20 déc 2022

Rencontre avec Thomas du Pré de Saint-Maur, chef d’orchestre des parfums Chanel

Mythiques et nimbés d’un chic intemporel, les parfums Chanel n’en finissent pas de faire rêver… C’est pourquoi la maison propose au Grand Palais Éphémère du 15 décembre 2022 au 9 janvier 2023 un événement festif et créatif permettant de s’immerger dans leur univers magique. À cette occasion, Numéro a rencontré Thomas du Pré de Saint Maur, directeur général des Ressources créatives Parfums, Beauté, Horlogerie et Joaillerie de Chanel, pour recueillir ses confidences au sujet de cette manifestation intitulée Le Grand Numéro de Chanel, qui réserve bien des surprises enchanteresses.

Propos recueillis par Élisabeth Quin.

Portrait de Thomas du Pré de Saint Maur © Chanel

Numéro : Quel a été le déclic pour ce Grand Numéro de Chanel ?
Thomas du Pré de Saint Maur
 : Nous sommes partis de la vie de Gabrielle Chanel, d’un des moments fondateurs de son existence et de sa future émancipation, puisque Gabrielle est devenue Coco, sur scène, en 1908, à 24 ans, en chantant Qui qu’a vu Coco, dans un petit numéro de music-hall ! Faire son numéro et faire sensation, voici ce qui a été le détonateur de notre Grand Numéro, avec cette jubilation de jouer sur le double sens du mot “numéro”, désignant aussi bien les parfums, le 5, le 19, le 22, que l’événement festif, mais ni académique ni solennel. Pour les 100 ans du N° 5, déjà, je ne voulais pas que l’on adopte une posture d’autoglorification du produit.

 

Le N° 5 est admirable, mais je crois qu’il vaut mieux être désirable qu’admirable. Et si on arrive à le demeurer à 100 ans passés, n’est-ce pas formidable ?

Le Grand Numéro de Chanel est conçu comme une fête, et convoque les arts forains, le cirque, le spectacle vivant. Comment est née cette inspiration ? J’ai repensé avec tendresse à ces foires du 19e siècle où artistes, bonimenteurs, badauds, et visiteurs découvraient des objets fabuleux, nouveaux ou bizarres et des numéros de cirque. Nous souhaitons faire vivre au grand public, le plus varié possible, et de tout âge, un moment récréatif et instructif, une odyssée au cœur des parfums Chanel.

 

La gratuité et l’ouverture à tous avaient-elles une importance pour vous ? La notion de gratuité semble contre-intuitive par rapport au monde du luxe…

Il y a une différence entre luxe et produit de luxe. Le produit de luxe a son prix, élevé, du fait de l’exclusivité, de la rareté, du temps
de fabrication. En revanche, le luxe, sur un plan presque anthropologique, me semble être le propre de l’homme, une aspiration pour l’exceptionnellement beau, pour une transfiguration du réel. Chanel est une marque de luxe, mais elle est également très populaire, elle appartient à tout le monde !

 

Vous évoquez une dimension polysensorielle, s’agira-t-il d’une expérience immersive ? Tous les sens, odorat, toucher, ouïe, vue, seront en effet convoqués, sauf le goût. Les visiteurs entreront dans le monde Chanel.

Le voyage sera massivement sensoriel et non virtuel. Il est très important d’offrir une expérience extraordinaire que l’on partage ensemble. Il y aura des acrobates, des jongleurs, des performeurs, des parfumeurs…

 

Parmi tous les numéros iconiques des parfums Chanel, le N° 5 a une genèse légendaire. Sera-t-elle évoquée au cours du Grand Numéro ?

Oui ! Et nous avons essayé de la recréer virtuellement. En 1921, Gabrielle Chanel a souhaité faire un parfum. Le grand-duc Dimitri Pavlovitch de Russie lui a présenté le fameux chimiste parfumeur Ernest Beaux, l’auteur du Bouquet de Napoléon. Gabrielle Chanel ne voulait pas d’odeur naturelle. On était dans l’après-guerre, je pense qu’elle voulait proposer aux femmes un jus très différent de ce dont elles avaient l’habitude. Deux séries d’échantillons lui ont été présentées, numérotés de 1 à 5 et de 20 à 24. Elle a choisi le numéro 5, et à la question “comment le nommerez-vous ?” que lui posait Ernest Beaux, elle aurait répondu : “Nous lui donnerons le numéro qu’il porte.” Mais ce moment clé de l’histoire de la marque est un trou noir, car il n’y avait pas de témoin. Chanel a ainsi opéré une révolution dans le monde du luxe et du parfum en enlevant la narration, le poétique, le joli, le féminin.

 

Elle a donc opté pour l’objectivité, la radicalité, avec un nombre premier et un flacon géométrique ?


J’ai découvert que le N° 5 est un refus. C’est un parfum qui refuse l’antériorité, le connu. C’est un parfum qui dit non. Et qui révèle la femme à elle-même.

Backstage de l’exposition Le Grand Numéro de Chanel au Grand Palais Éphémère.

Que représentait le parfum pour Gabrielle Chanel ? Un vêtement ? Un indice ?
Elle avait dit : “Une femme est presque nue lorsqu’elle est bien habillée et bien parfumée.” On comprend tout Chanel à travers cette remarque. Son refus de l’ornementation. Plus elle soustrait, plus c’est fort.

 

On attribue également à Gabrielle Chanel cette maxime : “Une femme sans parfum est une femme sans avenir.” Est-elle toujours pertinente selon vous ?
Absolument ! C’est une fulgurance de Paul Valéry, reprise par Coco Chanel dans un entretien avec le journaliste Pierre Galante, où elle disait aussi ceci, que j’adore : “Le parfum, c’est ce qu’il y a de plus important ! Vous vivez avec votre odorat. De tous les sens, c’est celui qu’il faudrait perdre lorsqu’on vit avec des gens convenables. Ça peut être un petit parfum de rien du tout. L’essentiel est qu’il ressemble à la personne qui doit s’en servir.

 

Le lion fut un symbole et un élément important dans la cosmogonie de Gabrielle Chanel. Il y a d’ailleurs des lions sculptés qui ornent sa tombe à Lausanne…

Oui, et je trouve ça infiniment touchant, ce besoin de protection. Il y aura des lions géants au Grand Palais Éphémère, également en référence au parfum d’Olivier Polge lancé en 2020 dans la collection Les Exclusifs. Gabrielle était née sous le signe du Lion, et son ascendant aurait pu être Lion lui aussi, au vu de son goût pour l’autorité et de son orgueil exempt de prétention…

Backstage de l’exposition Le Grand Numéro de Chanel au Grand Palais Éphémère.

Lors du centenaire du N° 5, vous évoquiez le caractère éternellement révolutionnaire de la marque Chanel, à la fois avant-gardiste et classique. Quel est votre rôle ? Garantir que cela demeure vrai ?

Mon métier est de m’assurer que Chanel reste une langue vivante et ne devienne pas une langue morte. Quand Gabrielle Chanel a fait irruption dans la mode, au début des années 1910,

puis dans le monde du parfum en 1921, elle a tout démodé avec un mélange unique de simplicité, de goût de l’épurement et de radicalité. La marque joue et rejoue en permanence avec les codes inventés par Coco Chanel.

 

Vous êtes le chef d’orchestre qui fait jouer à l’unisson les départements Beauté, Joaillerie et Horlogerie ?
Je gère une grande partie de la création pour ces trois activités, la publicité, le packaging, le digital, l’image, les points de vente… Je me demande en permanence : “De quoi j’hérite ? Qu’est-ce que je transmets ? Quel risque vais-je prendre pour que cette transmission s’inscrive dans notre époque ?” Avec le temps, je prends conscience que le N° 5 est un fabuleux adversaire. Il me dit tous les jours : “Es-tu sûr que vous allez parler de moi ainsi ?” Le geste de Gabrielle Chanel qui a présidé à sa création est si radical qu’il nous faut demeurer à cette hauteur, sans que l’effort ne se sente.

 

Vous travaillez depuis presque trente ans dans l’univers du luxe et de la beauté. Comment assumez-vous cet engagement et cette passion professionnelle dans un monde déréglé, en proie aux guerres, aux populismes, aux catastrophes climatiques, où la psyché collective est elle aussi déboussolée ?

Notre métier consiste à offrir de la beauté. Tout est anxiogène autour de nous, mais il me semble que l’idée du luxe convoque le rêve d’un monde où miroitent le beau, le grand, l’harmonieux. L’aspiration au luxe me semble un invariant de la nature humaine. Et j’adhère à la formule baudelairienne “luxe, calme et volupté”. Avec, dans le cas du Grand Numéro de Chanel, l’humour en plus !

 

Dormez-vous nu avec une goutte de Chanel N° 5 comme Marilyn Monroe ?
Quelle conclusion merveilleuse et tragique ! Comme elle devait être seule… Je vais vous répondre par une pirouette ! La nuit, en principe, n’est pas faite seulement pour dormir…

 

 

“Le Grand Numéro de Chanel”, jusqu’au 9 janvier 2023 au Grand Palais Éphémère, Paris 7e.