Antonin Tron, créateur d’Atlein : “Je voudrais que notre qualité approche celle du luxe”
Designer humaniste et soucieux d’un monde plus juste, Antonin Tron cherche à allier le beau et le bien avec son label Atlein. À travers ses robes drapées sculpturales, qui subliment les femmes sans entraver leurs mouvements, le créateur français poursuit un projet d’intemporalité qui rimerait avec durabilité.
Propos recueillis par Delphine Roche.
Photos Jean-Baptiste Mondino.
Numéro : Comment avez-vous vécu la période d’émergence de la pandémie et du confinement ?
Antonin Tron : Nous avons vécu cet événement comme un tsunami, car nous avons présenté notre défilé le 27 février et le confinement est intervenu brutalement, très peu de temps après. La plupart des acheteurs n’ont pas été en mesure de venir passer commande, mais pour livrer les boutiques qui avaient tout de même commandé, j’ai dû convertir la maison de mes parents, sur l’île de Ré, en centre logistique. D’un point de vue commercial, la période a été dévastatrice. Mais ce n’est pas grave. Je vois vraiment l’aspect positif de ce moment, car j’avais justement envie de faire un break et de réfléchir à ce que nous faisions. Le rythme auquel nous travaillions ne me convenait pas. Nous avons donc décidé de sauter une saison, et nous allons nous insérer dans le calendrier de la Semaine de la couture, avec seulement deux collections par an au lieu de quatre. De toute façon, Atlein n’est pas un projet de mode soumise à des tendances, mais plutôt de vestiaire. J’avais déjà le sentiment que le système de la mode se mordait la queue, avec une déconnexion totale entre l’univers de la presse, de l’image et la réalité commerciale. Le confinement a simplement confirmé tout cela.
Vous avez fait partie du groupe Extinction Rebellion [mouvement social écologiste international qui revendique l’usage de la désobéissance civile non violente], quel impact votre militantisme a-t-il sur votre vision de la mode ?
Je vous avoue que je suis en train de prendre mes distances par rapport au mouvement, car je ne suis pas d’accord avec la ligne qu’il adopte à présent. Je constate qu’actuellement il n’y a pas de projet politique, et pour moi “réveiller les consciences” ne suffit pas. Auparavant, j’ai beaucoup milité avec eux, j’ai participé aux occupations organisées à Paris. Les premières réunions d’Extinction Rebellion à Paris se sont tenues dans les bureaux d’Atlein. Pour moi, il est essentiel de penser la convergence des luttes environnementale, sociale, antiraciste, féministe, queer, face au système toxique qui nous fait face… c’est pourquoi je réfléchis à cela, comme point de départ d’un nouveau groupe. Ce qui est difficile, c’est qu’actuellement militer devient une mode. Et avec les réseaux sociaux, on ne peut plus rien remettre en question, les avis sont tranchés et caricaturaux, la réflexion n’est plus la bienvenue…
On entend de nombreux discours depuis le début de la pandémie sur l’avènement d’un “nouveau monde” plus équitable et plus respectueux de la nature. Est-ce que cela ne se traduit pas, en réalité, par de simples opérations de “greenwashing” ?
On voit effectivement surtout du greenwashing, du pinkwashing, du blackwashing… Je considère que nous vivons toujours dans un monde d’hétéropatriarcat qui reprend tout à son compte, utilisant même les protestations qu’on lui adresse pour se consolider, pour nourrir la machine. Il faut se libérer du capitalisme, comme le rappelle le philosophe et curateur transsexuel Paul B. Preciado : notre corps ne nous appartient pas, il appartient aux institutions politiques. L’idée de quotas de gays, de trans ou de Noirs ne fait que participer à l’instrumentalisation des corps, et renforcer le système existant. Je n’irai pas jusqu’à dire qu’Atlein est une marque anticapitaliste… mais presque. J’essaie de créer une maison de mode d’une nouvelle génération, construite avec mes valeurs environnementales et sociales. Un design pensé pour des femmes qui n’ont pas forcément envie d’acheter quelque chose auprès d’une grande marque, mais qui aiment s’habiller.
Quels sont les principes de responsabilité sociale et environnementale qui régissent votre maison ?
Nous avons travaillé avec une start-up qui a étudié le cycle de vie de tous nos matériaux, ce qui est très complexe. C’est pourquoi je n’ai jamais dit qu’Atlein était une marque sustainable [fidèle au développement durable], parce que ce n’est pas vrai. Dès qu’on se met à créer des produits, il est très difficile de ne pas avoir d’impact négatif. Nous utilisons environ 60 % de stocks de tissus existants, notamment des jerseys venant d’Italie, mais nous en faisons quand même produire d’autres. L’un des matériaux que nous utilisons est fait à partir de plastique recyclé par une petite usine familiale italienne. Cette traçabilité est très importante pour nous, car j’ai entendu dire qu’en Chine des usines fabriquent des bouteilles en plastique qui sont aussitôt détruites pour être recyclées, à destination de marques qui souhaitent obtenir un écolabel. Entre une production nuisible ou pas, c’est souvent la quantité qui fait la différence. C’est pourquoi je préfère que ma maison garde des dimensions humaines. Je n’ai pas envie de générer des milliards, juste de faire ce que j’aime.
Comment prendre des décisions quand tout est si complexe? Par exemple, la fausse fourrure a un impact plus négatif que la vraie, d’un point de vue environnemental.
Je suis contre la souffrance animale, donc notre “cuir” est en fait un jersey qui a reçu un traitement et qui ressemble à du cuir. Mais, bien sûr, ce système n’est pas parfait, car la fabrication de ce cuir nécessite des traitements chimiques… donc ces questions sont en effet très compliquées. Pour éviter le greenwashing, la solution consiste peut-être à soutenir des entreprises plus petites, qui n’ont pas une production aussi énorme que celle destinée
au mass market. Je pense vraiment que la réponse est dans le “glocal”, le mélange du global et du local.
Je suppose que vos pièces sont majoritairement fabriquées en Europe, mais est-il possible de les produire en France même, compte tenu du fait que nous n’avons plus vraiment d’appareil de production ?
Nous avons essayé de faire du 100 % made in France, avec une usine familiale située dans les Vosges, construite par Le Corbusier. Mais, pour une petite structure comme la nôtre, cela revient trop cher. Nous fabriquons donc nos pièces au Portugal et en Italie. Je voudrais que notre qualité approche celle du luxe, même si nous ne pouvons pas concurrencer des maisons de couture. Pendant le confinement, j’ai pu travailler comme j’aime le faire, soigner la coupe et l’architecture du vêtement. C’est ce qui est au cœur de ma démarche.
Combien de personnes travaillent dans votre studio ?
Nous sommes une toute petite maison. Elle se compose de Gabriele, mon petit ami, qui s’occupe de la gestion de l’entreprise, d’une chargée de production, de quelques stagiaires et de moi- même. J’aime cette dimension, le fait que “l’atelier”, c’est-à-dire nous, soit en prise directe avec la fabrication industrielle des pièces.
Lors de vos années passées dans le studio de Balenciaga, vous avez pu observer trois directeurs artistiques au travail : Nicolas Ghesquière, puis Alexander Wang et enfin Demna Gvasalia. Qu’avez-vous appris à leur contact ?
J’étais très attaché à la maison Balenciaga et ce, quel que soit le créateur qui la dirigeait. Le cœur de la maison, c’est l’atelier, avec des modélistes incroyables. Je pense par exemple à une femme qui avait commencé à l’âge de 16 ans, avec Cristóbal Balenciaga. Dès mes débuts avec Atlein, j’ai voulu synthétiser cet héritage, d’où les robes en jersey drapé, ce qui permet des constructions complexes, recherchées, mais aussi des robes qu’on peut enfiler comme des tee- shirts. Dans Atlein, il y a l’idée d’“athlétique”. Et aussi l’Atlantique, avec la référence au surf, un sport que je pratique et qui est très important pour moi. Le corps est en tension, la corporalité est essentielle dans ce que je fais. Et le jersey est extensible, il permet de s’adapter à différents corps et morphologies.
D’où vous vient cet amour du drapé, de la sculpture du vêtement ?
Je réfléchis encore à cette question, mais je pense que cela vient en partie du fait que ma mère était restauratrice d’œuvres d’art et travaillait dans les églises, où j’ai vu beaucoup de peintures et de sculptures étant enfant. Plus tard, une de mes professeures de l’Académie d’Anvers était une spécialiste du patronage, elle m’a beaucoup appris sur la coupe. Je suis influencé par Madeleine Vionnet, par Madame Grès, Cristóbal Balenciaga et Azzedine Alaïa, quatre piliers de l’architecture du vêtement.
“Pour une marque de mode, Instagram est quasiment la seule vitrine existante. Or ce n’est pas une plateforme libre, mais une technologie contrôlée par une compagnie privée, qui développe une certaine vision politique du monde.”
Helmut Lang vous a-t-il aussi influencé ? Votre dernier défilé comportait un certain nombre d’indices qui semblent l’indiquer.
J’adore la mode qu’a proposée Helmut Lang, c’est une féminité un peu badass, pour une femme intelligente, et cela m’attire beaucoup. Chez Atlein, je pense qu’il y a cette idée d’un monde alternatif.
Est-ce à Anvers que vous avez cultivé cette idée, qui n’existe pas vraiment dans la tradition parisienne ?
Complètement. J’ai fait des études de lettres modernes, et je regardais la mode belge, très différente de la mode parisienne… vous voyez ce que je veux dire ?
Oui, une mode qui ne relève pas de l’obsession de la séduction ? Qui ne s’adresse pas au male gaze ?
Exactement. Cela n’interdit pas pour autant de reprendre les clichés et les archétypes de la séduction, du moment qu’on se les réapproprie en connaissance de cause.
Votre amour du sport ne vous a pas pour autant poussé à lancer une marque qui serait dédiée à sa pratique.
Atlein a une dimension sportive, racée, une tension dans les silhouettes. Mais je ne voulais pas faire de sportswear, car c’est quelque chose qui demande avant tout une technicité, que certaines grandes marques maîtrisent à la perfection. Cela dit, nous développons actuellement une capsule en jersey avec un esprit sportif. En tout cas, pour l’instant, nous revenons à deux collections par an. Je ne sais pas encore ce que nous allons faire en termes de présentation, si ce n’est que nous emploierons des matériaux durables.
Avez-vous des conversations avec d’autres directeurs artistiques au sujet de votre engagement écologique ?
Je ne parle pas tant que ça avec d’autres designers. Vous savez, les créateurs de mode sont un peu comme des chats qui vivraient sur un même territoire : au bout d’un moment, ils arrivent à connaître les horaires des uns et des autres, afin de ne pas se croiser.
Si certaines prises de conscience s’opèrent, il subsiste en parallèle, notamment sur Instagram, la culture de la célébrité et de l’image, qui pousse par exemple des femmes à pratiquer la chirurgie esthétique à un âge très précoce.
Tout à fait. Le documentaire de Netlfix, The Social Dilemma [Derrière nos écrans de fumée], montre bien à quel point cette culture de l’image et de la célébrité est toxique. C’est problématique, car pour une marque de mode, Instagram est quasiment la seule vitrine existante. Or ce n’est pas une plateforme libre, mais une technologie contrôlée par une compagnie privée, qui développe une certaine vision politique du monde. Sur mon dernier défilé, je me suis inspiré de l’invention du Russe Grigory Bakunov, qui a développé un algorithme qui permet de créer un maquillage spécial pour tromper les caméras de surveillance et empêcher la reconnaissance faciale. Il faut être vigilant vis-à-vis de ce genre de choses, avec ce que l’on apprend sans cesse au sujet des violences policières.
Le décor de votre défilé à la Gaîté Lyrique rendait également hommage à une activiste et à un artiste.
Tout à fait, dans un montage vidéo nous avions rendu hommage à la spécialiste de l’environnement Julia Butterfly Hill, qui a vécu dans un arbre pendant deux ans pour combattre la déforestation. Et aussi à l’artiste Tomás Saraceno, qui a développé un projet appelé Aerocene, comprenant une application et un site Internet, qui permet d’utiliser l’énergie éolienne pour se déplacer ou envoyer des objets d’un bout à l’autre de la planète, sans utiliser d’énergie fossile. Aujourd’hui, nous sommes dans un monde tellement dystopique qu’on se croirait dans un épisode de Black Mirror, mais certaines personnes cherchent des solutions. Ce sont les gens qui m’inspirent. C’est le moment de faire vraiment changer les choses. J’ai confiance en notre capacité de reconnexion avec la nature. Il faut juste écarter définitivement les dirigeants toxiques. Avec Extinction Rebellion, j’ai vu ce qu’il est possible de faire quand les gens s’organisent : la logistique est impressionnante, les serveurs sont alimentés par des panneaux solaires, c’est un système décentralisé, sans leader, tout se fait via des votes en ligne. Un autre monde est donc tout à fait possible… même si certains s’entêtent à nous faire croire qu’il ne l’est pas.