Rencontre avec Raphaël Personnaz : “Ravel était aussi un fêtard qui écumait les maisons closes”
Dans le film Boléro d’Anne Fontaine, actuellement au cinéma, Raphaël Personnaz incarne le compositeur star Maurice Ravel dont l’œuvre la plus célèbre était aussi celle qu’il aimait le moins… Un génie un peu trop rigide qui paradoxalement écumait les maisons closes dans le Paris des Années folles.
Propos recueillis par Alexis Thibault.
Maurice Ravel, un compositeur star dont on ne retient qu’une œuvre : le Boléro
La réalisatrice Anne Fontaine a confié le premier rôle de son nouveau long-métrage à Raphaël Personnaz. L’acteur de 42 ans incarne un Maurice Ravel (1875-1937) rigide à la froideur élégante dans Boléro, en salle ce mercredi 6 mars 2024. Un compositeur star, contemporain de Claude Debussy et principal représentant du courant impressionniste. De lui, la plupart n’ont retenu qu’une œuvre. Celle qu’il aimait le moins… Ce long-métrage permet donc d’en savoir davantage sur Maurice Ravel, un mondain qui traînait dans les soirées, en plein milieu des Années folles, et écumait les maisons closes. En 1928, la danseuse fantasque Ida Rubinstein commande à Ravel la partition de son prochain ballet. Tétanisé et en panne d’inspiration, le compositeur puise dans les échecs de ses débuts, la fracture de la Grande Guerre et l’amour qu’il éprouve pour sa muse, Misia Sert, incarnée à l’écran par Doria Tillier. Numéro a rencontré Raphaël Personnaz pour en savoir davantage sur le mystérieux compositeur.
L’interview de l’acteur Raphaël Personnaz
Numéro : Êtes-vous un mélomane ?
Raphaël Personnaz : Clairement ! J’ai toujours été passionné par le jazz ! J’ai commencé par la flûte et j’ai poursuivi par la trompette…
Ah ! Un trompettiste, c’est assez rare de nos jours…
Oui, enfin, gentiment. Quoique je voulais en faire mon métier au début quand même. Ça fait du bruit. C’est un moyen pratique pour exister.
Vous a-t-on proposé le rôle de Maurice Ravel lors d’un dîner mondain ou avez-vous reçu un coup de fil un dimanche soir à 22h30 ?
Il y a d’abord eu une première rencontre avec Anne Fontaine, la réalisatrice, qui m’a dit : “Physiquement, vous n’êtes pas du tout le personnage.” Bon, OK. Il faut savoir que Maurice Ravel était petit et très très mince. Anne m’a tout de même donné le scénario puis nous nous sommes revus deux semaines plus tard pour faire des essais. J’ai compris que c’était un rôle que j’attendais depuis très longtemps. J’ai perdu dix kilos pour le rôle. J’ai tout de suite senti une amitié profonde avec le personnage.
Maurice Ravel était un homme très rigide mais il demeure aussi ce noctambule qui écumait les maisons closes. Il a même quitté Paris pour ne plus passer sa vie dehors et plutôt finir en moine solitaire.
Boléro est-il un film sur… la musique ?
J’ai plutôt l’impression que c’est un film sur la création. Comment un génie s’y prend-t-il pour créer quelque chose ? Comment le hasard permet-il l’éclosion d’une œuvre ? Ce qui est drôle avec Maurice Ravel c’est qu’il est un véritable personnage. Chez lui, tout est mesuré, calculé. Pour la première fois, il est confronté à l’épreuve du temps et doit composer dans l’urgence pour la danseuse Ida Rubinstein. Sauf qu’ici, on n’a clairement pas affaire à quelqu’un qui a l’habitude d’improviser. Tout semble lui échapper. Le Boléro devient donc, d’une certaine manière, le reflet de sa propre personnalité. C’est dont un film sur la création et sur un homme mystérieux, pas une fiche Wikipédia qui emmerde tout le monde…
Incarner un personnage historique au cinéma implique-t-il une préparation totalement différente ?
Il y a forcément une sorte de cahier des charges. Il se trouve que les gens n’ont pas une image très précise de Maurice Ravel contrairement à un Charles Aznavour ou une Edith Piaf. Seuls les vrais amateurs de musique classique connaissent l’ensemble de son œuvre. Pour les autres, il n’a pas vraiment de figure, pas vraiment de visage. Il a fallu que je perde du poids et que je m’exerce au piano pour le rôle puisque je joue moi-même 80% des morceaux du film et dirige également l’orchestre. J’aime entrer dans la peau d’un personnage par le prisme de son métier, c’est moins intense que de pénétrer sa routine en imitant sa façon de parler. Pour devenir Maurice Ravel, j’ai également découvert sa maison à Montfort-l’Amaury dans les Yvelines. Rien n’a bougé depuis un siècle. Il y a toujours les mêmes bibelots au même endroit, les peignes dans la salle de bain. Vous avez l’impression d’entrer par effraction chez un homme mort il y a un siècle. Et ça, c’est assez unique.
Vous êtes donc incollable sur Ravel au Trivial Pursuit…
J’ai lu Maurice Ravel (1986), la biographie de Marcel Marnat. Elle a notamment servi pour le scénario. Mais il s’agit presque d’un ouvrage de musicologie. J’ai également lu Ravel (2006), le roman de Jean Echenoz qui n’est, je crois, pas très véridique. Il y a aussi Ravel, un imaginaire musical (2019) une bande dessinée que j’ai adoré. Elle m’a beaucoup aidé pour étudier la posture du personnage. J’ai évidemment épluché toutes les photos qui existent et je me suis rendu compte de quelque chose d’assez frappant : sur chaque image, Ravel maîtrise habilement son sourire. Sa pose est contrôlée et innée. Il avait beaucoup d’allure. C’est certainement cela que l’on retrouve dans le Boléro d’ailleurs. Une sorte valse chaotique. J’ai pris beaucoup de plaisir à incarner cet homme, vous savez. À diriger un orchestre aussi. Il y a peut être un petit dictateur qui sommeille en chacun de nous et prend un malin plaisir à diriger tout ce petit monde à la baguette.
Vanessa Springora, Camille Kouchner, Judith Godrèche… tous ces récits sont glaçants, terrifiants même. Ils racontent une certaine époque, celle où l’on fermait les yeux.
Il avait tout même l’air d’être un personnage assez taciturne, plutôt timide voire profondément ennuyeux…
Selon moi, il reste un enfant qui n’aurait jamais accédé au monde adulte. Même dans sa sexualité, il y a quelque chose qui n’a jamais été accompli. Comme s’il s’était toujours restreint. C’est certainement de là que provient l’explosion, à la fin du Boléro. Maurice Ravel était un homme très rigide mais il demeure aussi ce noctambule qui écumait les maisons closes. Il a même quitté Paris pour ne plus passer sa vie dehors et plutôt finir en moine solitaire. Il semblait dérangé par les caméras et les photographies mais restait toujours poli. C’était un solitaire mondain. PAF, ça y est, j’ai trouvé mon expression du jour ! Elle ne veut rien dire, mais ça claque un peu !
Quels musiciens rêveriez-vous d’incarner au cinéma ?
Jacques Brel sans doute. Mais je ne vois pas comment on pourrait camper un tel personnage sans verser dans l’imitation ratée. Je me méfie toujours un peu des biopics d’artistes populaires trop connus parce qu’on a tendance à rester en surface de l’interprétation. Mais j’avais adoré le film Love and Mercy (2014) de Bill Pohlad qui raconte la vie de Brian Wilson des Beach Boys avec Paul Dano et John Cusack. Un film sur la création et la folie.
Aznavour, Piaf, les Beach Boys… Suivez-vous des musiciens actuels ?
Il y a un groupe français que j’adore : Feu ! Chatterton. Le chanteur, Arthur Teboul, a une plume et une voix extraordinaires. C’est très rare d’avoir tous ces talents réunis comme ça dans un groupe. Je les ai vu au Zénith et à l’Olympia à chaque fois, c’était génial. Et puis, lors de la panthéonisation de Missak Manouchian [le 21 fevrier 2024], c’était frappant.
Les femmes ont toujours été très importantes dans la vie de Maurice Ravel. Peut-on dire qu’elles ont directement participé à son évolution ?
Oui c’est exactement ça. Les femmes qui l’entourent l’accompagnent et l’orientent. Il y a évidemment sa mère, pour laquelle il a un amour fou tout en restant sont sous son joug. Lorsqu’elle est morte, il est resté trois ans sans écrire… C’est peut-être elle qui l’a, indirectement, empêché d’avoir une vie amoureuse épanouie. Il y a aussi Ida Rubinstein, une femme fantasque qui va le pousser dans ses retranchements. Comme si elle le collait contre le mur pour faire émerger de lui quelque chose qu’il ne soupçonnait pas. Et avec Jeanne Balibar sur un tournage, on n’est jamais déçu. À chaque prise elle réinvente totalement la scène. Puis il y a évidemment Misia [incarnée par Doria Tillier] qui se barricade dans la mondanité pour masquer sa véritable personnalité lorsque Ravel, lui, préfère la musique pour se cacher. Leur idylle est belle parce que ce sont deux personnes qui se masquent la vérité…
Aujourd’hui, il faudrait justement que ce soit l’inverse et que les hommes témoignent leur soutien aux femmes victimes de harcèlement et de violences sexuelles. Que pensez-vous du silence masculin dans le milieu du cinéma actuellement ?
Vous parlez des récentes prises de parole de Judith Godrèche ?
Entre autres, mais il me semble que ce silence dure depuis un bon moment maintenant.
Vanessa Springora, Camille Kouchner, Judith Godrèche… tous ces récits sont glaçants, terrifiants même. Ils racontent une certaine époque, celle où l’on fermait les yeux. Lorsque j’ai découvert le monde du cinéma, il y a 20 ans, je me suis retrouvé confronté aussi à des hommes parfois peu recommandables. Les abus sont partout, dans tous les métiers et tous les milieux. Et notre époque est aussi malheureusement touchée…
Si c’est aussi arrivé à des hommes. Pourquoi ne soutiennent-ils pas les femmes qui vivent la même chose qu’eux sans arrêt ?
Peut être qu’ils ne le font pas publiquement, mais je peux vous dire que, dans le métier, il y a quand même eu un grand changement. J’ai l’impression que les lignes bougent énormément grâce à la nouvelle génération. Moi, j’ai 42 ans, je me situe un peu entre les deux. Mais les actrices, acteurs, réalisatrices et réalisateurs de la nouvelle génération prennent à bras le corps ces situations et tant mieux! L’émotion suscitée par ces témoignages est immense. Lorsque j’ai eu vent du récit de l’acteur Aurélien Wiik, qui a le même âge que moi, et que j’ai souvent croisé, j’étais triste et en colère aussi…
Boléro (2024) d’Anne Fontaine avec Raphaël Personnaz, Jeanne Balibar et Doria Tillier, actuellement au cinéma.