Expo : de Chanel à Germanier, comment la mode éclaire l’histoire de l’art
Entre deux Fashion Weeks, le Centre Pompidou inaugure un nouveau parcours temporaire ponctué de vêtements d’archives et contemporains en dialogue avec les œuvres du musée. Commissaire de l’exposition, Laurence Benaïm revient sur sur trois de ces vis-à-vis entre mode et art, avec des pièces signées Chanel, Issey Miyake et Germanier.
Propos recueillis par Camille Bois-Martin.
“La traversée des apparences” au Centre Pompidou : un dialogue foisonnant entre mode et art
En plein cœur du Centre Pompidou, des trésors de mode s’invitent actuellement dans le parcours permanent du musée parisien. Installés près de certains tableaux et sculptures, ces seize ensembles, entre pièces d’archives et créations contemporaines, créent ainsi un dialogue inédit avec des œuvres d’art de la plus grande collection d’art moderne en Europe, auxquelles ils semblent soudainement faire écho : traits épais ou fins, lignes droites ou courbes, équilibre entre les vides et les pleins, contrastes de couleurs vives ou encore camaïeux de tonalités plus sombres… Les affinités formelles entre ces créations sont nombreuses et variées, permettant de découvrir les œuvres, souvent accrochées depuis des années sur les mêmes cimaises, sous un nouveau jour. “On a parfois l’impression que dans un musée, on peut juste circuler, considère Laurence Benaïm, spécialiste de la mode à l’origine de ce nouveau parcours. Mais si on prend le temps de rester devant une œuvre, peu à peu, les formes s’emparent de vous.”
Pour cet accrochage présenté jusqu’au 22 avril prochain, le Centre Pompidou a pu piocher dans les fonds exceptionnels du Palais Galliera et du musée des Arts décoratifs de Paris, mais aussi dans les archives de certaines maisons telles que Margiela. Pour autant, il ne s’agissait pas pour la journaliste et écrivaine française de simplement mettre en parallèle des robes dites “tableaux” avec des œuvres dont elles reprendraient simplement le motif. “C’est là même tout le piège”, nous explique-t-elle. L’imaginaire est beaucoup plus riche. Il est plein de paradoxes, d’émotions, de liens qui ne sont pas liés à l’imitation, mais plutôt à la suggestion”.
Ainsi croise-t-on au cinquième étage du Centre Pompidou un tailleur Bar de Christian Dior, dont l’obsession de la ligne fait écho à la pratique du peintre américain Ellsworth Kelly (1923-2015). Près des Mariés de la Tour Eiffel (1938-1939) de Chagall, une robe Iris van Herpen semble figée dans le même envol que les personnages du tableau, tandis qu’un ensemble de la collection printemps-été 2021 de Marine Serre semble matérialiser les formes d’une peinture de Marcel Duchamp exposée juste derrière lui.
1. La petite robe noire Chanel et les Années folles allemandes de Christian Shad
“Cette pièce des années 1925-1930 fait vraiment partie du patrimoine de Chanel car elle a révolutionné l’image de la petite robe noire, que Gabrielle Chanel a transformé de vêtement de deuil en vêtement de mode, depuis devenu indispensable au vestiaire féminin. Cette pièce est l’expression pure de la maison, avec les motifs en arabesques sur la dentelle qui ont été sa signature et témoignent du lien de la créatrice avec les Années folles, l’Art déco et le graphisme.
J’ai choisi de la mettre en face d’un tableau du peintre allemand Christian Schad, intitulé Sonja (1928). Son sujet évoque les nuits berlinoises des années 20 où, peut-être, cette robe Chanel a été portée… Le vêtement porté par la femme au cœur de la toile ressemble également comme deux gouttes d’eau à la pièce, que j’ai exposée à côté. Finalement, c’est un peu comme si la robe surgissait tout à coup du tableau.”
2. Le plissé d’Issey Miyake et les griffures de Hans Hartung
“Je voulais profiter de cette exposition pour montrer le travail extraordinaire d’Issey Miyake. Cette pièce a été originellement conçue pour un ballet de William Forsythe [joué en 1992 au Théâtre du Châtelet]. On y retrouve tous ces plissés, spécialité du créateur japonais, qui accompagnaient le mouvement des danseurs. J’ai choisi ici de la confronter à la toile La proie de Hans Hartung de 1955, dont l’accumulation de traits noirs semble répondre à celle du vêtement.
Plus que ces griffures et plissés, je trouvais intéressant de montrer cette forme d’envol, de geste arrêté que l’on devine à la fois dans le plissé des vêtements du créateur japonais et dans le geste du plasticien allemand. J’aime aussi l’idée de fêlure, que l’on ressent à la fois dans le travail d’Issey Miyake, né à Hiroshima, et de Hans Hartung, qui porte en lui les stigmates de la Seconde Guerre mondiale. C’est l’une des confrontations les plus sensibles et émotionnelles de l’exposition.”
3. Des perles d’Ottinger aux robes surcyclées de Kevin Germanier
“Kevin Germanier a conçu cette robe surcyclée à partir de fils de pêche et de perles. C’est une sorte d’alien brodé, de créature qui vient faire irruption au milieu du Centre Pompidou, dont les couleurs et les formes font écho à une toile d’Ulrike Ottinger, Liebsperlen (Perles d’amour) [1967]. Cette artiste de l’avant-garde allemande a documenté le Paris des années 60 au sein de ses peintures et de ses films, de la même manière que Kevin Germanier documente aujourd’hui notre société de consommation en s’emparant de ses déchets, de ses chutes de tissus, de ses invendus…
Dans ces deux créations, c’est vraiment la matière qui nous guide. Cette confrontation m’a donc parue évidente, entre les perles qui se déploient en 3D, au travers de l’ADN multicolore de Germanier, et les perles peintes contenues dans le cadre du tableau d’Ottinger. C’est presque comme si le couturier s’était servi dans la toile pour en broder les perles sur sa silhouette ! Ce duo crée un ensemble à la fois joyeux, post-apocalyptique et très pop.”
“La traversée des apparences. Quand la mode s’invite au Musée”, exposition sous le commissariat de Laurence Benaïm, jusqu’au 22 avril 2024 au Centre Pompidou, Paris 4e.