30 sept 2020

Chanel: tout savoir sur l’exposition événement au Palais Galliera

Après deux années de fermeture pour réaliser des travaux d’extension, le palais Galliera ouvrira de nouveau ses portes le 1er octobre avec une rétrospective très attendue consacrée à Gabrielle Chanel. Numéro a rencontré Miren Arzalluz, directrice du palais Galliera, et Véronique Belloir, responsable de collection, qui ont conçu cette exposition magistrale.

Propos recueillis par Delphine Roche.

Dorothy et Little Bara habillé en prêtre. Photographie de William Klein, publiée dans Vogue, octobre 1960.

Numéro : L’ouverture de l’exposition Gabrielle Chanel. Manifeste de mode, coïncidera avec la réouverture du palais Galliera, après deux ans de fermeture pour travaux d’extension.

 

Miren Arzalluz: L’idée initiée par mon prédécesseur Olivier Saillard était d’ouvrir de nouvelles salles en rez-de-jardin pour pouvoir organiser une exposition permanente de nos collections, ce qui répond à une demande récurrente du public. La création de ces nouvelles galeries nous donne aussi l’opportunité de présenter des projets de plus grande envergure, comme nous allons le faire avec cette exposition consacrée à Gabrielle Chanel, qui s’étend sur quelque 1 500 m2. La rétrospective de grande envergure va occuper tous les espaces du musée, car il s’agit bien sûr d’une couturière française majeure, qui a travaillé des années 10 aux années 70. De plus, ce sera la première rétrospective qui lui soit consacrée par un musée français. L’accrochage suit une logique à la fois chronologique et thématique. Les pièces du rez-de-chaussée exploreront les débuts de sa création à partir des années 10 jusqu’aux années 30. Dans les nouvelles galeries en rez-de-jardin, nous présenterons des pièces des années 50 à 70, mais également d’autres des années 30 pour expliquer la continuité de son style, la cohérence de sa création, des débuts à la fin.

 

Véronique Belloir: Ces pièces des années 30 ne dénotent pas du tout dans le contexte des décennies ultérieures, ce qui tend à démontrer à quel point son style était intemporel. Les vêtements rassemblés viennent du patrimoine de la maison Chanel, de collections particulières et des collections de musées du monde entier (le Victoria and Albert Museum de Londres, le De Young Museum de San Francisco, le Museo de la Moda de Santiago, au Chili, le MoMu d’Anvers…). Le MET a dû annuler son prêt en raison de la crise économique mondiale. Mais nous avons passé en revue la plus grande quantité possible de pièces afin d’opérer une sélection qui soit vraiment représentative.

Marie-Hélène Arnaud en tailleur Chanel. Photographie de Henry Clarke, publiée dans Vogue USA, 1er mars 1958.

L’héritage de Gabrielle Chanel a fait l’objet d’un grand nombre d’exégèses. Que reste-t-il encore à découvrir qui n’ait été déjà dit ou montré ?


M. A. : Bien que de nombreux ouvrages aient été écrits sur Gabrielle Chanel, le grand public ne sait souvent pas comment identifier précisément le style Chanel.

V. B. : Nous avons voulu révéler ce qui fait véritablement l’unicité de son style : son travail de couturière, un savoir-faire qui lui est propre.

 

On présente souvent plutôt l’aspect social de son travail : l’allure garçonne des Années folles, l’emprunt aux hommes leurs vêtements…


V. B. : Cet aspect social existe, il est même central, mais il est absolument lié à la technique de couturière de Gabrielle Chanel. Et c’est bien cette technique, mise au service d’une pensée disruptive, qui crée la modernité de son style.

 

Plus qu’un style, elle a mis au point une sorte de grammaire esthétique qui a même fait l’objet d’une étude précise par un sémiologue (dans le livre L’Indémodable Total Look de Chanel de Jean-Marie Floch).

V. B. : Tout à fait, elle élabore très tôt un dialogue entre le sombre ou le mat, et le brillant. Elle équilibre un total look noir aux lignes aiguisées, avec des masses de bijoux dorés. Lorsqu’elle propose une robe entièrement couverte de paillettes, elle opte pour du monochrome et pour une ligne très pure. Elle recherche constamment l’équilibre entre la simplicité et l’excès.

M. A. : Ce qui est fascinant, c’est la façon dont elle a su interpréter les désirs des femmes, des aspirations totalement intangibles à la liberté, à l’indépendance, en les traduisant dans des codes stylistiques très précis.

V. B. : Depuis ses débuts, elle a mis en place une idée du vêtement, et non de la mode. Dans les années 20, quand la plupart des couturiers donnent dans l’exotisme, elle le fait avec parcimonie, de façon très maîtrisée. Elle ne verse ni dans le démonstratif ni dans le narratif. Elle ne transforme pas les femmes en Shéhérazade.

M. A. : Nous avons choisi le titre Manifeste parce qu’il y a deux périodes, particulièrement, où elle s’oppose aux tendances de son
époque : dans les années 10 et dans les années 50. Lorsqu’elle rouvre sa maison à Paris après la Seconde Guerre mondiale, elle fait une synthèse de ses propositions des années 20 et 30 pour réinterpréter son propre style.

V. B. : Pour chaque thème, nous exposons des portraits de Gabrielle Chanel qui est la première à porter ses propres vêtements, ce qui est très important (Madeleine Vionnet, par exemple, ne portait pas ses créations). Au sortir des années 10, elle propose un antidote aux panoplies contraignantes qui entravaient les femmes. Sa démarche est à l’opposé de celles des couturiers masculins qui travaillent à
partir d’une vision idéalisée, d’une image de la femme. Elle, au contraire, a vraiment vécu dans les vêtements féminins, et elle incarne son propre style mieux que personne.

Gabrielle Chanel et Suzy Parker habillée par Chanel. Photographie de Richard Avedon, Paris, janvier 1959.

Elle va aussi à rebours du luxe opulent et démonstratif qui a pu exister dans les années 20 et dans les années 50, en utilisant volontairement des matières considérées comme pauvres.


V. B. : Oui, sa vision du luxe au féminin est elle aussi tout à fait neuve. À ses débuts, on sort tout juste du XIXe siècle, où les femmes sont encore le trophée et le faire-valoir de leur mari. Sa vision du luxe réside dans une sophistication qui ne se voit pas. C’est donc très nouveau.Elle utilise des tissus considérés comme pauvres, comme le jersey, mais la façon dont est fait le vêtement est absolument irréprochable et sophistiquée. Pour le comprendre, il est important de voir les vêtements eux-mêmes – pas seulement des photos – et d’en voir beaucoup.

 

 

“La démarche de Gabrielle Chanel est à l’opposé de celles des couturiers masculins qui travaillent à partir d’une vision idéalisée de la femme. Elle, au contraire, a vraiment vécu dans les vêtements féminins, et elle incarne son propre style mieux que personne.” Véronique Belloir

 

 

Quand crée-t-elle son fameux tailleur ?


M. A. : Dès les années 10, et elle n’a de cesse, dès lors, de le perfectionner.

V. B. : Elle crée son emmanchure spécifique, très fine et placée haut, dans les années 30. Sa doublure – qui n’en est pas vraiment une, plutôt juste une très jolie matière placée à l’intérieur et qui fait vraiment partie du vêtement – apparaît dans les années 20. Cette idée d’avoir un vêtement confortable qui apporte une distinction, c’est ce qu’elle cherche depuis ses débuts. Chaque détail est pensé pour une raison. Un tailleur Chanel est vraiment fait avec des techniques spécifiques, qui ne relèvent pas uniquement du savoir-faire classique d’un atelier tailleur. Sa spécificité est que sa veste n’est pas du tout entoilée. À l’époque d’ailleurs, on l’appelait “cardigan” car elle est souple comme un cardigan. Pour lui donner de la tenue, une surpiqûre prend l’extérieur et la doublure, et une petite chaînette plombe légèrement le tissu. Tout est fait pour qu’il y ait un certain maintien, tout en assurant un confort absolu. N’oublions pas que les tailleurs étaient réalisés sur mesure. La veste, par exemple, est faite de façon à ce qu’on puisse remuer les bras (grâce à l’emmanchure remontée haut), mais sans que ses pans ne bougent. Il n’y a que ses clientes haute couture qui pourraient exprimer ce qu’on ressent quand on porte un tailleur Chanel sur mesure. Cela doit être assez extraordinaire.

Mannequin descendant l’escalier du 31, rue Cambon. Photographie de François Kollar publiée dans Harper’s Bazaar, 15 septembre 1937.

C’est une façon de repenser l’élégance : elle se niche dans des détails subtils.


V. B. : Oui, Gabrielle Chanel pensait un peu comme un designer d’objets ou de mobilier, qui réfléchit à la façon dont la forme doit répondre à une fonction, et le tout en lien avec une esthétique. Elle ne dessinait pas, donc elle n’était pas emportée dans le dessin, la jolie silhouette qui a belle allure sur le papier…

M. A. : Il faut regarder de nombreuses photos pour comprendre quel était le mouvement qu’impliquaient ces vêtements, notamment les tailleurs.

V. B. : Nous avons d’ailleurs dû faire réaliser un mannequin spécifique avec une pose particulière, légèrement cambré avec les hanches en avant, pour montrer la souplesse du vêtement. Sur un mannequin classique de couturière, on ne la comprend pas. Ce qui est spécifique notamment, c’est que la jupe ne tient pas à la taille, elle ne l’enserre pas et n’exerce aucune contrainte : elle repose sur les os iliaques. Et la fermeture Éclair est légèrement décalée pour obtenir exactement la même ligne des deux côtés.

M. A. : Gabrielle Chanel développe même une idée d’uniforme, car c’est une tenue qui accompagne la femme moderne au quotidien, ce n’est pas une fantaisie. Mais nous consacrons aussi une grande place au bijou, qui était essentiel à ses yeux et faisait partie intégrante de son style.

V. B. : Elle s’accordait aussi, dans ce domaine, la liberté de mêler sans scrupules la joaillerie et les bijoux fantaisie.

M. A. : Les accessoires sont aussi présentés, bien sûr, mais nous avons sélectionné quelques objets seulement, car leur conception répond à certains principes directeurs invariables.

V. B. : Les chaussures ont un bout noir pour qu’elles se salissent moins vite, le sac doit être facile à porter… là aussi, le moindre détail est pensé pour que les accessoires soient pratiques et complètent parfaitement l’équilibre de la silhouette. Mais on découvrira aussi dans l’exposition des réalisations qui vont totalement à l’encontre de l’idée que l’on se fait du style Chanel, par exemple, des imprimés floraux, qui existent jusque dans les années 50.

M. A. : Ou encore des robes du soir en dentelle, magnifiques. Et une palette bien plus large que le noir et le beige auxquels elle est souvent associée : Gabrielle Chanel a aussi proposé du bleu nuit et du rouge, par exemple. Nous espérons que ces découvertes enchanteront autant le public qu’elles nous ont ravies tout au cours de la préparation et de la construction de cette exposition.

 

 

Exposition Gabrielle Chanel. Manifeste de mode, du 1er octobre 2020 au 14 mars 2021.

www.palaisgalliera.paris.fr

 

Anouk Aimée en Chanel. Photographie de Henry Clarke, publiée dans Vogue, septembre 1963.