15 juil 2020

How Virgil Abloh is shaking up the design scene

Architecte de formation, designer de mode, DJ… Virgil Abloh se distinguait aussi, depuis quelques années, en tant que créateur de pièces de design. Au sein d’un milieu réputé élitiste, l’Américain prônait l’ouverture au grand public et à la culture populaire. S’appuyant sur un vocabulaire subversif et ironique issu de la culture streetwear, il adaptait le mobilier vernaculaire à l’esthétique et aux goûts contemporains. Invité à exposer ses pièces à la galerie kreo à Paris, Numéro art l’a photographié au sein de ses créations et a demandé à Michael Darling, conservateur du musée de Chicago et grand spécialiste du designer, un éclairage sur ce travail iconoclaste. Ce texte est paru dans le Numéro art de juin 2020.

Virgil Abloh photographié dans son exposition « Efflorescence » à la Galerie Kreo, à Paris, en mars 2020.

Virgil, vous êtes la première personne depuis au moins dix ans qui ait quelque chose de valable à dire sur le tourisme. Je ne plaisante pas.” (Rem Koolhaas, dans System Magazine, novembre 2017.)

 

 

Virgil Abloh a développé une façon très simple et très personnelle d’envisager son public : les “touristes” et les “puristes”. Fait révélateur, lui-même ne s’exclut d’ailleurs d’aucune de ces deux catégories dans sa propre consommation d’art, de mode, de musique, d’architecture et de design. Le touriste, dans sa conception, est un enthousiaste. Nullement blasé, il garde les yeux grands ouverts sur les découvertes, désireux d’en apprendre davantage, mais sans se considérer comme un spécialiste. Le puriste, au contraire, est cet expert qui connaît à fond l’histoire du sujet. Il a développé des critères de jugement et une capacité à reconnaître les spécimens les plus rares et les plus essentiels dans le domaine concerné. Comme le faisait remarquer l’architecte Rem Koolhaas, cité plus haut, ceux qui évoluent dans les hautes sphères de l’art, du design, de l’architecture ou de la mode n’intègrent qu’à contrecœur – si jamais ils l’intègrent – la perspective du touriste, préférant mettre leur équilibre psychique et leur humanité en danger au bénéfice des puristes, parce qu’ils leur ressemblent. Abloh résiste courageusement à ce schéma de pensée – ce qui lui attire régulièrement les foudres vénéneuses de la blogosphère puriste – afin de ménager, pour la création, un espace d’inclusion plus démocratique.

 

Sa collection de mobilier dessinée en 2019 pour la Galerie kreo à Paris constitue une autre lecture de ce même principe touriste/puriste. Elle comprend notamment un banc de trois mètres, une chaise longue, une chaise et une table réalisés dans un béton creux renforcé de fibre de verre, ce qui leur confère légèreté et robustesse. Ils évoquent des sortes de vestiges postindustriels, ou ces blocs utilisés pour barrer la route aux voitures ou aux poids lourds – formes que les skateurs comme Abloh affectionnent tout particulièrement pour s’entraîner. Mais l’Américain est aussi un fin connaisseur de l’art du graffiti des années 70 et 80, qu’il a étudié de loin lorsqu’il était adolescent dans la banlieue de Rockford, Illinois, avant de créer son propre pseudo de graffeur et sa signature stylisée, apposée ici sur ces pièces. Destinées, en raison de leur prix élevé, à une clientèle aisée et exigeante, celles-ci permettent à Abloh d’infiltrer dans des foyers privilégiés une symbolique de la “rue”, mais aussi d’y faire pénétrer en douce “celui qu’il était à 17 ans” (comme il le dit souvent), probablement pour le plus grand bonheur des adolescents qui y vivent. Les clients “puristes” se souviendront peut-être aussi de “ruines” assez semblables et autres pieds de nez de l’avant-garde italienne du design des années 60 et 70 qui avait fait entrer dans des intérieurs luxueux la chauffeuse Capitello de Studio 65 ou la chaise longue Il Piede de Gaetano Pesce, toutes deux réalisées dans une mousse spongieuse. Abloh maîtrise lui aussi ces références historiques et il est, dans sa génération, le meilleur porte-parole d’un design dont le vocabulaire va puiser dans l’ironie et le caractère subversif de la culture streetwear – une force avec laquelle il faudra continuer de compter dans les années à venir.

Vue de l’ exposition « Efflorescence » de Virgil Abloh à la Galerie Kreo, à Paris, en mars 2020.
Vue de l’exposition « Virgil Abloh: Figures of speech » au MCA Chicago en 2019.

Parce qu’il maintient un juste équilibre entre le touriste et le puriste qui sont en lui, Abloh peut faire entrer les néophytes dans l’histoire de l’art et du design, dans des conditions d’accès adaptées (on pense par exemple aux images du Caravage imprimées sur les sweats à capuche, chez Off-White), tout en ouvrant des univers exclusifs et passablement guindés à quelques décharges d’énergie turbulente et novatrice, principalement issues des cultures du streetwear, du skateboard et du hip-hop. Sa collaboration avec Ikea constitue un bon exemple de cette approche. Abloh sait que l’on achète souvent ses tout premiers meubles à l’enseigne suédoise, parce qu’ils sont bon marché mais aussi relativement stylés, dans la mesure où ils vont puiser dans l’héritage du design scandinave du xxe siècle. Ce qu’il sait en outre (parce qu’il est aussi un puriste, diplômé en architecture), c’est que le rêve des créateurs modernistes du xxe siècle était de mettre un design de qualité à la portée du plus grand nombre, par l’automatisation et l’industrialisation de la production, mais que, dans les faits, ils sont rarement parvenus à pénétrer le marché en dessous des classes moyennes supérieures – dans le meilleur des cas. Avec Ikea, Abloh a vu une opportunité de régler ce problème. Au départ, il a d’ailleurs tenté de réintroduire des pièces de Prouvé, Perriand, Le Corbusier et Jeanneret (dont il savait que les aficionados du design les tenaient en très grande estime). Il voulait le faire à des prix abordables, en s’appuyant sur les méthodes innovantes de fabrication et d’assemblage propres à Ikea. Sans surprise, des obstacles infranchissables étaient déjà dressés pour empêcher la mise en œuvre de ce plan, l’exclusivité des modèles originaux étant pour l’heure conservée à ses actuels détenteurs.

 

À défaut, Abloh s’est tourné vers une autre ambition du mouvement moderne au milieu du xxe siècle : revisiter le mobilier vernaculaire à la lumière de l’esthétique et des goûts contemporains. C’est ce qui s’était produit au Danemark avec les fauteuils de chasse de Børge Mogensen, en France avec la chaise paillée réinventée par Charlotte Perriand, ou encore aux États-Unis, avec les sièges de style colonial Windsor revisités par George Nakashima ou Paul McCobb. En entrant dans cette tradition de la réinterprétation, Abloh a été injustement accusé de “plagiat” par la communauté des twittos. Ces derniers avaient un peu vite oublié que Nakashima lui-même avait joué avec ce concept de dossier à barreaux fixés sur une assise en bois massif – qu’il n’avait pas inventé, puisque le modèle a traversé des centaines d’années de tradition, depuis l’arrivée des colons britanniques au XVIIe siècle.

Suivant les traces d’Andy Warhol, Richard Prince ou Jeff Koons, Abloh est passé maître dans l’art de la réappropriation. Il emprunte à une iconographie existante, qu’il vient altérer et moderniser pour en faire des objets utiles et pertinents. Il en va ainsi de sa chaise Windsor pour Ikea, également déclinée en édition limitée et en bronze à la Carpenters Workshop Gallery, à Paris (sa version a été présentée pour la première fois dans le cadre somptueux du palais Ca’ d’Oro, à Venise en 2019). Sa silhouette est immédiatement reconnaissable – et pas uniquement par les inconditionnels du design qui connaissent Nakashima et McCobb sur le bout des doigts : elle est identifiable parce que des versions moins unanimement célébrées de ce même siège peuplent depuis soixante-dix ans les intérieurs de la classe moyenne, du monde occidental jusqu’en Asie. Parce que ces chaises circulent depuis si longtemps, et parce que leurs pieds reposent souvent au sol de façon un peu imprécise et bancale (après d’innombrables années de bons et loyaux services), la version imaginée par Abloh inclut une cale triangulaire, intégrée à l’un des pieds pour assurer la stabilité.

 

 

Destinées à une clientèle aisée, les pièces d'Abloh infiltrent dans des foyers privilégiés une symbolique de la "rue".

 

 

Dans le modèle d’Ikea, ce coin est peint en rouge vif, signalant immédiatement sa qualité de “cale”, un peu comme le designer entoure parfois de guillemets certains mots pour les interroger et les mettre en relief. Avec son bronze massif, à la Carpenters Workshop Gallery, cette version subversive renverse l’un des principaux attributs de ce type de chaises qui, du fait de leur légèreté, étaient souvent appelées à plusieurs fonctions dans la maison moderne, afin de limiter tout encombrement superflu : elles pouvaient passer de la table au salon (voire au bureau le cas échéant), transportées par cette délicate créature des années 50 qu’était la femme au foyer, avec son tablier et sa coiffure impeccables. Ici, comme dans les meilleures réalisations d’Abloh, ce qui peut sembler à première vue assez simple et lisible s’avère en réalité beaucoup plus complexe et très mûrement réfléchi.

Vue de l’ exposition « Efflorescence » de Virgil Abloh à la Galerie Kreo, à Paris, en mars 2020.
Virgil Abloh photographed in his exhibition « Efflorescence » at Galerie Kreo, Paris, March 2020.

 

“Virgil, you are basically the first person in about ten years to have something at all good to say about tourism. I’m serious.” Rem Koolhaas in conversation with Virgil Abloh, System magazine, November 2017.

 

 

Virgil Abloh has developed a unique binary to think about his audience: tourists and purists. Tellingly, he does not exclude himself from either of these categories, as he registers himself on this spectrum while consuming art, fashion, music, architecture and design. The tourist, in his formulation, is an un-jaded enthusiast, wide-eyed about new discoveries and eager to learn more. The purist, on the other hand, is an expert who knows the history of the given subject or tradition and has developed criteria to form judgments or seek out the most rare and essential examples. As Rem Koolhaas noted, participants in the upper echelons of art, design, architecture and fashion grudgingly, if ever, take the tourist perspective into account, and often put their psyches and their humanity at risk to perform for their fellow purists. Abloh resists this pattern, regularly drawing poisonous attention from the purist blogosphere, in order to create a more democratically inclusive space for creation.

 

View of the exhibition « Efflorescence » at Galerie Kreo, Paris, March 2020.
View of the exhibition « Virgil Abloh: Figures of speech » at MCA Chicago, 2019.

Abloh’s 2019 furniture collection for Galerie kreo is a good example of his take on tourist/purist principles. Comprising a long bench, a chaise longue, a chair and a table, the collection was rendered in hollow, fibreglass-reinforced concrete which gives it lightness and strength. In form, the objects look like post-industrial detritus left behind at a construction site, or perhaps the barricades used to keep cars and trucks out of sensitive areas – those same forms that skateboarders like Abloh relish as training grounds for tricks. Abloh is a connoisseur of 1970s and 1980s graffiti art, which he studied from afar as a teenager in suburban Rockford, Illinois, later creating his own graffiti moniker and signature style, which he has applied to these new furniture pieces. Intended for a discerning and well-heeled clientele (the price and exclusivity say it all), the collection smuggles “the street” into the most exclusive homes, as well as something of Abloh’s 17-year-old self, no doubt to the delight of the teenagers who may also live in those homes. Purists familiar with design history may also recall similar “ruins” and non sequiturs that avant-garde Italian designers of the 1960s and 70s introduced into the home, such as Studio 65’s Capitello chair (in the form of an Ionic capital) or Gaetano Pesce’s Il Piede chaise longue (in the form of a Roman statue’s foot), both rendered in squishy foam. Abloh knows that history too, and has emerged as his generation’s best spokesperson for a design language influenced by both “purist” references and the irony and subversion of street culture – a force we will reckon with for years to come.

 

 

By keeping his inner tourist and purist in balance, Abloh is able to bring neophytes into the history of art and design on their own terms (think Caravaggio images printed on his Off-White hoodies), while opening up staid and exclusive realms to new and rambunctious jolts of energy, primarily from streetwear, skateboarding and hip hop. Another great example of this approach is his collaboration with IKEA. Abloh knows that, because of its low price point and relative stylishness based on a legacy of 20th-century Scandinavian design, IKEA furniture is often the first that people buy. He also knows (because he is a purist and has a master’s degree in architecture) that the dream of 20th-century modernist designers was to bring good design to the masses through mechanization and industrialization, but that in reality the dream rarely penetrated markets below the upper middle classes at best. He saw in IKEA’s novel methods of assembly and fabrication an opportunity to redress that problem, initially attempting to produce at affordable prices pieces by Jean Prouvé, Charlotte Perriand, Le Corbusier and Pierre Jeanneret that the international design cognoscenti hold in the highest esteem. Unsurprisingly, however, roadblocks were firmly in place to disrupt this plan, ensuring the exclusivity of those originals for the time being.

Instead, Abloh turned to another mid-century-modern project, the reenvisioning of vernacular furniture for contemporary tastes and aesthetics. This happened, for example, in Denmark with Børge Mogensen’s hunting loungers, in France with Charlotte Perriand’s new takes on rush-seated chairs and in the US with updates on colonial-era Windsor chairs by Paul McCobb and George Nakashima. Misguidedly deriding him for “ripping off” McCobb or Nakashima when viewing Abloh’s entry into this lineage, the Twitterati seemed to forget that both designers played with spindle-back forms that they did not invent, but which had been passed down from English traditions that arrived with 17th-century settlers. Abloh, like Warhol, Richard Prince or Jeff Koons, is an appropriator, updating pre-existing imagery to the here and now, which was precisely the case with his IKEA Windsor chair, immediately recognizable in silhouette not only to design aficionados who know Nakashima and McCobb, but because less vaunted examples have been common in middle-class dining and living rooms in the West and parts of Asia too for the past 70 years. Since such chairs have been in circulation so long, and because of the less-than-precise way their legs meet the ground (often because of wear and tear), Abloh’s version includes a triangular wedge attached to one of the legs to stabilize and level it. In the IKEA iteration, the wedge is bright red, calling immediate attention to it as a “wedge,” the same way the designer puts quotation marks around various words to interrogate them and bring them into high relief.

 

 

Abloh also made a limited edition of his Windsor chair in bronze, for the Parisian gallery Carpenter’s Workshop, which debuted in a 2019 exhibition at Venice’s Ca’ d’Oro. The heavy bronze version wittily subverts one of the key attributes of chairs like this, which were meant to do double duty in modern homes by virtue of their lightness, allowing them to be easily moved by the immaculate 1950s housewife from dining table to living room to desk as needed, thereby reducing unwanted clutter. As with Abloh’s best work, what might, superficially, appear simple and legible is actually highly complex and thoroughly considered.

View of the exhibition « Efflorescence » at Galerie Kreo, Paris, March 2020.