mets moi-même. C’est à moi de sortir de cette condition et d’être un exemple pour les générations futures. 

 

Sentez-vous que vous ouvrez la voie à d’autres jeunes talents?

Oui, je reçois beaucoup de messages de jeunes – qui ne sont pas forcément maghrébins –  disant que mon travail les inspire. Et certains de ceux qui apprécient mon travail me disent que le fait que je sois nord-africain, ou même africain, les touche. 

 

Casablanca automne-hiver 2020 et printemps-été 2021

Comment définiriez-vous le style Casablanca ?

Casablanca, c’est un vestiaire pensé comme une invitation au voyage. Le nom renvoie à la ville où mes parents se sont rencontrés, c’était d’ailleurs dans un atelier de couture. Mais, esthétiquement, il n’y a pas que des références au Maroc à proprement parler. 

 

En quoi vos racines marocaines et françaises influencent-elles la mode que vous proposez?

Dans mes collections, je dirais que le Maroc m’inspire les couleurs et la France les proportions. 

 

Quelle est la pièce la plus emblématique de Casablanca?

Je pense que c’est la chemise en soie imprimée.

 

Très rapidement, il y a eu un engouement autour de Casablanca, vous attendiez-vous à un tel succès? 

Pas du tout. Je pensais que je n’allais vendre aucun vêtement pendant les six premiers mois, et commencer doucement. Mais le jour où j’ai publié la première photo sur Instagram, j’ai reçu l’appel d’un ancien collaborateur au Japon qui voulait me représenter. Quelques jours après, idem pour l’Amérique du Nord et une partie de l’Europe. L’engouement a été très rapide et c’était une vraie surprise. 

 

D’où vient cette esthétique très lumineuse avec un message positif et optimiste ?

Je crois que c’est naturel pour moi. Ce n’est pas un concept, car ce message était présent bien avant la Covid-19 et a un bon impact sur ceux qui nous suivent. Je vois encore les choses comme un enfant, et j’ai ce regard émerveillé devant la beauté du monde. L’architecture, le design et la nature me touchent énormément. Il y a cette idée commune que pour être profond il faut avoir une part d’ombre, or pour moi, on peut très bien être profond en étant lumineux. 

Casablanca automne-hiver 2021

 

Chacune de vos collections est inspirée par une destination. Monaco (automne-hiver 2021), le lac de Garde (automne-hiver 2020), Hawaï (printemps-été 2021) ou encore le Japon (printemps-été 2022)… voyagez-vous dans chacune des destinations?

On voyage toujours dans les destinations qui nous inspirent. Je me suis rendu à Hawaï pour le voyage de recherche de la collection printemps-été 2021, au début de la pandémie, et je suis resté là-bas pendant le confinement. Ça m’a beaucoup inspiré pour la suite de la collection. 

 

Vous utilisez des symboles liés à l’imaginaire collectif autour de ces villes. Comment construisez-vous ensuite le récit qui façonne vos collections ?

Chaque collection raconte une histoire qui se développe à partir des codes visuels d’une ville, que l’on retrouve dans les imprimés, les coupes et les couleurs, inspirés de livres et de voyages. Nous sommes des enfants d’Internet, capables de catalyser beaucoup d’images et de jouer avec les codes de la culture populaire. Mais le but est que l’on retrouve l’identité de Casablanca, et que notre univers se déploie dans chacune de ces collections. Pour moi chaque chemise est un souvenir. 

 

 

SI la mode que vous présentez est très décontractée, le tailoring occupe également une place importante. D’où vient votre intérêt pour le costume ?

Mon père était tailleur et j’ai appris le tailoring avec lui. Il ne s’habillait qu’en costume sur mesure, sauf durant les vacances où il portait des chemises en soie. Le tailoring est important, car, en tant que jeune marque, on montre qu’on a un lien avec un certain classicisme. 

 

 

Casablanca printemps-été 2022

Comment faites-vous pour équilibrer, dans vos collection, la part de kitsch et de classique, toujours dosée avec subtilité ?

Je n’emploierais pas le terme “kitsch”, je parlerais plutôt de mode libérée. Il n’y a aucune ironie dans ce que je fais, donc ce n’est pas kitsch. Les imprimés, par exemple, ne sont jamais kitsch, ils sont chargés de références et occupent une place importante dans un récit. Casablanca, c’est la recherche de la beauté, et si on parle de kitsch et d’ironie, alors ça devient une autre marque. 

 

Votre mode joue beaucoup sur la sensibilité et la sensualité masculines, la poésie et la beauté, des qualificatifs que l’on retrouve rarement dans la mode homme. 

Beaucoup d’hommes mélangent féminité et faiblesse, ce qui n’est pas mon cas. Être fort ne veut pas dire être masculin, et je dirais que les femmes sont extrêmement fortes. On devrait plus souvent s’inspirer d’elles. 

 

Au sein des collections automne-hiver 2021 et printemps-été 2022, vous présentez officiellement vos premiers modèles pour femmes. Qu’est-ce qui vous a donné envie de vous lancer?

Les femmes portent déjà du Casablanca, donc leur proposer un vestiaire dédié, c’était une façon de poursuivre ce dialogue avec elles. J’avais envie de faire de la mode femme depuis longtemps, mais ça me semblait presque inaccessible. 

 

Comment envisagez-vous le futur de Casablanca?

Aujourd’hui, j’ai envie d’en faire une marque beaucoup plus lifestyle. L’esthétique s’y prête vraiment, et l’histoire est tellement riche que l’on peut développer tout un univers autour de Casablanca. 

 

Le lauréat du Grand Prix de l’ANDAM sera connu le 1er juillet 2021.

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