L’artiste Cécile B. Evans raconte son film dystopique et poétique pour le défilé Miu Miu
Invité par Miu Miu à réaliser un projet pour son défilé automne-hiver 2024-2025 au Palais d’Iéna, l’artiste américain Cécile B. Evans raconte les coulisses de ce court film dystopique et poétique, où iel interroge une fois de plus les structures de pouvoir qui conditionnent notre espèce.
Propos recueillis par Matthieu Jacquet.
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Numéro : Vous dévoilez pour le défilé Miu Miu un tout nouveau projet RECEPTION!, avec un court film déployé sur une installation multi-écrans dans l’espace du Palais d’Iéna. Comment le résumeriez-vous ?
Cécile B. Evans : Dès que j’ai été invité par Miu Miu, j’ai immédiatement souhaité travailler sur la mémoire. J’ai imaginé un film d’une minute trente centré sur un dialogue entre une femme et sa mémoire en train de s’envoler – une forme de réinteprétation du film Persona de Bergman (1966), qui mettait en scène une femme et son double. Cette femme, interprétée par l’actrice Guslagie Malanda [Saint-Omer, La Bête] incarne l’une des dernières traductrices humaines dans un monde qui connaît une crise du stockage. On la voit seule face à un hémicycle vide devenu un centre de stockage de données, en train de traduire en français la voix d’une femme parlant le gaélique irlandais. Elle a à sa disposition des outils tels que son appareil photo, sa clé USB, sa souris. Finalement, sa mémoire lui échappe, à son tour, et se dissémine dans l’espace.
Vos projets partent souvent de questions assez générales et philosophiques, que vous explorez à travers des storyboards et des échanges avec des spécialistes sur les sujets qui vous intéressent. Le procédé était-il similaire pour ce film ?
L’idée du film m’est venue en parlant avec ma médecin généraliste, qui m’expliquait comment la mémoire fonctionne dans le corps et le fait qu’elle y reste cachée, mais sous forme fragmentée. Lorsqu’on oublie un souvenir, ça ne veut pas dire qu’il a disparu mais qu’il s’est brisé et dispersé pour devenir un réseau que l’on n’arrive plus à déchiffrer. C’est exactement ce qui se passe lorsqu’on supprime un fichier sur nos ordinateurs ou nos smartphones, qui ne disparaît pas non plus brusquement. À travers tous mes projets, je m’intéresse à la manière dont, alors que nous existons dans tout un tas de systèmes et structures, nos émotions se rebellent contre eux lorsqu’elles s’y frottent. Nous sommes donc en constante négociation avec ce que l’on ressent et ne pouvons pas toujours tout contrôler, ce qui peut être très positif et nous donner le pouvoir d’agir. C’est à nouveau ce que j’ai voulu aborder ici, mais cette fois-ci du point de vue de la mémoire.
Je conçois toujours les émotions et la mémoire comme des objets physiques que nous portons avec nous.
Cette question de la mémoire est récurrente dans votre travail depuis une dizaine d’années. Votre nouveau projet s’attarde davantage sur le stockage numérique, véritable enjeu de ces prochaines décennies. Était-ce inspiré par des constats récents ?
Je conçois toujours les émotions et la mémoire comme des objets physiques, tout comme les données, dont nous commençons en effet à peine à mesurer le coût écologique et matériel. Jusqu’ici, les entreprises ont toujours cherché à le masquer, comme si la gestion de la data était magique et sans conséquence. Au fil de notre évolution en tant qu’êtres humains, nous avons mis sous le tapis le fait que nous portons physiquement avec nous nos vies et nos souvenirs, alors que c’est une idée essentielle. Le personnage de l’un de mes précédents films, What the Heart Wants (2016), était un souvenir qui avait survécu à son propriétaire. Des siècles plus tard, on le voyait flotter dans l’espace en tant qu’entité. C’était une manière pour moi de poser la question : comment survivent nos souvenirs ?
Plus concrètement, comment votre film se transpose-t-il dans l’espace du Palais d’Iéna, et se synchronise-t-il avec le déroulement du défilé ?
Quand on réalise une installation, c’est important de transformer l’expérience de l’espace pour les visiteurs. Au Palais d’Iéna, nous avons installé ces “chandeliers-écrans” sur lesquels on voit distinctement un espace de stockage, installé dans l’hémicycle vide. C’est une forme de mise en abîme de la scénographie du défilé. Nous diffusons ensuite le court-métrage sur un grand écran, comme au cinéma. Au moment du film où la mémoire du personnage s’échappe pour intégrer ses outils de stockage, celle-ci quitte l’écran principal pour envahir les chandeliers. C’est à ce moment-là que la première mannequin apparaît.
Je ne veux pas être artiste pour me placer en haut d’une hiérarchie pyramidale d’où je donnerais aux gens les réponses à leurs questions.
Avant le début du film, on aperçoit déjà l’actrice sur ces chandeliers-écrans, en train d’attendre, comme un miroir des invités qui attendent que le défilé commence…
L’année dernière, j’ai assisté à un défilé Miu Miu et j’ai découvert ce moment inconfortable d’attente avant que le spectacle commence, où les invités s’ennuient et ne savent pas trop quoi faire, regardent leur téléphone, et restent immobiles pendant trente minutes après avoir couru pour arriver à temps. Sur les écrans des chandeliers, on retrouve cet état de latence lorsque l’on voit le personnage jouer machinalement avec son smartphone et son ordinateur, parler à quelqu’un hors du cadre, ou encore lorsqu’on aperçoit les coulisses du tournage. J’aime beaucoup que l’espace physique me permette de jouer avec la transparence de mes œuvres, et crée cette mise en abîme.
L’idée de “mise en abîme” est en effet centrale dans votre pratique, puisque vos œuvres mettent souvent en scène les structures et outils avec lesquels vous travaillez pour les réaliser. Ainsi, elles brisent le quatrième mur avec le spectateur.
C’est ce que j’adore dans mon travail. Devant mes films, je veux que le public soit conscient de ce qu’il regarde et se sente libre d’agir, de les critiquer et de se les approprier. Je ne veux pas être artiste pour me placer en haut d’une hiérarchie pyramidale d’où je donnerais aux gens les réponses à leurs questions. Je suis moi aussi un être humain qui me pose, comme tout le monde, des interrogations existentielles, et le fait de les explorer par ma pratique artistique est surtout un grand privilège.
En quoi était-il différent pour vous de travailler pour un défilé de mode plutôt qu’une exposition ?
Le plus dur, c’était le rythme de création, très court et rapide. J’ai été invité par Miuccia Prada il y a deux mois, là où je prends habituellement deux années de travail pour chaque projet. Je ne ferais pas ça tout le temps mais cela a été très stimulant en terme de production ! Par ailleurs, j’apprécie beaucoup ce moment éphémère et bref d’abandon qu’est le défilé, très nouveau pour moi et bien différent de la temporalité longue d’une exposition.
Devant mes films, je veux que le public soit conscient de ce qu’il regarde et se sente libre d’agir, de les critiquer et de se les approprier.
Vous avez l’habitude de vous entourer d’une grande équipe pour votre travail. Ici, vous avez travaillé avec l’actrice Guslagie Malanda, les musiciens Nguzunuzu, Joe Namy, Christelle Oyiri et Joseph Schiano di Lombo pour la bande-son, l’agence OMA – agence d’architecture de Rem Koolhaas, collaboratrice historique de la maison Prada – pour la scénographie, et bien sûr Miuccia Prada et Dario Vitale (directeur créatif de Miu Miu). Comment ces collaborations ont-elle nourri le projet ?
C’était une collaboration étonnamment ouverte où tout le monde s’est beaucoup impliqué. Entouré de tous ces génies, je me suis senti très libre : bien que j’avais carte blanche je recevais toujours des retours immédiats sur mon projet, ce qui était très agréable. J’ai notamment eu beaucoup de chance de travailler avec OMA, car j’assure généralement seul toute la partie scénographique de mes œuvres, ce qui m’angoisse beaucoup. Grâce à eux, je me suis sentie soutenu et j’ai pu bénéficier de leur expertise sur des choses très pratiques, comme la manière dont les mannequins et les invités peuvent circuler dans l’espace.
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