23 fév 2023

Haider Ackermann raconte les coulisses de sa collection haute couture avec Jean Paul Gaultier

En janvier dernier, Haider Ackermann dévoilait une collection haute couture magistrale pour la maison Jean Paul Gaultier. Dernier en date à être invité par l’immense couturier français à repenser ses archives, le créateur succède ainsi à Olivier Rousteing ou encore Glenn Martens. Il revient avec Jean Paul Gaultier sur cette opportunité exceptionnelle.

Propos recueillis par Delphine Roche.

Haider Ackermann et Jean Paul Gaultier photographiés par Thomas Cristiani.

L’immense couturier Jean Paul Gaultier invite chaque saison un créateur à réinterpréter son héritage extraordinaire. En janvier, pendant la Semaine de la couture, le talentueux Haider Ackermann présentait un défilé sublime, empreint de grâce et de poésie. S’inspirant avec finesse du tailoring exceptionnel du maestro, le créateur proposait une collection magistrale dans une mise en scène à la fois épurée et dramatisée. Hommage aux traditions et à la quintessence de la haute couture, le défilé soulignait encore une fois la richesse du patrimoine de Jean Paul Gaultier.

 

 

Numéro : On sent entre vous une complicité, une joie de pouvoir discuter l’un avec l’autre. Avez-vous souvent dîné ensemble à Paris pendant la période où Haider travaillait sur cette collection ?

Jean Paul Gaultier : Pendant la préparation de la collection, non, pas du tout… Je reste fidèle à la politique de non-intervention que j’ai adoptée depuis le début de ce nouveau chapitre de ma maison. Je ne veux rien savoir de ce que le créateur invité est en train d’élaborer, car à sa place, si j’avais dû créer une collection pour une autre maison que la mienne, je n’aurais pas aimé qu’on vienne regarder par-dessus mon épaule. J’aurais, dans ce cas, certainement essayé de deviner ce qu’on attendait de moi, or il faut laisser une totale liberté. C’est d’ailleurs pour cela que je ne choisis pas n’importe qui : les créateurs que j’ai invités à concevoir une collection couture sont des personnes qui ont déjà un style, une vision forte, et qui sont donc capables, dans ce contexte, d’apporter quelque chose à mes codes. Je connaissais bien sûr le travail d’Haider Ackermann, et je me souvenais notamment d’une pièce qu’il avait conçue et qui m’avait beaucoup marqué : il avait fait un blouson façon bomber, dont le Zip frontal était beaucoup trop long. Du coup, il avait détendu tout le tissu du blouson, qui était devenu froncé. J’avais trouvé cela magnifique.

  

 

Et vous avez d’ailleurs revisité ce modèle, Haider, dans votre collection pour Jean Paul Gaultier Haute Couture…
Haider Ackermann : Nous avions évoqué ce blouson lors d’une interview commune, et j’ai donc eu envie de le réinterpréter.

 

J. P. G. : Ce qui est fascinant, c’est qu’Haider avait présenté cette pièce très élaborée dans une collection de prêt-à-porter. Pour cette collection couture, il a encore accentué son parti pris : deux Zip imposent à la faille de soie des torsions extrêmes, jusqu’à créer deux volants. Ce blouson est, pour autant, tout à fait portable, et ses Zip deviennent comme des bijoux.

 

 

“Mes invitations à d’autres créateurs ne peuvent fonctionner que si le créateur est déjà assez sûr de son style pour pouvoir opérer un choix.” – Jean Paul Gaultier

 

 

H. A. : J’avoue que lorsque nous avons dîné ensemble pour la première fois à Paris, j’avais espéré pouvoir récolter quelques informations quant aux attentes de Jean Paul. Mais c’était peine perdue car il souhaitait véritablement être surpris. Cette attitude est d’une générosité absolue. Il s’agit d’une véritable carte blanche. Bien sûr, dans la maison, on savait ce que je souhaitais faire, mais le respect de mes intentions a été total. Personne n’a essayé d’intervenir. La haute couture est un domaine où règnent les traditions, mais le fait d’avoir une telle ouverture d’esprit, une telle capacité à s’adapter chaque saison à la vision d’un nouveau créateur, c’est d’une modernité absolue.

 

J. P. G. : Cette idée d’inviter des créateurs, je l’avais déjà eue lorsque j’officiais chez Jean Patou. Je me disais qu’il aurait été intéressant d’inviter Thierry Mugler, Claude Montana et les grandes figures de l’époque à dessiner chacun une collection pour la maison. Cela ne peut fonctionner que si le créateur est déjà assez sûr de son style pour pouvoir opérer un choix, et trouver ce qui lui correspond vraiment, parmi les codes de la maison qui l’invite. Haider ne s’est pas emparé des traits les plus évidents, les plus connus, les plus commentés de mon univers, comme la marinière, par exemple. En ce qui concerne le corset, il s’en est inspiré de façon personnelle : il en a superposé deux, un plus large retenu par un autre qui le resserre, le tout glissé dans un pantalon. J’ai trouvé superbe cette façon de détourner mes codes en imaginant un corset lui-même corseté.

Haider Ackermann photographié par Thomas Cristiani.

Haider, aviez-vous tout de suite des idées en tête lorsque Jean Paul vous a proposé de dessiner une collection pour sa maison ?

H. A. : Oui, mais ensuite, en explorant ses archives, j’ai découvert tant d’autres choses ! Je n’imaginais pas pouvoir être aussi touché. Par exemple, j’ai réinterprété la cage [un élément récurrent dans le vocabulaire stylistique de Jean Paul Gaultier], de façon plus abstraite. L’exercice consiste à trouver son propre langage. Ce qui me séduit par-dessus tout dans l’univers de Jean Paul, c’est la perfection de ses lignes. En général, ce n’est pas ce que l’on remarque, mais c’est vraiment ce que moi j’en ai retenu. Si l’on fait abstraction du stylisme, de la musique et de l’aspect pop de ses défilés, une beauté très épurée apparaît, qui, à mes yeux, n’a pas été suffisamment soulignée. Le tailoring de Jean Paul est vraiment magnifique, et je voulais partir de cette base, qui pour moi est absolument époustouflante.

 

J. P. G. : Lorsque j’ai découvert la collection dessinée par Haider, j’ai vu avant tout une très belle collection couture. Je m’y suis retrouvé bien s’imaginer porter, avec beauté et rigueur, pas avec facilité. C’est une sorte de quintessence de la couture.

 

H. A. : Je voulais que le temps s’arrête pour quelques minutes, que le public puisse oublier ses problèmes et vraiment prendre le temps de regarder les vêtements, car c’est ce que permet la haute couture. Il s’agissait de créer un moment de paix, de calme. Pouvoir se poser dix minutes, dans le monde dans lequel on vit, c’est un luxe.

 

 

“Je voulais que le temps s’arrête pour quelques minutes, que le public puisse (…) vraiment prendre le temps de regarder les vêtements.” – Haider Ackermann

 

 

J. P. G. : Justement, cette lenteur, la façon dont vous avez fait marcher les mannequins… c’est ce que j’ai voulu faire lors de ma première collection couture. Au cours de ma carrière, j’ai proposé des défilés très spectaculaires, donc je n’ai aucune intention de critiquer cela, mais j’ai toujours aimé l’idée de présenter la haute couture dans les règles de l’art, comme on le faisait originellement, au cours de présentations qui s’adressaient à une cliente réelle et non abstraite. Dans les années 50, quand la haute couture était à son apogée, les clientes étrangères venaient à Paris découvrir les collections, passaient commande, partaient deux mois sur la Côte d’Azur le temps que les pièces soient fabriquées, puis revenaient chercher leur garde-robe dans la capitale. Dans mon tout premier défilé couture, en 1997, j’ai souhaité mettre à l’honneur les façons de présenter propres à cette époque. J’étais donc ravi de voir Haider le faire.

 

H. A. : C’est aussi pour moi une marque de respect portée à toutes ces heures de travail des ateliers. Il s’agit de pouvoir se concentrer vraiment sur les vêtements. Nous vivons à une époque où l’on parle davantage du contexte du défilé que des collections elles-mêmes.

Jean Paul Gaultier photographié par Peter Lindbergh.

Ces collections de couture saisonnières confiées à des créateurs vont aussi à l’encontre de l’esprit des innombrables “collabs” faites à la va-vite, et qui n’ont souvent ni queue ni tête…


H. A. : C’est un échange. Nous prenons ce que Jean Paul nous a offert pendant tant d’années, et nous essayons de le retranscrire pour lui.

 

J. P. G. : C’est aussi un exercice de style…

 

H. A. : … au cours duquel on apprend beaucoup sur soi-même. Et puis les archives de la maison sont extraordinaires. Il serait intéressant de les ouvrir à des étudiants, car à notre époque, où les références sont revisitées, remixées en permanence, il est utile de savoir d’où viennent certaines inspirations, de connaître leur origine. Pour ma part, j’étais émerveillé par la façon dont Jean Paul avait retravaillé les drapés de Mme Grès, par exemple. Mais après avoir vu toutes ces pièces, je les ai mises de côté car je ne voulais pas le copier.

 

J. P. G. : Et le résultat était, de ce fait, parfait. C’était du Haider Ackermann pour la couture de Jean Paul Gaultier.

 

H. A. : Dans vos collections, et dans vos archives, on lit aussi votre amour absolu pour les femmes. J’ai pris conscience que nous avons plusieurs choses en commun : le tailoring, le goût du voyage, l’amour des femmes…

 

 

“Nous vivons une époque où l’on parle davantage du contexte du défilé que des collections elles-mêmes.” – Haider Ackermann

 

 

Vous partagez aussi le fait d’avoir conçu des pantalons aux lignes sublimes, pour les femmes…


J. P. G. : Lorsque je faisais du prêt-à-porter, on me reprochait justement de proposer trop de pantalons et pas assez de jupes.

 

H. A. : Cela allait de pair avec la recherche d’une attitude, qui était très importante dans les défilés de Jean Paul. On n’a jamais vu de robes de princesse dans sa haute couture.

 

J. P. G. : Parce que les princesses ne m’inspirent pas ! [Rires.]

 

Jean Paul, que vous apportent ces moments où des créateurs présentent leur propre vision de votre héritage ?


J. P. G. : C’est un grand luxe que je m’octroie, de faire perdurer mon nom en choisissant les personnes qui vont le faire rayonner. Je suis très heureux qu’elles acceptent de le faire…

 

H. A. : Il serait difficile de ne pas accepter. Je pense que nous sommes tous là pour envoyer une lettre d’amour à Jean Paul, pour le remercier de tout ce qu’il nous a donné. C’est bien dans notre domaine, de respecter et d’admirer d’autres créateurs. Tout cela nous aide à nous élever. C’est très beau de constater que nous avons du respect les uns pour
les autres.

 

Surtout dans une époque où les créateurs, dans les maisons, sont plutôt assis sur un siège éjectable…


J. P. G. : Oui, c’est l’inverse de tout cela. Dans la salle, l’enthousiasme liait des générations et des profils différents qui vous suivent fidèlement l’un ou l’autre, de Catherine Deneuve à Timothée Chalamet en passant par Tilda Swinton. On sentait ces passionnés de mode liés par le respect qu’ils ont pour votre travail, que ce soit celui de l’un ou de l’autre…
 

H. A. : Jean Paul a été adoré et suivi par des personnes extraordinaires pendant tout son parcours. J’ai aussi cette chance. Et il était très émouvant de voir ces personnes réunies dans la salle. Car tous deux, nous sommes aimés, et je pense que cela se ressentait. La fidélité de toutes ces personnes fait partie des raisons pour lesquelles nous faisons et aimons ce métier.

 

J. P. G. : On dit souvent que la mode se démode, mais tout de même… ce n’est peut- être pas toujours le cas.