9 jan 2025

Comment une pièce mode devient-elle iconique ? Réponse avec la curatrice Maria Luisa Frida

Alors que Memorabile. Ipermoda, la nouvelle exposition de Maria Luisa Frisa, bat son plein jusqu’au 23 mars 2025 au MAXXI de Rome, Numéro a rencontré l’une des pionnières du mariage entre la mode et l’art. Dans un entretien exclusif, la curatrice italienne nous explique comment une pièce mode devient iconique.

Vue de l'exposition Memorabile. Ipermoda au Roma Museo MAXXI.
Vue de l’exposition Memorabile. Ipermoda au Roma Museo MAXXI.

Aujourd’hui, mêler la mode et l’art tient presque de l’évidence, comme tendent à le prouver les nombreuses expositions mode qui, à travers le monde, attirent une foule de visiteurs. Pourtant, il y a de cela seulement quelques décennies, la connexion ne paraissait pas aussi limpide.

Si en France des curateurs comme Olivier Saillard ont effectué un travail remarquable, pour nos voisins de la botte italienne, c’est Maria Luisa Frisa qui tient le rôle de pionnière.

Curatrice, historienne, enseignante, rédactrice en chef, autrice… Slasheuse avant l’heure, elle a su apporter des éclairages sur la mode, son fonctionnement, son histoire et continue à nous faire réfléchir sur la place occupée par l’industrie dans nos sociétés contemporaines.

La mode est un sismographe extraordinaire pour comprendre la contemporanéité, pour l’interroger. C’est un espace d’inclusion, où la diversité peut s’exprimer librement. C’est le lieu où l’on peut affiner les questions qui nous permettent d’interroger qui nous sommes et où nous allons. Un lieu privilégié d’observation et d’expérimentation”, réfléchit-elle au cours de notre interview. Rencontre.

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Vue de l’exposition Memorabile. Ipermoda au Roma Museo MAXXI.

Maria Luisa Frisa, formée à l’école Giorgio Armani

Je ne pourrais pas choisir une image, ce serait une erreur. Et surtout, cela ne prendrait pas en compte l’image qui est produite et qui circule actuellement”, assène Maria Luisa Frisa lorsqu’on lui demande si une image de sa nouvelle exposition illustre particulièrement la mode actuelle. Une réponse qui représente assez bien le caractère de cette historienne de l’art italienne, qui a fait son entrée dans la mode en devenant la rédactrice en chef du magazine Emporio Armani.

Nous sommes en 1988 lorsque le fondateur de la maison milanaise et sa sœur, Roseanna Armani, décident de transformer le lookbook d’Emporio en un magazine qui retranscrirait le lifestyle de la marque. Et c’est à elle qu’ils pensent et ce même si, comme le glissera elle-même lors d’une interview, elle n’avait pas le style Armani pour autant.

On pourrait trouver étrange qu’une spécialiste de l’art contemporain, qui se décrit à l’époque comme critique d’art militante, se retrouve à la tête du magazine de l’un des designers les plus importants de l’époque. Mais comme elle l’avouera elle-même : “Ce fut une révélation pour moi que la mode puisse être une plateforme pour observer la culture contemporaine”.

Chez Armani, elle apprend les rouages de l’industrie, le travail de coulisses souvent invisible aux yeux de la clientèle autant que du grand public. Et surtout elles rencontrent les acteurs de la mode et voit passer au fil des numéros des photographes désormais de renom, à l’instar de Dominique Issermann, Peter Lindbergh, Aldo Fallai, mais aussi Enrique Badulescu… Loin de l’éloigner du monde de l’art, sa découverte de la mode lui fait au contraire mettre le doigt sur le pouls d’un carrefour aujourd’hui incontournable.

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Vue de l'exposition Memorabile. Ipermoda au Roma Museo MAXXI.
Robe Marni printemps-été 2024 de Francisco Risso. Vue de l’exposition Memorabile. Ipermoda au Roma Museo MAXXI.

Je tiens à insister sur l’importance qu’a eue Armani, non seulement en tant que créateur de mode à l’origine de l’“uniformemoderne pour l’homme comme pour la femme, mais aussi comme communicant. Il a renouvelé le langage de la mode, la stratégie publicitaire et de ce point de vue-là, mon expérience professionnelle dans cette grande industrie de création a profondément influencé mon parcours ultérieur et m’a conduite là où je suis aujourd’hui”, exprimait Maria Luisa Frisa dans l’article Tout le monde est un curateur de Gabriele Monti publiée dans l’ouvrage La mode exposée de Luca Marchetti. L’art de la curation, c’est d’ailleurs ce qu’elle enseignera pendant près de vingt ans, elle qui a ouvert en 2005 le département mode de IUAV, l’université de Venise jusqu’alors réputée pour son enseignement de l’architecture et des Arts.

Sous son égide seront ainsi formés nombre des acteurs de la mode italienne qui travaillent dans tous les pans du secteur, aujourd’hui encore. “Je suis très intéressée par le milieu universitaire”, commence-t-elle à expliquer quelques semaines après l’ouverture de sa nouvelle exposition, “je l’ai toujours perçu comme un espace de rencontre, où il n’y a pas de transmission unidirectionnelle de connaissances, mais un échange constant avec les étudiants. J’ai fondé le cursus de trois ans en Design de Mode à l’Université IUAV de Venise en 2005 et depuis lors, l’enseignement et la recherche font partie intégrante de ma vie quotidienne. C’est aussi la raison pour laquelle j’ai dédié le texte que j’ai écrit pour le livre Memorabile. Ipermoda à mes étudiants, également parce que depuis septembre dernier, j’ai pris ma retraite de mon rôle de professeur et j’ai pensé qu’il était important de reconnaître cette partie importante de ma vie professionnelle et le rôle central pour moi qu’ont eu les échanges avec eux”.

Vue de l'exposition Memorabile. Ipermoda au Roma Museo MAXXI.
Vue de l’exposition Memorabile. Ipermoda au Roma Museo MAXXI.

La curation de mode, tout un art

Au cours de ses 36 ans de carrière, Maria Luisa Frisa semble ne s’être jamais empêchée de mener de front plusieurs activités. Et si elle est autrice de nombreux ouvrages, c’est la curation qui lui donnera une aura particulière autant en Italie qu’à l’international. Parmi ses moments les plus marquants, elle se souvient de l’époque où elle était curatrice pour la Fondazione Pitti Discovery.

Ce fut un moment extraordinaire qui m’a permis de réaliser des expositions et des livres qui sont encore aujourd’hui des moments fondamentaux dans ma façon de lire et d’interpréter la mode, les arts contemporains et la culture visuelle qui nous définissent”, se souvient-elle. “Une exposition qui m’est très chère et qui a représenté un moment charnière dans ma carrière est certainement Excess. Fashion and the Underground dans les années 80 au Pitti Uomo en 2004, car elle a raconté l’histoire d’une décennie formatrice pour moi, elle a dévoilé des protagonistes encore peu connus du système de la mode dont Leigh Bowery, elle a aussi transformé la Stazione Leopolda – où elle avait eu lieu –, le conteneur utilisé comme module d’exposition”.

Si après cela elle se consacre plus précisément à l’ouverture du cursus mode de l’IUAV et à la rédaction de livres dont Simonetta, Première dame de la mode italienne (2008), sur la créatrice phare des années 30 Simonetta Colonna di Cesarò. Elle fait sensation en 2012 lorsque s’ouvrent les portes de Diana Vreeland After Diana Vreeland, une exposition qui, pour la première fois, reconnaît le travail de l’iconique rédactrice en chef du Harper’s Bazaar comme curatrice.

Elle le rappelait d’ailleurs parfaitement dans les pages de La mode exposée : “Diana Vreeland a été la première à consacrer une exposition entière à un créateur de mode encore vivant, Yves Saint Laurent, le plus artiste d’entre eux, et d’une manière générale, à donner comme priorité à l’exposition de mode non pas d’exhiber une série de vêtements et d’accessoires, mais bien de construire une mythologie autour de ce qu’elle présentait. […] Elle tenait avant tout à proposer une interprétation de ce qu’est la mode : à partir de vêtements, d’images et de mots, elle créait une vision narrative qui, à travers tous les éléments de l’exposition, déchiffrait les tendances”.

Quatre ans plus tard, elle présente son exposition la plus renommée à l’internationale : Bellissima. Italy and High Fashion 1945-1968, la première exposition mode de l’histoire du MAXXI, le musée d’art contemporain de la ville Éternelle. Plus que de revenir sur l’histoire de la mode italienne, elle montre sous un nouveau jour le travail des créateurs italiens et la manière dont ils ont permis le développement du système actuel de la mode tout en mettant en lumière ceux que l’histoire contemporaine a quelque peu oublié, dont Cesare Guidi.

Elle souligne : “La mode a un statut culturel qui, surtout en Italie, doit être affirmé à travers des expositions et son entrée à part entière dans les musées. La relation avec l’art a toujours existé, comme le disait le critique et commissaire d’exposition Richard Martin. La mode et l’art partagent un horizon commun, celui de la culture visuelle contemporaine. Souvent, les pratiques artistiques entrent dans le système de la mode et vice-versa, et je trouve ces modèles et mouvements produisent un sens extraordinairement intéressants”. Après Bellissima, elle publie deux autres ouvrages Le forme della moda (Il Mulino, 2015), Desire and Discipline : Designing Fashion at Iuav (Marsilio, 2016) et fait sensation avec deux nouvelles expositions à Milan, ITALIANA. Italy Through the Lens of Fashion 1971-2001 (2018) et Memos. On Fashion in This Millennium (2020).

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Vue de l’exposition Memorabile. Ipermoda au Roma Museo MAXXI. ©Fondazione Maxxi / foto Riccardo Musacchio & Chiara Pasqualini / MUSA.

Avec Maria Luisa Frisa, définir l’iconique

Il y a des éléments récurrents dans ma manière de réaliser une exposition. Il n’y a pas de point de départ fixe, il y a des suggestions, des conversations avec des amis chers comme la créatrice d’expositions Judith Clark, qui précisent l’intuition, la transforment en concept puis en une réflexion tridimensionnelle sous la forme d’une exposition, et bien sûr d’un livre”, explique Maria Luisa Frisa.

Pour Memorabile. Ipermoda, sa nouvelle exposition qui se tient au MAXXI avec le concours de la Camera della Moda Italiana, c’est la lecture de l’anthropologue Carlo Severi et son ouvrage L’Objet-Personne : anthropologie de la croyance visuelle qui a retenu son attention : “C’est de là que m’est venue l’idée de construire une exposition qui aborderait ce thème et en même temps enregistrerait le moment présent, dans lequel la mode est traversée par une envie de gigantisme et veut à tout prix être mémorable”.

Et pourquoi ce titre ? “Memorabile, c’est le désir d’émerveillement qui traverse plus que jamais la mode ; c’est l’émotion pour ces objets (vêtements et accessoires) qui sont l’architecture la plus proche de notre corps ; c’est la relation entre l’ordinaire et l’extraordinaire ; c’est la réactivation continue de la mode et de ses représentations à travers les réseaux sociaux. Memorabile raconte ainsi les formes contemporaines de la mode, car ce projet se nourrit du désir de beauté qui imprègne ces dernières années, mais il rend aussi explicite la capacité du geste curatorial à “faire l’histoire”, à rendre « mémorable” la manière dont la mode et ses formes parviennent à représenter et à problématiser la contemporanéité”.

Bella Hadid Cannes Schiaparelli
Bella Hadid en robe Schiaparelli au Festival de Cannes en 2021.

Au deuxième étage du MAXXI se mêlent donc des vidéos, bijoux, objets et silhouettes qui ont marqué la mode de ces dernières années à l’instar de cette robe Schiaparelli Couture portée par Bella Hadid lors du Festival de Cannes 2021, la pochette pigeon de Jonathan Anderson pour JW Anderson automne-hiver 2022-2023, l’ensemble tailleur de la collaboration Gucci x Balenciaga présenté lors du défilé automne-hiver 2021-2022 de la maison de mode italienne. Et n’oublions pas les bijoux Bulgari, le manteau cœur de la dernière collection Saint Laurent par Hedi Slimane en 2016 ou encore le bomber orné de fleurs de la collection Prada automne-hiver 2022, la robe trompe l’œil de Maria Grazia Chiuri pour Dior Couture printemps-été 2018…

Une liste d’iconiques, comme le définit l’historienne de la mode le “synonyme de quelque chose que tout le monde connaît, même s’il ne l’a pas touché, ni acheté. C’est l’idée de l’objet de désir, que nous désirons parce qu’il nous fait appartenir à quelque chose, parce qu’il nous fait tenir dans le temps. Il nous définit. Il nous permet de nous reconnaître dans les autres. L’iconique est avant tout un désir d’être, d’appartenir. La mode – même si nous pensons généralement qu’elle ne l’est pas – est profondément inclusive. Elle génère des appartenances”. La liste est sans fin et, plus que rappeler à notre mémoire des moments individuels, les voir réunis dit quelque chose de la mode contemporaine.

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Le sac Ikea Markerad par Virgil Abloh. Vue de l’exposition Memorabile. Ipermoda au Roma Museo MAXXI.

Maria Luisa Frisa : « De plus en plus, le travail sur le présent ne peut pas ne pas tenir compte du passé, de l’héritage et surtout d’une idée de travail collectif et collaboratif qui traverse désormais explicitement la mode. Avant, ce n’était pas le cas ; le storytelling qui tournait autour de la mode célébrait le créateur individuel. Aujourd’hui, nous célébrons les intelligences collectives et Virgil Abloh, plus que quiconque, nous a certainement appris à nous concentrer sur ces mouvements et ces processus”.

Du regretté designer, la curatrice a retenu plusieurs éléments : les notes de défilés Louis Vuitton – véritable objet collector –, mais aussi les nombreux ouvrages publiés par Assouline ou encore “Sculpture” le sac de sa collaboration avec IKEA. D’ailleurs, on ne trouve pas uniquement des noms installés dans cette exposition, Maria Luisa Frisa a tenu à inclure des créateurs et des labels qui, s’ils ne sont pas forcément émergents, sont peut-être moins identifiés en dehors de l’industrie. On retrouve donc également des labels et des designers tels que ACT N°1, Francesco Risso pour Marni, ainsi que certains des anciens diplômés de cette dernière dont Marco Rambaldi, Priscilla Anati et Stefano Gallici, le nouveau directeur artistique d’Ann Demeulemeester.

Si elle continue à diriger Dune (sa revue consacrée à la mode, au designer et à la culture visuelle qui en est désormais à son septième numéro), elle s’est désormais retirée de sa vie d’enseignante. On serait tenté de croire que l’exposition serait sa dernière, mais à la question concernant un projet qu’elle n’aurait pas encore concrétisé, elle répond : “Une exposition et un livre sur l’œuvre de Manuela Pavesi, rédactrice de mode, coordinatrice de mode, photographe, interprète extraordinaire de la mode et de ses relations avec le passé, le présent et le futur”. À bon entendeur.

Memorabile. Ipermoda” par Maria Luisa Frisa, exposition jusqu’au 23 mars 2025 au musée MAXXI, galleria 5, Rome, Italie.