“J’ai abordé cette collection avec l’envie de tout détruire”, rencontre avec le créateur de Sankuanz
Epines, clous, cuir et épaules XXL : la collection automne-hiver 2021-2022 du label Sankuanz est taillée pour un nouveau monde hostile dont l’humain porte sur lui les stigmates. Pour Numéro, Shangguan Zhe, le créateur chinois derrière le label, revient sur les origines de ce vestiaire inédit dévoilé de nuit dans un quartier de Hangzhou.
Propos recueillis par Matthieu Jacquet.
Un monde au bord de l’implosion, Shangguan Zhe l’a pressenti depuis plusieurs années. Dès le lancement de son label Sankuanz, le créateur chinois dévoile dans des décors post-apocalyptiques un vestiaire sombre appelant à la protection. Pour sa collection automne-hiver 2021-2022, c’est au sein de la ville de Hangzhou, dans son pays d’origine, que le jeune homme a choisi de mettre en scène ses pièces. D’un édifice métallique imitant la tour Eiffel, les modèles descendent de nuit dans les allées bordées d’immeubles, sur le rythme effréné d’une musique originale du groupe STOLEN. Entre les ensembles couverts de clous, les assemblages de ceintures en cuir, les épaules pointues et parkas camouflage, les nouvelles pièces du label semblent parés pour affronter un environnement hostile. Sur certaines, Shangguan Zhe a également laissé parler le hasard et l’énergie de la destruction, brûlant les extrémités d’un denim ou invitant l’artiste Zhou Yilun à les parsemer le tissu de jets de peinture colorés. Pour Numéro, le créateur revient sur les origines de cette collection et partage sa vision sombre d’un monde en crise.
En cette période inédite qui a reconfiguré un grand nombre de choses, la mode ne faisant pas exception, avez-vous constaté et vous-mêmes provoqué des changements pour votre label et votre manière de travailler ?
Le changement principal pour moi est que désormais, je veux que ma création et ma vie soient un peu plus pures et extrêmes. C’est la seule manière pour moi d’aller plus loin et en profondeur. À une époque où tout est incertitude, tout ce que je peux faire en tant que créateur c’est faire davantage attention à moi.
Le décor presque post-apocalyptique de la collection crée un parallèle entre la Chine et Paris, incarnée par cette réplique de la tour Eiffel. La première est votre pays d’origine et la seconde, la ville où vous travaillez et vous présentez vos collections. Pourquoi souhaitiez-vous mettre cela en avant dans la vidéo ?
Tout le monde interprète ce choix différemment. Pour moi, c’est avant tout le côté absurde, dramatique et même un peu d’humour noir qui en ressortent. Il y a beaucoup de répliques similaires aux quatre coins de la Chine et ces bâtiments sont complètement intégrés à la vie quotidienne des habitants de ces régions, qui bavardent et dansent aux alentours pendant leur temps libre. Ces différentes cultures se mélangent sans obstacle. D’ailleurs, il y a même un “Champs-Elysées” et un “Palais de Versailles” non loin de cette tour.
Dans toutes vos collections, on ressent une ambiance dystopique, froide et sombre, mais elle semble dans celle-ci plus affirmée que jamais. On y perçoit vraiment le vêtement comme un outil de défense et de protection. Cela reflète-t-il votre état d’esprit quand vous l’avez créée ?
J’ai abordé cette collection avec le désir de tout détruire. Vers la fin de sa conception, l’artiste Zhou Yilun et moi étions mêmes prêts à brûler toute la collection. Ce qui s’est passé en 2020 était déprimant : la pandémie, la situation internationale, la politique, les émeutes, tout ces événements ont séparé les humains les uns des autres et fait que le monde est devenu comme une île. Et cela est parti pour durer. Quant à la protection et la destruction, elles ont toujours été les thèmes principaux des collections Sankuanz et sont très proches de l’environnement dans lequel on vit.
Dans les pièces créées cette saison, on retrouve de nombreux éléments empruntés à la mode punk : les pointes, le cuir, les pins, les clous… Vous êtes-vous particulièrement inspiré de ce mouvement et d’autres contre-cultures ?
Je me suis simplement approprié quelques éléments décoratifs très communs dans la culture underground. Pour moi, il ne s’agit pas tant de montrer ces cultures niches que d’utiliser les caractéristiques de ces éléments et les émotions qu’ils convoquent pour construire mon propre paysage. Mon processus créatif s’apparente à celui des musiciens qui samplent des musiques pour les réassembler entre elles. Si mes collections étaient des morceaux de musique, ces éléments empruntés à la pop culture seraient une mélodie entraînante et reconnaissable. Ils permettent d’entrer plus rapidement dans la collection et de comprendre certaines de ces caractéristiques.
Quels matériaux et techniques avez-vous utilisé cette saison ?
Beaucoup de vêtements et de matériaux sont faits main dans cette collection, des robes tissées directement avec des chaînes aux pièces en denim finies au chalumeau. J’ai voulu matérialiser un effet très brut voire vulgaire avec tout l’artisanat qui caractérise les biens de luxe.
Deux artistes ont également été invités à travailler sur cette collection, pouvez-vous nous parler de ces collaborations ?
La musique de la présentation a été composée par STOLEN, un groupe chinois de new wave que j’admire beaucoup. Ils ont commencé à l’écrire en même temps que moi la collection, et nous avons échangé nos idées à mesure que nous avancions. La collaboration avec l’artiste Zhou Yilun était différente. Ses œuvres sont régies par le hasard et renferment une grande énergie de destruction. Je lui ai donc envoyé mes pièces pour qu’il les peignent une fois finies, sans aucune communication entre nous, ni même en amont.
Avec les confinements et les premières Fashion Weeks digitales, nous avons vu émerger de nombreuses initiatives virtuelles des créateurs. Quel regard posez-vous là-dessus ?
Beaucoup de choses changent de manière irréversible. Tout le monde devrait s’adapter au nouvel environnement et trouver des manières d’innover, non seulement dans les formats de présentation mais aussi dans les business models et modes de promotion. C’est peut-être là l’impact positif de l’épidémie sur l’industrie de la mode, mais la tendance devrait être la même, pandémie ou pas. Cette dernière a juste accéléré le processus. En réalité, même avant 2020 il y avait déjà beaucoup d’exemples concluants.