8 déc 2025

Sohrab Bahar, le Maître Caviar qui réinvente l’excellence

Fondée en 2011 par un autodidacte passionné, la Maison Casparian Caviar s’est imposée comme l’une des références discrètes mais incontournables des cuisines de palaces. Derrière ce succès feutré, Sohrab Bahar, homme d’affaires franco-iranien au parcours pluriel, cultive une véritable philosophie autour du caviar. Et entends célébrer l’un des produits les plus luxueux du monde tout en défendant un artisanat exigeant et une transparence accrue dans toute la filière. Numéro a rencontré ce spécialiste de la “perle noire” au cours d’un entretien intime et éclairant…

  • propos receuillis par Nathan Merchadier.

  • Casparian Caviar, une certaine vision de l’excellence 

    Ne vous attendez pas à pouvoir trouver le caviar de la Maison Casparian à tous les coins de rues. Car l’univers de Sohrab Bahar ne s’offre qu’à ceux qui prennent le temps de le comprendre. Depuis la création de sa Maison en 2011, cet autodidacte franco-iranien a façonné un modèle rare. Un savoir-faire 100 % caviar, sans compromis, transmis directement aux plus grands chefs du monde. De Courchevel à Saint-Barthélemy, en passant par Paris, les cuisines étoilées s’arrachent ses fameuses “perles noires”, réputées pour leur pureté et leur exigence absolue.

    Homme d’affaires à la trajectoire multiple (de l’événementiel aux voyages à travers l’Himalaya pour rencontrer les éleveurs), Sohrab Bahar revendique une philosophie simple, entre exigence, famille et passion. Né à Téhéran, il découvre le caviar dans les années 1990 en tant qu’acheteur et ne cessera plus, depuis, de remonter la filière, de veiller aux élevages et de défendre ceux qui travaillent la matière. Aujourd’hui, sa nouvelle bataille est celle de la transmission. Attaché à informer plutôt qu’à séduire, il milite pour une connaissance plus juste de ce produit rare. C’est dans cette logique qu’il a déposé, il y a deux ans, l’appellation “Maître Caviar”, pensée comme un futur label encadrant chaque étape de la filière, de l’environnement d’élevage jusqu’à la taille du grain.

    Porté par une vision très personnelle de l’excellence, Sohrab Bahar avance hors des sentiers battus, fidèle à son instinct comme à son histoire. Pour comprendre son parcours, sa philosophie et les secrets d’une dégustation idéale, Numéro l’a rencontré dans l’intimité feutrée d’un bureau du 16e arrondissement. Rencontre.

    L’interview de Sohrab Bahar

    Numéro : Comment votre histoire personnelle vous a-t-elle mené jusqu’à l’univers du caviar ?

    Sohrab Bahar : Nous sommes une famille d’exilés. Vous le savez peut-être, mais après la révolution iranienne de 1979, tout a basculé. J’avais cinq ans quand nous avons dû quitter le pays dans l’urgence, persuadés que ce serait temporaire. Mes parents espéraient revenir, puis au bout d’un an, deux ans, trois ans… Ils ont compris que ce retour serait impossible. Ils ont dû tout abandonner, la maison, les biens, l’argent. J’ai donc fait ma scolarité en France mais sans véritable accompagnement car ils ne connaissaient pas le système, ils étaient préoccupés par ce qu’ils avaient perdu. À 17 ans, j’ai arrêté l’école et j’ai enchaîné les petits boulots : coursier, régisseur, barman, livreur. Tout ce qui pouvait me permettre de gagner un peu d’argent. Un jour, mon père m’a parlé d’un ami, un acteur important dans le milieu du caviar. Comme j’avais la nationalité iranienne et que je parlais persan, il s’est dit que je pourrais l’aider à acheter du caviar sauvage sur place. Il m’a formé dans son laboratoire, m’a appris comment choisir le caviar selon la taille et la fermeté du grain, comment reconnaître un bon goût ou repérer l’amertume. J’avais 18 ou 19 ans.

    C’est à ce moment-là que vous commencez à voyager régulièrement en Iran…

    J’allais en Iran une ou deux fois par an, puis de plus en plus souvent. Sur place, les achats prenaient plusieurs jours, et comme je n’avais ni portable ni distractions, je m’ennuyais. Alors je me suis mis à aider, à remplir les boîtes, surveiller, puis ouvrir les poissons, extraire les œufs, les nettoyer… J’ai appris auprès d’un Maître Caviar, considéré comme le meilleur au monde. Au fil des années, j’ai continué ces missions tout en gardant mes petits boulots en France. Mes proches savaient que je travaillais dans le caviar et ils me demandaient parfois quelques boîtes pour les fêtes, ce qui complétait mes revenus. Puis les volumes ont augmenté. J’ai commencé à acheter non seulement pour l’ami de mon père, mais aussi pour d’autres confrères, jusqu’à devenir un acheteur de référence en Iran. Tout cela a commencé complètement par hasard, mais c’est ce qui m’a ouvert les portes de l’univers du caviar. 

    Comment avez-vous développé votre savoir-faire spécifique autour du caviar d’élevage, jusqu’à en devenir l’un des référents dans la filière ?

    En 2008, la pêche du caviar sauvage a été totalement interdite. Les stocks avaient été surexploités par les pays riverains (Russie, Kazakhstan, Azerbaïdjan) et la contrebande explosait. Comme l’espèce était menacée, tout s’est arrêté. Les élevages existaient déjà depuis la fin des années 1990, mais leurs résultats étaient encore inégaux. Donc je me suis naturellement tourné vers eux. Et là, j’ai découvert des fermes incroyables, avec des bassins en plein air, des lacs perdus au bout du monde. Mais le produit posait parfois problème. Pour comprendre, je suis retourné en Iran, j’ai fait venir le directeur de production et le directeur d’exploitation d’une Maison historique de caviar. Ils sont restés une semaine dans les élevages. Au début, ils riaient un peu, puis ils ont vu que certains systèmes manquaient, qu’il fallait tout remettre en place. C’est ce qui explique la relation particulière que j’ai encore aujourd’hui avec ces fermes.

    Le caviar c’est un don de la nature et la nature nous réserve toujours des surprises.” Sohrab Bahar

    Puis en 2011, vous sautez le pas et vous fondez votre propre Maison de Caviar…

    Exactement, car à force de travailler avec elles, je me suis dit que je pouvais aller plus loin. Au départ, je me contentais d’acheter du caviar pour les autres, avec une petite commission. Mais je me suis rendu compte que j’étais devenu un excellent sourceur. Et si je savais sourcer mieux que personne… alors je pouvais vendre moi-même. C’est comme ça que j’ai créé la Maison Casparian. J’ai continué un temps à sourcer pour les confrères, puis j’ai arrêté. Aujourd’hui, je source uniquement pour ma Maison, parce que la demande augmente et que la qualité varie énormément d’un élevage à l’autre. Je travaille avec 14 ou 15 fermes, souvent partagées avec d’autres maisons. Mais même si nous achetons chez les mêmes éleveurs, nous n’avons pas forcément les mêmes produits. C’est une question de relation humaine. Produire du caviar, c’est comme cultiver un verger. C’est la nature, il y a des aléas, des problèmes, des saisons. Les grandes entreprises, surtout celles qui ont des actionnaires, fonctionnent différemment. Nous, on est restés humains. On a grandi avec eux. Ça change tout, et ça se ressent sur le produit final.

    L’artisanat et la sélection fine restent finalement au cœur de votre démarche.

    Oui, complètement. Notre métier, c’est de la sélection permanente. Le caviar c’est un don de la nature et la nature nous réserve toujours des surprises. Il faut être sur place, goûter, trier, choisir. D’une année à l’autre, tout peut changer. Sur une même zone d’élevage, on peut avoir 700 kilos exceptionnels, 200 kilos corrects et 100 kilos qui ne vont pas. Je n’ai pas de distributeurs pour mes chefs, je travaille en direct avec eux. Je connais leurs goûts, leurs préférences, le niveau de sel, la couleur, la texture qu’ils recherchent. C’est un travail 100 % personnalisé, du vrai sur-mesure. Même notre saumurage est artisanal. Sur l’une de nos fermes, au pied de l’Himalaya, on a testé un sel de terre local. Changer un sel, ce n’est pas anodin : il faut un an et demi de tests. Le sel en lui-même ne coûte rien, mais son impact sur le caviar est immense. Alors on teste, on ajuste, on recommence.

    Comment vous êtes-vous entouré afin de suivre le développement de Casparian Caviar  ? 

    Je me suis principalement entouré de ma femme, Émilie. Nous sommes ensemble depuis longtemps et nous ne nous sommes jamais quittés. Elle a fait toute sa carrière chez Publicis, où elle est restée dix-huit ans. Lors de sa dernière année là-bas, elle a entrepris un master en marketing digital, elle en est sortie major de promo, et sa thèse a même été reprise par l’IRMA. De mon côté, j’avais besoin d’aide pour structurer l’entreprise. Je sais très bien gérer les chiffres, mais tout ce qui touche à l’organisation et aux process n’est pas mon domaine naturel. Ensemble, nous avons structuré la société, et nous travaillons maintenant main dans la main. Aujourd’hui encore, on forme une équipe très complémentaire. L’histoire que nous portons est vraie, familiale, authentique, et c’est ce qui nous donne de la force. Les cinq dernières années ont été marquées par une croissance annuelle d’environ 25 %.

    Chez Casparian, nous sommes une Maison 100 % caviar historique.” Sohrab Bahar

    Si vous deviez transmettre un seul enseignement à la prochaine génération de producteurs, quel serait-il ?

    Le conseil le plus important que je pourrais donner à la prochaine génération de producteurs, c’est d’aller à la source. Il faut s’intéresser à la vie de l’animal, rencontrer les producteurs, mettre la main à la pâte, passer du temps dans les laboratoires… Le produit fini, mis en boîte par 90 % du marché sans ce travail de fond, ce n’est pas le vrai métier. Chez Casparian, nous sommes une Maison 100 % caviar historique. Nous ne diversifions pas sur d’autres produits comme le saumon, le tarama ou le chocolat, parce que chaque minute consacrée à autre chose serait au détriment de la qualité de notre caviar. Aller sur les fermes, parfois aux quatre coins du monde (Arménie, Iran, Bulgarie, au pied de l’Himalaya) c’est un engagement énorme. Avec des dizaines d’heures de voyage, de décalage horaire, de logistique, juste pour garantir un produit exceptionnel.

    Vous parlez souvent du “bon grain, du bon geste”. Quel est, selon vous, le geste le plus décisif dans l’élaboration d’un grand caviar ?

    Il faut accepter la nature et ses aléas, certains mois, certains produits ne sont pas disponibles. Nous ne les remplaçons jamais par des qualités inférieures. Si nous n’avons pas la taille ou la fermeté requise, nous ne vendons rien. C’est un choix qui force le respect des chefs avec lesquels nous travaillons. Au-delà de la livraison, notre rôle est d’accompagner. Nous faisons des tests, nous suggérons, nous informons. Même les meilleurs chefs au monde apprécient ce soutien. Nous leur offrons une expertise, un regard extérieur, un échange sur le produit et sa qualité. C’est un travail minutieux, quotidien, qui repose sur la rigueur, la passion et l’implication totale. Chez nous, cette expertise vient de vingt ans d’essais : des dizaines de sels testés avant d’arriver à ceux qui révèlent le mieux chaque couleur, chaque variété. Enfin, il y a la connaissance des espèces. Chaque esturgeon donne un caviar différent : le Gueldenstaedtii pour l’osciètre, l’Huso Huso pour le béluga, le Stellatus pour le sevruga… 

    Vous insistez beaucoup sur la qualité de vos produits. C’est vraiment ce qui vous différencie aujourd’hui ?

    Historiquement, en Iran, tous les œufs d’esturgeon n’avaient pas droit au nom “caviar”. Aujourd’hui, en ferme, tout ou presque s’appelle caviar, même en dessous de 3 mm. Chez Casparian Caviar, nous avons conservé la charte d’origine, avec taille minimale, une certaine fermeté, des grains entiers, pas de jus. Quand on ouvre une boîte chez nous, tous les grains sont séparés, parfaitement définis. C’est une identité, une ligne, une exigence, celle que nous avons même déposée en marque, presque par accident. Au fond, la qualité d’un grand caviar ne repose pas sur un geste unique, mais sur une somme de choix, de savoir-faire et d’exigences à chaque étape, du bassin jusqu’à la boîte.

    Je fais tous mes rendez-vous à table, parce que je crois profondément qu’un produit comme le caviar doit se vivre ensemble.” Sohrab Bahar

    C’est d’ailleurs dans cet état d’esprit que vous avez déposé l’appellation “Maître Caviar”… 

    L’idée est née presque par hasard. Je souhaitais créer un label, qui répond à nos exigences : depuis l’environnement d’élevage jusqu’à la taille et la qualité du grain. Et ce label devait avoir un nom légitime, cohérent avec notre histoire et notre exigence : “Maître Caviar”. Aujourd’hui, mon rôle dans les restaurants et les hôtels n’est pas de former, mais d’informer. Le marché est saturé car on trouve du caviar partout, à tous les prix, y compris à cinq euros en grande distribution. Plutôt que de critiquer, j’ai décidé d’opter pour la pédagogie. Je ne parle pas des autres, je parle de ce que je sais faire. De notre produit, de notre savoir-faire historique, de notre exigence. Informer, encore et toujours. C’est la seule manière, à mes yeux, de faire la différence. Il est temps de clarifier, d’élever le niveau d’information autour du caviar. C’est exactement l’ambition du label “Maître Caviar”.

    Au-delà du produit, quel art de vivre incarne Casparian Caviar ?

    Le caviar est, par nature, un produit d’exception. Ce n’est pas un geste du quotidien, c’est quelque chose que l’on ouvre pour marquer un moment. Chez Casparian, cet art de vivre repose avant tout sur le partage. Je fais tous mes rendez-vous à table, parce que je crois profondément qu’un produit comme le caviar doit se vivre ensemble. C’est comme une grande bouteille de champagne, on ne l’ouvre pas pour soi, on l’ouvre pour célébrer, pour rassembler, pour faire plaisir. Et comme c’est un produit qui a une valeur, chacun mesure ce qu’il représente, le travail des gens, l’envie de faire plaisir aux autres, le goût de marquer le coup. Dans la culture perse dans laquelle j’ai grandi, le partage est central. On ne garde rien pour soi, on met au milieu de la table et on invite tout le monde à se servir. Pour moi, l’art de vivre Casparian, c’est exactement ça : un produit précieux, oui, mais avant tout un acte de générosité, un moment où l’on offre un peu d’exception à ceux qu’on aime.

    Aujourd’hui, vous êtes distribué essentiellement en France. Comptez-vous faire évoluer ce modèle de distribution dans le futur ? 

    Pour l’instant, nous n’avons pas de point de vente physique traditionnel. Nous envisageons plutôt un showroom, un lieu de partage où l’on pourrait découvrir le caviar et son savoir-faire autour d’une table d’hôtes. En parallèle, nous travaillons à créer un réseau de distribution géographiquement optimisé. Sur notre site, les clients pourront identifier le revendeur le plus proche, sans vendre directement en ligne. L’idée est de garder un contrôle total sur l’expérience, tout en permettant un accès pratique à notre produit, partout où il est distribué.

    Le caviar est un produit fini, donc il ne demande aucune préparation supplémentaire. L’idéal, c’est de le déguster le plus simplement possible, à la cuillère.” Sohrab Bahar

    On parle souvent du rituel autour du caviar. Quelles sont, selon vous, les conditions d’une dégustation idéale ?

    Le caviar est un produit fini, donc il ne demande aucune préparation supplémentaire. L’idéal, c’est de le déguster le plus simplement possible, à la cuillère, pour respecter sa pureté et sa texture. En accompagnement, je privilégie toujours des supports très neutres. En Europe, on utilise souvent les blinis, mais je les trouve trop mous. Le caviar n’ayant déjà pas une texture croquante, l’ensemble manque alors de relief. Je préfère un simple toast de pain de mie blanc, bien frais et légèrement toasté, en retirant les bords croustillants. On obtient ainsi un support qui apporte juste ce qu’il faut de tenue, sans interférer avec le goût. Pour les boissons, c’est la même logique, il faut rester sur des produits neutres. Un vin blanc sec fonctionne très bien, car les vins fruités couvrent le palais et masquent les nuances du caviar. En spiritueux, les alcools blancs comme la vodka sont parfaits. À l’inverse, il faut éviter les alcools vieillis en fût, les notes boisées, tourbées ou fumées, qui prennent le dessus. Le caviar est un produit rare, exigeant et coûteux. Quand il est bien préparé, il mérite d’être dégusté dans les meilleures conditions. Le secret, c’est la neutralité, que ce soit dans l’assiette ou dans le verre, tout doit être là pour révéler le caviar, jamais pour le couvrir.

    Enfin, si vous deviez partager du caviar avec une personnalité, qui choisiriez-vous et pourquoi elle ?

    Si je devais partager un moment autour du caviar, je ne me tournerais pas vers une icône de la mode. Il y a une association animale que j’ai découvert sur les réseaux sociaux et que je souhaite soutenir à l’avenir : la Tanière. C’est un couple qui a fait fortune, vendu leur entreprise, et investi tout leur argent pour sauver des animaux en détresse. Des singes abandonnés en laboratoire, des animaux malades ou maltraités de toutes sortes. Pour moi, c’est là que le geste a un vrai sens : ces fonds vont directement aux animaux, à ceux qui en ont besoin. Je reste très discret et sensible sur ce sujet. Ce qui compte, c’est l’impact réel, concret. Avec cette association, je sais que mon geste ferait vraiment la différence, et c’est cela qui me motive.