Hommage: l’interview culte de Karl Lagerfeld et Alber Elbaz
C’est en multipliant les mandats que le regretté Karl Lagerfeld s’est imposé comme l’une des personnalités les plus prolifiques et charismatiques de la mode. Alber Elbaz, quant à lui, s’était plus discrètement forgé une place au soleil en enchaînant les succès dans les plus illustres maisons parisiennes, avant de connaître la consécration chez Lanvin. Il s’est éteint ce 24 avril… Dans le petit monde de la mode, les deux géants s’étaient croisés sans jamais se rencontrer. Retour, comme un hommage sur un face-à-face culte.
Propos recueillis par Philip Utz.
Numéro : Pourquoi les Parisiens ont-ils si mauvaise réputation ?
Karl Lagerfeld : Parce que leur arrogance est un lieu commun, au même titre que “les petites femmes de Paris”, “Paris ville de lumière” ou encore “Paris by night”. C’est un mythe. Des Français désagréables, il y en a ici comme ailleurs. Personnellement, je n’en souffre pas.
Alber Elbaz : Après deux ans passés à New York, je me suis installé à Bastille, un quartier qui me rappelait le West Village de Manhattan. J’ai mis un an avant de m’y faire, mais c’est en rentrant d’un week-end à Londres, un dimanche soir pluvieux, que j’ai commencé à envisager Paris autrement. Je le voyais comme une vieille femme. Une grande dame très facile à vivre.
Karl Lagerfeld : Vous ne pensiez tout de même pas que Londres était mieux ! New York, peut-être, mais Londres, jamais!
Alber Elbaz : Cela fait pourtant dix ans que tout le monde dit que Londres est l’endroit où il faut être.
Karl Lagerfeld : C’est une légende, ça aussi. Je suis arrivé à Paris à quatorze ans, en parlant couramment le français, l’anglais et l’allemand – je n’ai donc jamais eu aucun souci d’intégration ni de langue. Ce qui aide.
Alber Elbaz : Vous êtes donc un Parisien, à l’heure qu’il est.
Karl Lagerfeld : Non. Où que je sois, je préfère rester étranger…
Alber Elbaz : Mais qu’êtes-vous donc, si ce n’est Parisien ?
Karl Lagerfeld : Avant tout, j’espère être moi-même.
Alber Elbaz : Vous n’êtes donc ni allemand, ni français, ni américain ?
Karl Lagerfeld : On pourrait dire que je suis européen, même si j’en fais abstraction dès que je franchis la frontière. Ces dix dernières années, je me suis fait plus d’amis à New York qu’à Paris. C’est très bizarre. Paris offre un cadre propice au travail puisque nous y jouissons des meilleurs outils pour nos métiers. Mais il est toujours bien d’aller voir ailleurs. Quand j’étais plus jeune, dès que je quittais Paris, j’avais toujours le sentiment de rater la fête. Mais désormais, cela m’est complètement égal. C’est là que réside toute la nuance. Ce qui ne veut pas pour autant dire que la vie parisienne est moins intéressante. Elle est différente.
Alber Elbaz : C’est le genre de question que je me pose dans les taxis, sur le trajet de l’aéroport. Où suis-je véritablement chez moi ?
Karl Lagerfeld : Mon éducation m’a appris à poser mes jalons avant de poser mes bagages. J’ai grandi à Hambourg, où ma mère me disait : “Hambourg est un port, alors prends le large !” C’est une très bonne façon de voir les choses. Il faut savoir être partout à l’aise et nulle part chez soi.
Alber Elbaz : J’adore les ports, Karl, mais j’ai besoin de terre ferme pour me sentir ancré.
Karl Lagerfeld : C’est une question de nature. J’ai toujours préféré faire le trottoir.
“À Paris, les choses étaient beaucoup plus modestes avant : tout ne tournait pas autour de l’argent et de la consommation. Les choses étaient beaucoup plus calmes et posées avant l’hystérie des années disco. Cette nostalgie d’insouciance et de légèreté relève sans doute du fait que j’étais jeune, riche et au volant d’une sublime décapotable.” Karl Lagerfeld
Numéro : J’essaie d’imaginer Karl coincé dans une voie de bus, et vous, Alber, vous dorant la pilule sur un transat à Paris-Plage.
Alber Elbaz : Je n’aime pas la plage, sans parler de l’idée de moi en maillot…
Karl Lagerfeld : Le port du maillot en ville relève tout simplement de l’exhibitionnisme. De surcroît sur la mauvaise rive de la Seine.
Numéro : Ne soyez pas de mauvaise foi : vous fréquentiez la piscine Deligny.
Karl Lagerfeld : Mon lourd passé me précède. Cela dit, Deligny était l’endroit le plus drôle de Paris. La piscine était tellement notoire que je n’osais pas y mettre les pieds quand j’avais quinze ans. Je fréquentais plutôt le Bain Royal, à proximité du Louvre.
Numéro : C’était un sauna ?
Karl Lagerfeld : Quelle horreur ! Je sais tout de même rester décent. C’était une magnifique piscine à coursives, qui datait de 1830. Mais à force de me faire attaquer par des vieux et des vieilles, il a fallu que je décampe…
Numéro : Ils voulaient votre peau ?
Karl Lagerfeld : Vous voulez que je vous fasse un dessin ? Ça en devenait gênant. Le jour où je me suis finalement résolu à tenter la piscine Deligny, elle avait brûlé la veille au soir. Je n’ai donc jamais connu le décor original qui datait de 1840, une sorte de folie néomauresque digne de Christian Lacroix. J’y suis retourné dès qu’elle fut reconstruite, et je m’y suis beaucoup amusé. Il y avait un restaurant perché sur une petite terrasse, avec tous les danseurs du Lido, la cabine de chez Patou, etc. Il n’y avait pas encore de péniches sur la Seine : Paris était une autre planète. On descendait en bord de piscine, à l’occasion, pour un petit bain de foule, avant de remonter très vite. C’est comme cela que je me suis fait cette réputation sulfureuse : un photographe m’a surpris debout dans une marée de gens allongés au soleil.
Alber Elbaz : Paris a-t-il changé depuis que vous y vivez ?
Karl Lagerfeld: Cela n’a rien à voir. Les choses étaient beaucoup plus modestes : tout ne tournait pas autour de l’argent et de la consommation. Prenez Saint-Germain-des-Prés. Je n’y étais pas pen- dant les grandes années d’après-guerre, mais, fin 50, il y régnait encore ce côté sans chichi ni prétention, aux antipodes de ce qu’est devenu le quartier aujourd’hui. Les choses étaient beaucoup plus calmes et posées avant l’hystérie des années disco. La terrasse du Flore, pas encore couverte, était divine : j’y traînais de 23 heures à 5 heures du matin. Cette nostalgie d’insouciance et de légèreté relève sans doute du fait que j’étais jeune, riche et au volant d’une sublime décapotable. J’avais toutes les raisons de croire que j’avais le monde à mes pieds. Mais les temps ont changé: tout ce que vous gagnez aujourd’hui en ouvrant le toit de votre Mercedes, c’est une banquette arrière éventrée.
Alber Elbaz : Malheureusement, je ne me suis jamais bercé de l’illusion d’être le maître de l’univers. Et puis, je ne sais pas conduire, donc on oublie la décapotable. Mais surtout, je ne me suis jamais senti assez bien dans ma peau pour m’afficher en tant que clou du spectacle.
Karl Lagerfeld: Il suffit de bien s’entourer pour mieux s’en convaincre. J’ai toujours été très commercial, dans ce sens. C’était une époque formidable, pendant laquelle j’ai rencontré Valentino, qui travaillait alors pour Jean Dessès et Guy Laroche. Il s’acharnait envers et contre tout à réaliser son rêve. Je le respecte d’autant plus pour sa détermination que je n’ai jamais eu à faire d’efforts. Lui, en redoublait. Il a lancé sa griffe avec son partenaire Gérald Nanty, qui gère maintenant le Mathis Bar. C’est d’ailleurs avec l’héritage de Gérald qu’ils ont monté leur affaire. Gérald est insensé : l’autre jour, il m’a ressorti une vieille photo de Valentino quand il avait seize ans.
“J’ai perdu l’envie de sortir, j’ai trop de choses à faire. Et puis lorsque je rentre chez moi et que je suis obligé de ressortir, j’ai des pulsions suicidaires.” Karl Lagerfeld
Numéro : A quoi ressemblait-il ?
Karl Lagerfeld : Cheveux gominés, teint cuivré : il avait l’air très italien… dans le bon sens. Pour moi, il n’a pas changé. Et s’il a la réputation d’être très désagréable, il a toujours été courtois à mon égard. Je ne juge les gens que par rapport à moi-même.
Alber Elbaz : Je ne le connais pas, mais je vous crois sur parole.
Numéro : Sortez-vous encore beaucoup à Paris ?
Alber Elbaz : Pas énormément. Je passe mes journées au studio, et je déteste marcher. Je suis des cours de gym trois fois par semaine, mais je m’assure de ne jamais avoir plus de deux cents mètres à parcourir pour m’y rendre.
Karl Lagerfeld : Vous faites ça ? Au bout de deux jours de gym, je me suis dit : “Mais qu’est-ce que je fous là ?” Je ne sors plus beaucoup, moi non plus.
Numéro : J’avais pourtant l’impression que vous étiez de toutes les fêtes.
Karl Lagerfeld : Il fut un temps où, pour des raisons personnelles, je ne sortais plus du tout. Avant cela, je sortais tous les soirs, dans des lieux qui n’existent même plus. Au Sept, au Palace, à l’Eléphant Blanc, au Macumba ou encore au Fiacre. Je sors depuis l’âge de seize ans.
Alber Elbaz : N’y avait-il pas une époque où les gens de la mode savaient encore s’amuser ? Aujourd’hui, la spontanéité et la joie de vivre semblent se perdre.
Karl Lagerfeld : Avant le Palace, il n’y avait pas ce sentiment de danger : tout était encore très soft. Le Fiacre, qui était l’inspiration du Sept, comptait un bar gay assez osé au sous-sol, et un restaurant en étage où le Tout-Paris se pressait pour danser jusqu’à point d’heure. La première fois que je m’y suis rendu avec Yves Saint Laurent – parce que je n’aurais jamais osé y aller seul – j’ai croisé Pierre Balmain dans l’escalier. Je travaillais chez lui depuis trois mois, et il m’a tiré les oreilles le lendemain ; soit parce qu’il pensait que j’étais mineur et que je n’avais rien à faire là, soit parce qu’il était mortifié d’y avoir été surpris. Comme disait Richelieu, “femme vue au bordel est censée être pute”. Ce qui n’était pas forcément le cas. J’adorais aussi l’Eléphant Blanc, une boîte sud-américaine, à Vavin. N’oubliez pas que je suis un ancien champion de danse sud-américaine.
Alber Elbaz : Où sortez-vous aujourd’hui, Karl ?
Karl Lagerfeld : A New York plus qu’à Paris.
Alber Elbaz : Pourquoi ?
Karl Lagerfeld : Parce que j’ai perdu l’envie, et parce que j’ai trop de choses à faire. Et puis lorsque je rentre chez moi et que je suis obligé de ressortir, j’ai des pulsions suicidaires. Entre tout ce que j’ai à lire et que je n’arrive pas à lire, tout ce que j’ai à dessiner et que je n’arrive plus à dessiner, toute la correspondance à laquelle je dois répondre ; il y a une telle accumulation que l’on se croirait à l’asile. De plus, je ne veux plus dépendre des gens et des circonstances : lorsque je ferme la porte, je la ferme à triple tour. Paris est très bien, mais je n’ai jamais vécu ailleurs que dans le 6e et le 7e arrondissement. Ailleurs, pour moi, c’est l’outre-mer.
Alber Elbaz : Vous n’avez jamais souhaité vivre dans le Marais?
Karl Lagerfeld : Ma mère voulait y acheter un appartement, mais la vue donnait sur une bâtisse non restaurée avec cinq étages de gens pas très aisés en train de manger de la soupe, et elle a proclamé : “Ce n’est pas une vue, je n’en veux pas.” A l’époque, le Marais n’était pas encore réhabilité, et les hôtels particuliers regorgeaient de petites usines : c’était une véritable zone industrielle, complètement passée de mode. La rive droite est conçue pour travailler, la rive gauche pour vivre.
“La vie n’est pas un concours de beauté ni un podium de défilé. Si cela vous amuse d’être un cintre, alors très bien, mais là encore, tout dépend de vos priorités. Ce n’est pas parce que vous faites un 46 que vous êtes élégant pour autant. Il y a des gens très tartes dans ces tailles-là aussi.” Karl Lagerfeld
Numéro : Qu’aviez-vous pensé des collections Yves Saint Laurent Rive Gauche d’Alber ?
Karl Lagerfeld : Pour être tout à fait honnête, je ne m’en souviens pas très bien. Vous n’y êtes pas resté assez longtemps, Alber, pour laisser votre patte. Sans compter que vous aviez encore tous ces gens sur votre dos. Je préfère de loin ce que vous dessinez chez Lanvin, où, au moins, vous avez tout loisir de faire ce qui vous correspond. Chez Saint Laurent, entre le fascisme du smoking – que toutes les lesbiennes avaient déjà dans les années 20 – toutes ces épaules lourdes, ces gros revers et gros boutons, je vous plains.
Numéro : Et pour cause : cela faisait déjà belle lurette que vous vous étiez chamaillé avec M. Saint Laurent.
Karl Lagerfeld : On a été très amis pendant vingt ans, et très en froid pendant exactement trente ans.
Alber Elbaz : En ce qui me concerne, l’expérience était très enrichissante. Le Mahatma Gandhi a dit qu’à la fin de notre vie, nous ne regretterions que les choses que nous n’aurions pas faites. Je suis très reconnaissant de l’opportunité que m’ont offerte Saint Laurent et Bergé, et de la façon tout à fait remarquable dont ils m’ont pris sous leur aile. J’entretiens encore d’excellents rapports avec l’un comme avec l’autre. Parfois, le destin vous met sur d’autres voies, vous emmène vers de nouveaux horizons. A l’heure actuelle, je suis très heureux là où je me trouve. C’est sans rancune. Lorsque je croise Tom Ford, je lui dis : “I love you too, Tom.”
Numéro : Karl, pour en vouloir autant à M. Saint Laurent, n’auriez-vous pas vécu une amourette avec lui ?
Karl Lagerfeld: Jamais. Quelle étrange idée. Il n’était pas mon type, et réciproquement. Quand on connaît Pierre Bergé, la question ne se pose pas.
“A Paris, ils ne semblaient avoir que trois mots à la bouche : “Non, non et non.” J’ai fini par découvrir qu’une fois ce refus rhétorique dépassé, ils excellaient dans leur travail. Ailleurs, c’est tout le contraire. On vous dit : “Oui, bien sûr, pas de souci.” Et trois semaines plus tard, toujours rien n’a été fait.” Alber Elbaz
Numéro : Faut-il être mince pour être chic ?
Karl Lagerfeld : Cela n’a absolument rien à voir. La vie n’est pas un concours de beauté ni un podium de défilé. Si cela vous amuse d’être un cintre, alors très bien, mais là encore, tout dépend de vos priorités. Edouard VII, qui était loin d’être filiforme, était considéré comme l’un des hommes les plus chics de son temps. Ce n’est pas parce que vous faites un 46 que vous êtes élégant pour autant. Il y a des gens très tartes dans ces tailles-là aussi.
Alber Elbaz : Pourtant, les femmes que je connais – jeunes et moins jeunes, riches et moins riches, intellectuelles et néophytes – fantasment toutes sur l’idée d’être maigres. C’est une véritable obsession.
Karl Lagerfeld : Pour la plupart d’entre elles, cela restera de l’ordre du fantasme, à en juger par ce que l’on voit dans la rue.
Alber Elbaz : Je dois vous avouer, Karl, que c’est mon plus gros fantasme, à moi aussi.
Karl Lagerfeld : Vous êtes parfait comme vous êtes. Je ne vous imagine pas autrement.
Alber Elbaz : Facile pour vous de dire cela, maintenant que vous avez fondu.
Karl Lagerfeld : Je n’ai jamais souffert d’avoir été gros. A l’époque, la mode japonaise et l’oversized étaient branchés. Aujourd’hui, les tendances se sont inversées. Et en bonne fashion victim que je suis, j’ai tout simplement suivi.
Numéro : Les Parisiens n’ont-ils pas une fâcheuse tendance à toujours se plaindre ?
Karl Lagerfeld : Qu’entendez-vous par “les Parisiens” ?
Numéro : Ceux qui font la grève dès que la météo s’y prête, par exemple.
Karl Lagerfeld: C’est un climat politique créé en grande partie par des gens qui, au départ, n’étaient pas français. Les Français n’ont pas encore réalisé que leur pays a changé et qu’il est désormais d’une toute autre couleur que les vieux clichés de la France de Vichy. La France franchouillarde, les baguettes et les bérets basques ne sont plus d’actualité. La France est aussi métissée que l’Amérique, maintenant. Et tant mieux.
Alber Elbaz : C’était un véritable choc des cultures pour moi en arrivant à Paris. Aux Etats-Unis, tout est possible, de préférence le plus rapidement possible. A Paris, ils ne semblaient avoir que trois mots à la bouche : “Non, non et non.” J’ai fini par découvrir qu’une fois ce refus rhétorique dépassé, ils excellaient dans leur travail. Ailleurs, c’est tout le contraire. On vous dit : “Oui, bien sûr, pas de souci.” Et trois semaines plus tard, toujours rien n’a été fait.
Karl Lagerfeld : Les Parisiens sauront toujours tout faire, sauf ce que vous leur demandez. C’est un classique.
“Je ne suis pas un couturier, je suis un technicien. La haute couture doit subsister au même titre que la gastronomie française. Sans doute est-ce juste une question de faire réduire un peu la sauce.” Alber Elbaz
Numéro : Les ateliers Yves Saint Laurent vous ont-ils bien accueilli, Alber, ou au contraire criaient-ils à l’imposture ?
Alber Elbaz : La culture du “non” ne s’applique pas tant à la maison Saint Laurent qu’aux Parisiens en général. Ils ont ce côté très contestataire et intello…
Karl Lagerfeld : … dans leurs rêves !
Alber Elbaz : J’essaye de souligner leurs qualités et non leurs défauts. J’ai lu dans un article, par exemple, que les Français étaient le troisième peuple le plus efficace du monde.
Karl Lagerfeld : En ce qui me concerne, je n’ai pas à me plaindre, puisque je ne travaille qu’avec les meilleurs d’entre eux. Je ne produis ni vin, ni fromage, ni avions : mais en termes de mode, ils font exactement ce que je leur demande. Cela dit, je ne suis peut-être pas très ambitieux.
Alber Elbaz : Les petites mains de mes ateliers ont un savoir-faire inouï, et trouvent fierté et plaisir à exercer leur métier. Elles n’ont pas peur de prendre des initiatives pour faire avancer les choses et trouver des solutions. C’est d’ailleurs bien pour cela que la mode à Paris est un laboratoire aussi extraordinaire…
Karl Lagerfeld : … et que le concept même de la première d’atelier n’existe nulle part ailleurs.
Alber Elbaz : Cela étant dit, il y a plus de candidats pour être top model que pour être modéliste de nos jours. Je ne suis pas sûr que la relève des grandes premières d’autrefois soit assurée.
Karl Lagerfeld : Je ne suis pas d’accord. Chez Chanel, nous avons des tonnes de petits jeunes qui se pressent aux portes. Il nous manque peut-être des candidates entre quarante-cinq et soixante-cinq ans, mais la tranche d’âge de vingt à trente ans trouve clairement plus drôle de façonner des jolies robes que de travailler à la chaîne dans une horrible usine de banlieue.
“Très peu de gens le savent, mais ce que les clientes couture détestent le plus, c’est que leur robe soit portée par une actrice. En termes de mode, le tapis rouge est rédhibitoire.” Karl Lagerfeld
Numéro: Le glas de la haute couture parisienne a-t-il sonné ?
Karl Lagerfeld : La haute couture n’a plus la même raison d’être qu’auparavant. Dans les années 20, une robe couture coûtait le même prix, voire moins, qu’une robe de prêt-à-porter haut de gamme aujourd’hui. Avec la TVA, les prix sont devenus grotesques, et par conséquent prohibitifs. Les mensurations des clientes se sont standardisées au cours du siècle, la demande est donc moindre. Les codes sociaux imposant une tenue différente pour la matinée, le déjeuner et l’après-midi – qui s’appliquaient autrefois non seulement à la haute société, mais aussi à la petite bourgeoisie – n’ont plus lieu d’être. Sans parler de l’effet pernicieux des looks “bimbo” et “putana” si prisés sur le tapis rouge.
Alber Elbaz : Les essayages interminables ne sont plus synchronisés avec le rythme de vie des femmes d’aujourd’hui. Cela dit, je ne me suis jamais considéré comme un couturier.
Karl Lagerfeld : Moi non plus. Je suis fabricant de robes.
Alber Elbaz : Je suis avant tout un technicien. La haute couture doit subsister au même titre que la gastronomie française. Sans doute est-ce juste une question de faire réduire un peu la sauce.
Karl Lagerfeld : A la seule différence près que la haute cuisine française vous fait grossir, alors que la haute couture vous contraint à rester mince comme un fil.
Alber Elbaz : Excusez-moi du peu, mais la haute couture a, elle aussi, la capacité de transformer les femmes en grosses dindes.
Karl Lagerfeld: C’est en voyant les bustes de clientes dans les ateliers Chanel que l’on se rend compte qu’il fut un temps où elles avaient toutes des corps monstrueux. Aujourd’hui, elles font un 34 ou un 36, et veulent toutes la robe à 100 000 dollars.
Alber Elbaz : L’exclusivité n’a pas de prix.
Karl Lagerfeld : Très peu de gens le savent, mais ce que les clientes couture détestent le plus, c’est que leur robe soit portée par une actrice. Les retombées médiatiques ont beau faire mousser l’image de marque d’une maison, vous pouvez être sûr que les clientes annuleront la commande dans la demi-seconde.
Alber Elbaz : Ce qui semble assez paradoxal.
Karl Lagerfeld : En termes de mode, le tapis rouge est rédhibitoire. Cela dit, les stars – souvent ravissantes – n’en sont pas tant responsables que les hordes de stylistes hollywoodiennes qui les habillent. Sans parler de toute leur déconcertante petite pègre.
Alber Elbaz : Les lendemains de fêtes peuvent parfois s’avérer rudes pour les créateurs qui ont fourni les robes aux célébrités. Les critiques, comiques et autres fashion police s’en donnent à cœur joie, et il est très facile de se retrouver avec un navet au box-office. Une robe morte et enterrée.
Karl Lagerfeld : Encore faut-il se lever de bonne heure pour nous voir morts et enterrés, chéri. Très franchement, je m’en contrebalance. Attachez-vous réellement de l’importance à la mauvaise presse ?
Alber Elbaz: Je suis hypersensible, donc forcément, un rien me touche.
Karl Lagerfeld : Personnellement, je me contente de tendre l’oreille et de laisser jaser. Les gens peuvent dire et faire ce qu’ils veulent. Je me réserve cependant le droit de tirer la chaise au moment où ils s’y attendent le moins. Cela peut prendre cinq ans. Je n’ai jamais eu d’éducation religieuse, donc l’idée du pardon divin m’est totalement étrangère. Les gens finissent toujours par se dire : “Ça baigne avec Karl.” Ça baigne mon cul ! Pour en revenir à la couture : autrefois, les clientes ne voyageaient pas en jets privés comme aujourd’hui. Elles n’avaient donc rien à faire, à part entretenir leurs amants et enchaîner les essayages. Avant, j’allais en Italie me faire tailler mes costumes, c’était un cauchemar. Je détestais me faire tripoter. En plus de cela, il fallait attendre cent cinq ans avant de recevoir sa commande.
Alber Elbaz : Le temps de perdre cent cinq kilos.
Karl Lagerfeld : Ma mère avait pour seule ambition dans la vie de rester à une taille 38. Même lorsqu’elle avait quatre-vingts ans. Dès que je prenais un kilo ou deux, elle me disait: “Quel dommage que tu ne puisses pas te voir lorsque que tu traverses la cour : ton cul est gros comme une maison.” Elle prenait un malin plaisir à s’assurer que ses propres filles n’entrent jamais dans ses robes. Elle était particulièrement désobligeante envers elles, leur disant : “Ce n’est pas parce que vous avez la cheville épaisse que vous devez rester vieilles filles toute votre vie.”
“Je ne sais pas ce qui est pire : moi sans mes lunettes, ou moi en maillot de bain.” Alber Elbaz
Numéro : Alber, votre mère est-elle castratrice, comme celle de Karl ?
Alber Elbaz : Comme toute mère juive qui se respecte, elle est très dure avec elle-même. Tous les jours, au téléphone, elle me dit : “Aujourd’hui, ça va mieux.”
Karl Lagerfeld : Si elle ne cesse d’aller mieux, Dieu seul sait où elle est aujourd’hui. Au septième ciel ? J’étais un enfant gâté, et j’avais grand besoin que quelqu’un me remette à ma place. Même physiquement, ma mère me ressemblait énormément. C’est d’ailleurs pour cela que je ne peux rien porter de ce que je dessine pour Chanel : je passerais pour une mauvaise copie de ma mère.
Alber Elbaz : A vous voir et à vous écouter, j’ai l’impression que vous ressemblez terriblement à votre mère.
Karl Lagerfeld : Vous n’avez pas tort. Sachez tout de même que je suis beaucoup plus sympathique qu’elle. Contrairement à moi, elle avait le don de réduire tous ceux qui l’entouraient à l’esclavage. Ses enfants, son mari, elle-même… tout le monde. Et tout cela à coups de formules cassantes, de mots d’esprit et d’art de la repartie. Petit, j’étais poil-de-carotte : elle me préférait avec les cheveux bleu-noir et m’a envoyé me les faire teindre. J’étais myope, et je n’arrivais pas à déchiffrer ce qu’il y avait au tableau en classe. Elle m’a conseillé de me mettre au premier rang. Plutôt mourir. Lorsque les premières lentilles de contact en verre sont sorties, elle m’a emmené chez l’opticien m’en faire poser avant de me traîner au cinéma voir Boulevard du crépuscule. Bouleversée par Gloria Swanson, qui avait exactement le même âge qu’elle, il a fallu qu’elle prenne un verre pour se calmer. Le temps de retourner chez l’opticien, j’avais développé une infection oculaire qui m’a aveuglé pendant trois mois. Et ma mère de me dire : “Tu vois, je te l’avais dit ! Mets-toi au premier rang !”
Alber Elbaz : J’ai porté des lentilles pendant une semaine, jusqu’au jour où l’une d’entre elles a disparu. Je suis sûr qu’elle est encore collée quelque part sur mon cortex cérébral. Je préfère de loin les lunettes.
Karl Lagerfeld: Idem. Elles me servent de fard à paupières portable.
Alber Elbaz : Je ne sais pas ce qui est pire : moi sans mes lunettes, ou moi en maillot de bain.
Karl Lagerfeld : Je ne supporte que les maillots une pièce. Les Bikini pour hommes, je trouve cela terriblement vulgaire. Je suis tombé dans la marmite très jeune : j’étais à la mode avant même de savoir ce que c’était. J’ai horreur que mes amis de longue date me décrivent enfant. J’ai toujours l’impression qu’ils parlent de Shirley Temple. Je dévorais les magazines français – puisqu’à l’époque, il n’y avait que la mode parisienne qui tenait la route – et je connaissais les noms de toute la cabine de chez Dior. Sophie, Bettina… Elles étaient payées au lance-pierre : Bettina a fait un milliard de photos sans jamais décrocher le pactole. On leur disait que leurs amants n’avaient qu’à payer la différence. L’hôtel Montaigne, qui se situait à côté du Plaza Athénée, était d’ailleurs un bordel notoire pour les gens de la mode. La légende voulait que si vous hurliez “salope !” du trottoir en face, il y aurait eu du monde au balcon.
Numéro : Pourquoi ne pas devenir professeur, Karl, pour transmettre votre savoir et assurer la pérennité de vos anecdotes juteuses ?
Karl Lagerfeld : J’ai donné des cours à l’université de Vienne pendant deux ans. Cela m’a largement suffi. Vivienne Westwood m’y a succédé: c’est d’ailleurs sur ses bancs qu’elle a déniché son mari. Personnellement, je ne fais pas mes emplettes dans ce genre d’institut.
Alber Elbaz : Comment s’appelle cette école ? Pourriez-vous me trouver l’adresse ?
Karl Lagerfeld : Encore faut-il que la boutique soit ouverte. Les étudiants y étaient stupides, mais ce qui est pire, c’est que j’ai réalisé là-bas que je n’étais intéressé que par ce que je faisais. Je ne me sens absolument pas concerné par ce que font les autres, encore moins par ce qu’ils projettent de faire. C’est pour cette raison que je ne pourrai jamais être ce qu’ils appellent aujourd’hui “directeur artistique”. L’idée de gérer les histoires et les idées des autres me fait pâlir d’ennui. Je suis créateur, et une simple page blanche me suffit. Ainsi, lorsque je fais des fautes ou des ratures, au moins je sais qui est responsable.
Alber Elbaz : Les directeurs artistiques et autres directeurs créatifs ont proliféré au cours de ces dix dernières années. Le concept me semble pourtant antinomique : lorsque l’on est créatif, on n’est pas directeur. Et vice versa. Pour dessiner une collection, je feins d’être en déplacement à l’étranger pour m’enfermer chez moi sans être dérangé. Je ne décroche pas le téléphone. Je retombe en enfance.
Karl Lagerfeld : Dites plutôt que vous n’avez jamais grandi, comme moi. Mes réactions sont toujours celles de mon enfance : absurdes.
[Archives Numéro 75, août 2006]