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Numéro
17 Ce qu’il faut savoir de Laure Prouvost, artiste invitée du Studio des Acacias et de la Biennale de Venise

Ce qu’il faut savoir de Laure Prouvost, artiste invitée du Studio des Acacias et de la Biennale de Venise

ART & DESIGN

Alors que l’artiste française inaugure une nouvelle exposition à Paris au Studio des Acacias, Numéro publie un texte de Martha Kirszenbaum, la curatrice qui l’accompagne sur cet événement et sur le projet de pavillon français à la Biennale de Venise. Elle revient sur le rapport spécifique de Laure Prouvost à Los Angeles, ville où elles ont initié leur première collaboration, et donne quelques clés de compréhension d’une œuvre passionnante.

Laure Prouvost Laure Prouvost
Laure Prouvost

Dans Model Shop (1969), le seul film que le réalisateur français Jacques Demy ait jamais tourné aux États-Unis, à Los Angeles, le personnage principal dévale les rues de Santa Monica à la recherche désespérée de Lola, l’objet de son désir. Dans l’œuvre de Laure Prouvost, il est constamment question de désir, qu’il soit charnel ou visuel, sensible ou métaphorique. Les corps adolescents se superposent et se piétinent sur les banquettes de la berline blanche, tandis que le refrain du chanteur américain Frank Ocean ponctue leurs respirations. L’horizon mauve hollywoodien reste inaccessible, il s’étend à perte de vue par-delà le pare-brise. Dans son essai “The Bureaucrats¹ (1976), l’écrivaine américaine Joan Didion dépeint avec élégance l’étrange familiarité de la vie sur la côte ouest.

 

Pour décrire la sensation provoquée par la conduite à Los Angeles, elle parle de “communion séculaire”, balade de freeway en highway, de canyons en routes tortueuses à flanc de colline. L’échappatoire urbaine des adolescents filmés par Laure Prouvost est permise par la voiture et le mythe de la route. Le flâneur de Walter Benjamin, qui humait Paris en déambulant dans ses ruelles et boulevards, se retrouverait ici à slalomer entre plusieurs voies à bord de son engin, à croiser les regards d’autres automobilistes, à les perdre de vue puis à les pourchasser, ondulant au rythme du flot de la circulation. Peut-être même prêterait-il une oreille distraite au dernier tube de R’n’B diffusé en boucle sur 105.9 : I’m about to drive in the ocean […] Take off this suit and swim good, and swim good, good.²

 

La vidéo Lick in the Past contient d’ailleurs un morceau de hip-hop produit par un musicien local. Laure Prouvost, avec cet anglais de l’étrangère qui la caractérise, en rédige les paroles, qui racontent l’attraction, la traction, l’inhalation et la lassitude. La productrice WYNN y accole un beat solide et le rappeur Guillermo se jette dans le flow :

 

When we move by night at the speed of desire

With you at the wheel my limit goes higher

Just turn me on, you turn me on

You are my petrol, my drive, my dream, my exhaust.

 

[Lorsque nous bougeons la nuit à la vitesse du désir

Avec toi derrière le volant, mes limites sont dépassées

Tu m’excites, tu m’excites

Tu es mon essence, ce qui m’anime, mon rêve, mon épuisement.]

Laure Prouvost, “Lick in the Past” 2016 © Fahrenheit Laure Prouvost, “Lick in the Past” 2016 © Fahrenheit
Laure Prouvost, “Lick in the Past” 2016 © Fahrenheit

Mêlant représentation du désir, onirisme et description fantasmée de la nature, les films immersifs, les installations, les dessins et les tapisseries de Laure Prouvost mettent en péril notre relation au langage et à la compréhension à travers l’intrication de narrations complexes et de moments surréalistes qui nourrissent son approche, inhabituelle, des conventions du cinéma et de l’image.

 

En effet, Laure Prouvost accorde dans ses films une importance particulière au langage et à sa représentation. Elle maîtrise avec brio cette manière de jouer avec les mots, de les étirer, de les déconstruire avant de les assembler à nouveau et de les réinjecter dans le récit. C’est avec un humour proche de celui de l’Oulipo qu’elle nomme ses installations : Wantee, qui fait malicieusement écho à la fameuse maxime anglaise “Do you want tea ?”, ou A Way to Leak, Lick, Leek. Les mots sautillent et tourbillonnent, ils nous font un pied de nez et échappent à notre entendement.

 

Dans la vidéo Lick in the Past, filmée sur un parking désolé de Downtown Los Angeles, des adolescents rencontrés dans la ville improvisent des textes et jouent à partir d’un scénario rédigé par l’artiste, qui s’inspire des codes cinématographiques en les bousculant allégrement. Ils s’amusent à l’idée que la voie réservée au covoiturage soit nommée avec poésie diamond lane, la voie de diamant. Leurs rêveries et les maladresses de leur langage procurent au film un ton contemporain, regorgeant d’humour, de fraîcheur et d’authenticité, mis en valeur par la bande-son rap composée par WYNN, elle-même pur produit de la culture musicale urbaine de Los Angeles, moderne et métissée. Les acteurs amateurs enrichissent les dialogues du film de leur argot et de leurs expressions propres, tandis que la narratrice, qui n’est autre que Prouvost, susurre et murmure avec érotisme des allitérations ou des onomatopées, des jeux de mots et des calembours.

Vue de l'exposition de Laure Prouvost, “A Way To Leak Lick Leek”, Los Angeles © Fahrenheit Vue de l'exposition de Laure Prouvost, “A Way To Leak Lick Leek”, Los Angeles © Fahrenheit
Vue de l'exposition de Laure Prouvost, “A Way To Leak Lick Leek”, Los Angeles © Fahrenheit

L’attention que Laure Prouvost porte à son environnement et aux éléments naturels et humains qui l’entourent fondent la matière première de sa pratique et de sa manière généreuse de filmer. Qu’il s’agisse d’un cours de zumba capté au petit matin dans le quartier mexicain de Highland Park, d’un coucher de soleil le long de l’autoroute 101 ou d’adolescents éclatants de beauté juvénile, crânant et dégustant des glaces industrielles sur un parking de Downtown, ses observations anthropologiques et sociales sont le fruit d’un regard humaniste et bienveillant. Ses films n’existent pas sans l’univers qui les entoure et où, capturé avec métaphore et romantisme, l’invisible apparaît à nos yeux. L’exposition “A Way to Leak, Lick, Leek”, pendant californien de celle qui s’est tenue au musée départemental d’Art contemporain de Rochechouart, prend comme nombre de ses projets précédents la forme d’une installation spécifique de films, sculptures et dessins. Le tout est composé à partir d’éléments récupérés à Los Angeles, à Fahrenheit et dans les rues avoisinantes – leur faune, leur flore, leurs objets abandonnés, mais aussi leurs odeurs, leurs sons et leur lumière vertigineuse.

 

L’artiste agence ainsi des environnements immersifs au sein desquels sa pratique devient l’élément central d’un scénario explorant les limites du fantastique et de l’échappatoire. Sa série de dessins et de films reflète une expérience urbaine faite de virées en voiture dans les rues de la ville, en inhalant les gaz des pots d’échappement et les odeurs de plastique. La sensualité de la nature et l’érotisme des corps semblent la fasciner, qu’il s’agisse de lèvres charnues engloutissant des framboises, d’une figue posée sur un téton, d’un jaune d’œuf gluant coulant de doigts agiles, ou d’un poisson luisant frôlant des corps sous l’eau. La nature et les corps se bousculent, s’entrechoquent et cohabitent, car Laure Prouvost sait bien qu’ils sont en osmose.

Laure Prouvost, vue de l'installation au Tate Britain, Londres, 2013, techniques mixtes, vidéo. Courtesy de Mot International (Bruxelles - Londres). Laure Prouvost, vue de l'installation au Tate Britain, Londres, 2013, techniques mixtes, vidéo. Courtesy de Mot International (Bruxelles - Londres).
Laure Prouvost, vue de l'installation au Tate Britain, Londres, 2013, techniques mixtes, vidéo. Courtesy de Mot International (Bruxelles - Londres).

Un peu à la manière de la cinéaste Agnès Varda dans son documentaire Les Glaneurs et la Glaneuse (2000), Laure Prouvost s’attache à rendre visible les objets sans importance, ceux que le système de consommation qui régit nos vies quotidiennes a laissés aux oubliettes : les résidus, les détritus, les objets cassés ou dysfonctionnant, mal aimés. L’installation à Fahrenheit présente un ensemble de morceaux de bois brisés, de métal de récupération, de coquilles d’œufs dispersées, de feuilles et de brindilles, mais aussi de tablettes et smartphones inutilisables et de fils électroniques endommagés. Ils jonchent le sol de l’espace d’exposition, et l’épaisse couche de résine bleutée qui les recouvre semble les fossiliser pour toujours. Tandis que nous, spectateurs, sommes invités à piétiner ces restes de modernité technologique entremêlés d’éléments naturels en décomposition trouvés dans l’East Side de Los Angeles – boules d’herbes sauvages, palmiers, ananas, branches et écorces d’arbres –, nous nous rendons immédiatement compte que ce paysage désabusé voir apocalyptique, comme flottant à la surface de la résine bleue, n’est pas sans rappeler celui d’une piscine californienne au lendemain d’une fête agitée.

 

Ou peut-être est-ce la piscine, défigurée, du grand Splash de David Hockney, ou encore l’une de celles dans lesquelles plonge Burt Lancaster dans le film Le Plongeon (1968)³, au cours duquel le personnage principal sillonne la ville à la nage, de piscine en piscine. “When you talk about the swimmer, will you talk about yourself ?” [Lorsque nous parlons du plongeur, parlerons-nous de nous-mêmes ?], interroge d’ailleurs l’épigraphe du film. Lorsque nous observons ces objets de haute technologie à peine produits et déjà obsolètes et inutiles, et que nous contemplons cette nature défigurée et étouffée, ne parlons-nous pas du monde qui nous entoure, de cette “modernité liquide”, celle si fragile, changeante et instable qui définit notre époque contemporaine, pour paraphraser le sociologue polonais Zygmunt Bauman ?

 

Observer Laure Prouvost produire une exposition à Los Angeles, c’est redécouvrir avec elle cette ville de fiction intemporelle, sa lumière et sa beauté foudroyantes, son boulevard des rêves brisés, sa contemporanéité. Alors que je conduis et qu’elle filme, caméra au poing, les autoroutes qui transpercent Downtown, le parking brut de Fahrenheit, les chemins tortueux et arides de Joshua Tree, je pense à cette phrase qui introduit le magnifique collage visuel Los Angeles Plays Itself de Thom Andersen, professeur de cinéma à l’école d’art CalArts, véritable déclaration d’amour à cette ville étrange et à sa représentation souvent fantasmée, parfois malmenée, à travers l’histoire du cinéma. Il la présente alors avec une douceur un peu dépitée : “Voici la ville : Los Angeles, Californie. Ils tournent des films ici, je vis ici.”⁵

 

Exposition de Laure Prouvost You Are my Petrol, My Drive, My Dream, My Exhaust, jusqu'au 10 novembre, au Studio des Acacias⁩, Paris XVIIe.

 

¹Joan Didion, “The Bureaucrats”, The White Album, New York, Simon and Schuster, 1979.

²Frank Ocean, Swim Good, 2010.

³Frank Perry, Le Plongeon, film couleur, 1968.​

⁴Zygmunt Bauman, La Vie liquide, Paris, Fayard, coll. « Pluriel », 2006.

⁵Thom Andersen, Los Angeles Plays Itself, documentaire couleur, 2003.