De Pasolini à la crise climatique… Pierpaolo Piccioli, directeur artistique de Valentino, dialogue avec l’artiste et le commissaire du pavillon italien de la Biennale de Venise
Pour la première fois dans l’histoire de la Biennale de Venise, la maison Valentino s’engage auprès du pavillon italien en tant que mécène principal. À cette occasion, son directeur artistique Pierpaolo Piccioli dialogue pour Numéro art avec l’artiste Gian Maria Tosatti et le curator Eugenio Viola. Dans le bâtiment métamorphosé, le duo convoque les fantômes de l’histoire industrielle de l’Italie et la crise climatique pour imaginer un avenir réconcilié avec la nature. Une expérience troublante, intense et émouvante.
Par Thibaut Wychowanok.
Des machines, des moteurs et des palettes se déploient dans l’immense espace du pavillon italien. Elles sont à l’arrêt, vestiges de l’âge d’or de l’industrialisation italienne des années 50 et 60. Un transistor, que les derniers occupants auront oublié d’éteindre, émet une légère musique qui vient troubler la pesanteur de ce monde perdu, désindustrialisé, déshumanisé. Avec “History of Night and Destiny of Comets”, Gian Maria Tosatti recrée dans ses moindres détails l’univers des usines abandonnées par la crise économique et sanitaire. Une autre salle de l’entrepôt, tout aussi gigantesque, accueille les reliques d’un vaste atelier de confection. Là aussi, les femmes et les hommes ont disparu. Une plus petite pièce forme une chambre d’ouvrier. Tout y est fruste, vieilli, jusqu’au crucifix suspendu au-dessus du lit. Même Dieu semble avoir abandonné les lieux. L’artiste italien offre à la Biennale de Venise une œuvre totale : un monde recréé de toutes pièces dans de vastes hangars. Opéra en sourdine sur la désindustrialisation, la pandémie et les effets du changement climatique, l’ensemble forme un commentaire tourmenté et émouvant sur l’état de l’Italie en deuil de son “miracle économique”, tout autant que sur l’état du monde. Une Terre d’où les Hommes sont effacés, détruits par la revanche de la nature et leur propre folie. Ils sont pourtant partout présents, par leurs traces et leurs fantômes qui hantent les lieux et font de la traversée du pavillon une odyssée dans les limbes. Acte final de ce voyage, l’eau de la lagune recouvre ce qui semble avoir été autrefois une rue. Des lampadaires émergent encore. Mais la lumière provient de lucioles. La nature a repris ces droits dans ce monde apaisé.
Numéro : Le pavillon se décompose en différentes salles. Chacune offre une expérience et une ambiance particulière : industrielle avec l’entrepôt, intimiste avec la chambre d’ouvrier, ou encore ouverte sur la nature avec cette salle envahie par les flots. Comment avez-vous élaboré “History of Night and Destiny of Comets” ?
Eugeno Viola : L’ensemble forme une œuvre unique bien que, conceptuellement, nous pouvions parler de deux actes. Le premier est historique : il se concentre sur la relation entre l’être humain et son environnement. Ce fut le point de départ de notre conversation avec Gian Maria Tosatti. Je lui ai demandé de s’intéresser à cette période de métapandémie que nous traversons actuellement. Nous avons décidé d’exprimer cette relation de dupe entre l’Homme et la nature à travers la métaphore de l’ascension et la chute du rêve industriel italien des années 60. Une mélancolie se déploie au sein d’installations très théâtrales jusqu’à aboutir à un moment cathartique : les lucioles et la paix au milieu de l’eau. C’est un moment optimiste qui nous invite à penser que le meilleur est à venir, qu’il est possible de survivre “malgré tout”.
Pierpaolo Piccioli : Lorsque la maison Valentino a décidé d’être le sponsor principal du pavillon, j’avais lu de nombreuses choses sur le projet, et bien sûr discuté de sa réalisation avec Gian Maria Tosatti et Eugenio Viola. Mais en faire l’expérience, comme je viens de le faire aujourd’hui, est tout autre chose. Vous êtes submergés par les émotions. La première partie vous fait ressentir dans votre chair l’idée que quelque chose a échoué. J’ai ressenti l’histoire de l’Italie. J’ai ressenti les erreurs qui allaient avec cette histoire. J’ai ressenti le vide. Le final de l’œuvre est tout aussi émouvant et poétique, plein d’espoir en un sens. C’est une invitation à inventer un nouveau futur. Oui, comme le dit si bien Eugenio, cette fin est cathartique.
“History of Night and Destiny of Comets” a été créé pour la Biennale de Venise, la ville de la beauté mais aussi celle du tourisme de masse, de la globalisation, de la pollution de l’eau et des difficultés industrielles. Comment Venise s’est-elle intégrée à votre travail ?
Gian Maria Tosatti : Je suis habitué à travailler dans des espaces très forts et à me battre contre eux, à essayer de les transformer. Pour ce projet, parce que nous ne pouvions pas modifier totalement l’architecture des lieux – le pavillon italien doit demeurer tel qu’il est pour les prochains artistes –, il a fallu travailler avec l’espace plus subtilement. Nous avons essayé d’absorber quelque chose de son histoire qui le relie à l’industrie. En réalité, il existe une vraie analogie entre Venise et ce que nous avons fait. Ce matin, un journaliste est venu me voir, très ému. Il voulait absolument amener son père ici parce qu’il avait été ouvrier pendant des années à Marghera, le quartier industriel de Venise. Pour lui, j’avais transporté Marghera de sa périphérie au cœur de Venise. La Biennale est d’habitude consacrée à l’art et à la beauté, alors que Marghera est un scandale qu’on refuse le plus souvent de voir. J’ai voulu placer ce scandale au cœur de la Biennale. Ce que nous montrons n’est pas seulement Marghera : la même chose se passe dans toute l’Italie, les mêmes entrepôts, les mêmes grandes constructions industrielles, de la Sicile au Piémont. Ce que nous amenons ici est l’autre visage de l’Italie, l’autre visage du Grand Tour et de la beauté de villes comme Naples, Rome ou Venise. L’Italie, c’est Venise et Marghera, le Grand Tour et des boîtes de béton au sein desquelles des personnes travaillent dur. À Venise, les touristes prennent toujours des photos des magnifiques palazzo) en tournant le dos à Marghera. Et c’est un choix. Mon choix est de ne pas tourner le dos. Un artiste ne doit jamais tourner le dos à quoi que ce soit. Il doit être dévoué à la vérité.
Pierpaolo, vous avez présenté votre défilé haute couture automne-hiver 2021-2022 à Venise, sur l’eau. Quelle est votre relation à cette ville ?
Pierpaolo Piccioli : Nous sommes tous très conscients de la beauté de Venise. Mais au-delà, je pense que la ville représente également l’Italie d’aujourd’hui. Une Italie où les gens peuvent être témoin du temps, de l’histoire, de l’art (et pas seulement de l’art italien). La culture signifie encore beaucoup ici. Venise est une sorte de promesse de ce que peut être l’Italie. Un lieu où il est possible de penser, comme le montre le pavillon de Gian Maria Tosatti. Bien sûr, l’eau est une part importante de sa beauté. Elle insuffle une tension. Elle incarne aussi sa fragilité. Venise est si humaine finalement. Vous y ressentez Marghera et la beauté, ensemble, en même temps. C’est une ville qui a toujours su renaître de la destruction pour devenir quelque chose d’autre. Cette promesse d’un futur est quelque chose que je souhaite de tout cœur à l’Italie.
Quel regard portez-vous sur l’Italie et sur son histoire récente ?
Gian Maria Tosatti : Beaucoup de gens, lors du vernissage, me demandaient pourquoi j’utilisais autant l’imagerie des années 50 et 60, mais toutes les usines que vous voyez dans le pavillon sont des entreprises qui ont fait faillite pendant la pandémie. Il s’agit de l’Italie d’aujourd’hui ! Notre vision du travail est toujours coincée dans les années 50 et 60 et n’a pas évolué pour s’adapter à la réalité contemporaine. Elle ne s’est pas renouvelée pour devenir durable. C’est pourquoi nous faisons face à une telle crise aujourd’hui. Mais mon œuvre se veut optimiste. Je crois que nous sommes de plus en plus conscients de l’ère dans laquelle nous sommes. Nous voyons plus clairement ce que nous avons laissé derrière nous, et ce qui nous attend, même si c’est un futur apocalyptique. Nous devons suivre l’ordre de la nature car la nature nous conduit toujours à quelque chose de nouveau et de beau. Nous devrions faire plus confiance à la nature même si elle commence à être rude à notre égard.
À la fin du pavillon, la nature reprend ses droits. L’eau recouvre le monde humain…
Eugenio Viola : Pendant la première pandémie, l’activité humaine et industrielle a été obligée de s’arrêter brutalement. L’eau à Venise, qui est si verte et si sale, est soudainement devenue claire. La nature finit toujours par gagner. Même si nous la forçons. Même si nous essayons de la dominer.
Gian Maria Tosatti : La pavillon est rempli de très belles choses. Ce moment de poésie où l’eau recouvre les lieux. Ou encore ce tourne-disque qui joue une chanson très romantique de Gino Paoli, Senza Fine. Nous sommes aussi à proximité des giardini, de leurs arbres en fleurs… Il n’est pas question que de ténèbres. J’ai voulu apporter ici la beauté et l’obscurité. Une vision globale.
“History of Night and Destiny of Comets” forme d’ailleurs un opéra dont les moindres détails sont extrêmement travaillés. Je pense au rôle du silence et au son : le bruit d’un radio, d’une porte qui claque, ou de l’eau qui travaille à créer une ambiance inquiétante…
Gian Maria Tosatti : Un artiste n’est pas un auteur, mais un traducteur. Le traducteur du Zeitgeist. Ma tâche n’est pas de dire, d’expliquer, mais de traduire de la meilleure façon. Et il n’y qu’une manière durable de la faire, c’est en étant exact. C’est-à-dire en créant une symphonie où rien n’est laissé au hasard. Chaque élément doit être réglé à la perfection. Lorsque j’élabore une œuvre, je la construis comme une équation mathématique. Si vous prenez les lampes installées dans le pavillon, nous ne pouvions utiliser des lampes originales pour des questions de sécurité. J’ai donc demandé à ce qu’on les reproduise sans le verre qui posait problème. Elles paraissent pourtant identiques. Il en va de même pour le son de chaque objet. J’ai grandi en rêvant d’être chef d’orchestre. Et je crois après toutes ces années que je peux dire que je suis chef d’orchestre. Contrairement à un peintre ou à un sculpteur, je ne travaille jamais seul dans mon atelier. Les lieux que j’investis sont comme des théâtres peuplés par une équipe d’une quarantaine de personnes, des techniciens aux machines. Tous œuvrent dans le même sens pour créer une harmonie qui touche directement au cœur.
Puisque nous évoquons le rôle de l’artiste, quel est-il pour vous Pierpaolo ? Quel rôle joue-t-il dans la société, et pour vous personnellement, puisque vous avez collaboré avec nombre d’entre eux, notamment pour votre collection couture présentée à Venise ?
Pierpaolo Piccioli : Lorsque j’ai commencé à travailler sur cette collection, j’ai ressenti le besoin de me connecter à d’autres personnes. J’avais besoin d’initier de nouvelles conversations, de découvrir de nouveaux points de vue. Je n’ai jamais pensé que la mode était un art. La mode est un langage et l’art en est un autre. Je déteste que l’on parle d’une collection en disant : “c’était tellement bien que c’en est presque de l’art”. La mode n’a pas à prétendre être de l’art. L’art existe par lui-même, il n’a pas besoin d’être expliqué. C’est une urgence, quelque chose de très personnel. La mode, bien sûr, peut aussi être très personnelle. Et elle transmet également des valeurs. Mais elle est toujours liée au corps, à quelqu’un d’autre. Ceci dit, l’art et la mode peuvent partager des valeurs et transmettre les mêmes idées, chacune avec son langage propre. Pour ma collection présentée à Venise, je n’ai pas voulu utiliser les artistes et leurs œuvres comme un arrière-plan, un packaging pour les vêtements. La plupart des artistes avec lesquels j’ai collaboré sont des peintres parce que j’avais envie de donner à leurs tableaux une tridimensionnalité. L’idée n’était pas de simplement apposer leurs œuvres sur des robes, mais de travailler avec les ateliers pour trouver à chaque fois une réponse à la singularité d’un tableau via le type de vêtement et le type de techniques – du patchwork à la broderie en passant par les soies peintes à la main.
J’aimerais finir cet entretien sur les lucioles qui clôturent l’expérience du pavillon. Que représente cette présence de la nature à la fin de l’exposition ?
Gian Maria Tosatti : Le 1er février 1975, Pasolini a publié un article intitulé ‘Il vuoto del potere in Italia’ (The Power Void in Italy). Il expliquait que les politiciens et les gens aux responsabilités ne luttaient que pour s’accaparer plus de pouvoir. Et alors que se répandaient ces petites guerres intestines, les lucioles disparaissaient. L’Italie n’était plus capable d’avoir une vision globale de ce qui se passait. Il parlait bien évidemment de la catastrophe climatique qui s’annonçait et qui se révèle aujourd’hui dans toute son actualité. Et c’était il y 50 ans !
Pierpaolo Piccioli : Le texte d’un homme parmi les plus visionnaires…
Gian Maria Tosatti : Si visionnaire qu’il n’est toujours pas compris aujourd’hui. Nous n’avons pas inversé le processus en cours. Avec le pavillon italien, nous plongeons un peu plus dans le futur. Un avenir où la nature sera restaurée. Les lucioles viennent de là. Ce sont des messagers de la paix que nous avons à reconstruire avec la nature. Pasolini nous parlait de ces messagers il y a longtemps. Et nous n’écoutions pas assez.