Comment Alan Crocetti brise les codes du bijou
De ses sparadraps en argent sur le nez à ses cages de chasteté serties de diamant, en passant par ses boucles multiples qui encerclent le cartilage des oreilles, le créateur brésilien Alan Crocetti a définitivement pris ses marques dans le domaine du bijou. Retour sur ce qui a fait la force et l’identité de son label, en l’espace de seulement cinq ans.
Par Matthieu Jacquet.
Une entrée dans la création par le vêtement
Alan Crocetti est ce que l’on appelle un enfant de la balle. À Belo Horizonte, ville du sud-est du Brésil où il naît et grandit, ses parents tiennent une usine de tricot qui façonnent des vêtements en maille pour plusieurs marques. Le jeune garçon découvre alors le monde de la mode par la petite porte, passant beaucoup de temps à tester librement les différents métiers et à fabriquer ses propres textiles. Toujours en éveil, sa curiosité l’incite à explorer de nombreux domaines et à esquisser les produits de son imagination sur papier : vêtement, architecture et même bijou, le créateur en herbe se passionne pour les parures du corps et son environnement. Un désir qui le mène d’abord dans une école de mode au Brésil, puis qui l’incite à quitter son pays pour s’installer à Rome où vit une partie de sa famille.
Alan Crocetti se sent rapidement frustré de ne pouvoir développer une vision d’ensemble, qui se prolongerait dans les accessoires.
Mais c’est lorsqu’Alan Crocetti est accepté à la Central Saint Martins que sa vie bascule. Dans cette prestigieuse école londonienne qui a formé les plus grands créateurs de notre époque – d’Alexander McQueen à Phoebe Philo –, le jeune homme conçoit des collections de prêt-à-porter féminin, mais se sent rapidement frustré de ne pouvoir développer une vision d’ensemble, qui se prolongerait dans les accessoires. Il commence alors à expérimenter avec tout ce qu’il trouve autour de lui, jusqu’aux simples cintres de fer : c’est à ce moment-là qu’il crée son premier bijou d’argent et de perles. Si le jeune designer reste à l’école jusqu’à sa dernière année, il ne passera pas son diplôme, préférant se concentrer sur son propre label de bijoux qu’il lance en 2014.
Des pièces qui brisent les traditions du bijou
Des bracelets destinés à être portés autour de plusieurs doigts, des bagues à trois anneaux ou un sparadrap en argent posé sur le nez : Fixation, la première collection d’Alan Crocetti explose les codes traditionnels du bijou. L’opportunité de présenter son travail au Dover Street Market, concept store très fréquenté de Londres, apporte immédiatement au créateur une grande visibilité… et en corollaire une certaine pression : “Je me sentais comme un étudiant dont on exige, pour son examen, qu'il présente sa collection pendant la Fashion Week”, se remémore-t-il. Après cette impressionnante entrée en scène, le créateur continue d’affirmer son identité en explorant des zones peu habituelles du visage et du corps : l’intégralité du cartilage des oreilles, la lèvre inférieure, les orteils, ou même les doigts entiers… Des espaces longtemps délaissés par la haute joaillerie car associés à des cultures underground, rebelles et transgressives – dont le rejet témoigne d’un puritanisme et traditionalisme encore vivaces dans l’univers du bijou.
“Les hommes ont encore peur de porter des bijoux. C’est pour cela que j’ai commencé par faire porter mes créations par des hommes”
Accorder aux hommes davantage de liberté dans le port des bijoux est l’autre désir le plus cher d’Alan Crocetti. Une ambition qui provient avant tout de sa propre expérience : “J’ai toujours aimé les perles et les pierres précieuses, mais les hommes qui portent des bijoux sont perçus comme efféminés. À cause de cette vision toxique de la masculinité, les hommes ont encore peur de porter des bijoux. C’est pour cela que j’ai commencé par faire porter mes créations par des hommes : j’ai pensé qu’il avaient besoin de cette image pour se sentir plus à l’aise.” En plus de franchir les barrières instaurées par le genre, les créations d’Alan Crocetti amènent également une liberté dans leur porté, car la plupart des modèles ne nécessitent pas d’avoir les oreilles percées, maintenues par de simples pressions. Le plus souvent, le créateur les réalise en argent et parfois en pierres semi-précieuses, afin d’allier au confort de leur légèreté la qualité et la durabilité.
Ses inspirations : de l’immense à l’intime
Malgré son enfance passée au Brésil, c’est bien loin de ses couleurs vives et de son atmosphère tropicale que le jeune Alan Crocetti trouve son bonheur : ses goûts l’orientent bien davantage vers une esthétique minimaliste, qui culmine dans l’architecture. Un créateur brésilien retient particulièrement son attention : Oscar Niemeyer, “l’un des meilleurs architectes qui aient jamais vécu” selon ses mots. Dans son pays d’origine, Alan Crocetti découvre ses constructions épurées aux lignes fortes qui structurent plusieurs bâtiments de Belo Horizonte, mais également une grande partie de Brasilia, la capitale du Brésil inaugurée en 1960 qu’il a particulièrement contribué à aménager. Ses volumes impressionnants restent gravés dans l’esprit du jeune designer lors de la création de ses propres pièces : “J’ai toujours été fasciné par sa vision tournée vers l’avenir, d’un futur qu’il pensait voir arriver un jour, mais qui n’est jamais venu”, confie-t-il.
“Pour moi, les choses prennent bien plus de sens quand mes amis, la musique et l’architecture sont impliquées”
Au-delà du concret, l’inspiration d’Alan Crocetti émane de ses propres sentiments et émotions. “Pour moi, les choses prennent bien plus de sens quand mes amis, la musique et l’architecture sont impliquées”. Toujours en déplacement, Alan Crocetti dessine constamment avec Photoshop sur son téléphone, qu’il utilise comme un carnet de dessins. “C’est souvent là que mes créations voient le jour : mon téléphone est une véritable bible d’idées !” Si de nombreuses pièces conservent des formes abstraites, le créateur ne craint pas non plus de s’essayer au figuratif : des chevalières et colliers se voient ornés de scorpions, tandis des boucles d’oreilles fines reprennent la silhouette d’une rose à la tige épineuse ou de flammes ardentes.
Une vision artistique globale
En septembre dernier, alors que la ville de Paris vibre au rythme des collections printemps-été femme 2020, Alan Crocetti invite, à quelques pas de la place Vendôme, à venir découvrir sa nouvelle collection. Dans l’enceinte sombre d’un appartement typiquement parisien, des mannequins apparaissent éclairés par une lumière tamisée, vêtus de fragments de corps imprimés sur papier qui composent des cuirasses hyperréalistes. Autour de leurs visages et sur leurs doigts scintillent les nouveaux modèles imaginés par Alan Crocetti : de nombreuses boucles dorées ou serties de diamants ondulent autour des oreilles tels des serpents que l’on retrouve, bien plus évidents, montés sur pendentifs. Pour cette installation saisissante, Alan Crocetti fait appel à l’artiste Damien Blottière, qui conçoit ces costumes étonnants, et au musicien et producteur Egon Elliut pour composer le morceau sombre et obsédant qui rythme la visite. Un travail collaboratif qui signe l'affirmation d’une vision d’ensemble qui, loin de se limiter au produit, s'étend à “tout l’univers qui l’entoure” affirme Alan Crocetti.
Au bout de fines chaînes en argent, on découvre des mini-phallus enserrés par des cages de chasteté, déclinés également dans leur format d’origine pour être accrochés à des boucles de ceinture.
Intitulée “Flowers from Exile”, cette collection questionne la morale et la culpabilité en reprenant les symboles du péché et de la privation sexuelle. L’histoire vient en tête au créateur après avoir été soumis maintes fois à la censure d’Instagram, pour avoir laissé apparaître des tétons féminins ou des toisons pubiennes, jusqu’à être menacé de la suppression définitive de son compte. “Cela m’a fait peur car Instagram est aussi l’endroit où je me suis construit, c’est la plateforme principale où je peux exprimer ma voix. C’est donc très paradoxal : ce qui me donne tant me réprime tant à la fois…” “Flowers from Exile” prend donc le contre-pied de la politique du réseau social : sans montrer aucune zone sexuée des corps, Alan Crocetti y présente au bout de fines chaînes en argent des mini-phallus enserrés par des cages de chasteté, déclinés également dans leur format d’origine pour être accrochés à des boucles de ceinture. Instagram se trouve ainsi pris au piège de la représentation face à des formes qui, bien qu’explicites, ne pourront pas être censurées pour autant.
Tout juste disponible sur sa boutique en ligne, la collection “Corporation” d'Alan Crocetti revisite cinq ans plus tard le fameux sparadrap, comme un hommage à ce qui a fait sa notoriété. Fort de son succès grandissant, le créateur souhaiterait aujourd’hui que son label touche encore plus de monde, permettant d’inscrire hors des préjugés ses nouvelles manières de porter le bijou qui s’écartent des sentiers battus, tout en restant fidèle à son immanent désir de liberté.