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Numéro
11 Jean-François et Élodie Piège, un couple uni à la ville comme en cuisine

Jean-François et Élodie Piège, un couple uni à la ville comme en cuisine

Food

Auteurs d’une gastronomie avenante et créative, à leur image, Jean-François et Élodie Piège ne cessent d’étendre le nombre de leurs établissements et viennent d’en ouvrir un cinquième à Paris. Numéro a rencontré ces époux unis et complémentaires.

Jean-François et Élodie Piège, un couple uni à la ville comme en cuisine Jean-François et Élodie Piège, un couple uni à la ville comme en cuisine

NUMÉRO : Vous venez d’ouvrir L’Épi d’Or, votre cinquième restaurant. Comment cette nouvelle aventure a-t-elle débuté ?
ÉLODIE PIÈGE :
 Six à huit mois après l’ouverture de La Poule au Pot, Jean-François est venu me parler de ce petit restaurant de la rue Jean- Jacques-Rousseau. C’est une rue que j’adore et l’une des premières que j’ai connues en arrivant à Paris. L’établissement était à bout de course car la propriétaire baissait les bras. Nous avions envie de préserver cet endroit et non de le voir devenir une enseigne de vente à emporter. Et finalement, L’Épi d’Or est très différent de nos autres adresses.

 

Qu’entendez-vous par “différent” ?

JEAN-FRANÇOIS PIÈGE : Plus romantique par son histoire.
É. P. : L’Épi d’Or se nomme ainsi en référence aux courtiers en blé qui venaient à la Bourse de commerce [le restaurant est situé juste en
face de ce bâtiment]. Historiquement, le lieu a toujours été tenu par des femmes. La décoration est restée dans son jus et il possède une toute petite cuisine...
J.-F. P. : Précisons un détail important : il ne s’agira pas ici d’une cuisine bourgeoise comme à La Poule au Pot, mais d’une cuisine “du jour” avec quelques incontournables.

É. P. : Pour que vous ayez envie de venir découvrir l’endroit, sachez aussi que ce sera un restaurant à l’ancienne avec des nappes en papier, une cantine familiale, tenue par des femmes, avec une cheffe et une directrice de salle. Je serai très souvent là, également.

 

Doit-on comprendre, Élodie, que vous vous impliquerez davantage dans ce restaurant ?

J.-F. P. : Elle sera aussi impliquée que dans les autres, mais elle sera plus visible.

É. P. : Je suis en effet souvent présente, aussi, dans les autres établissements, mais comme je n’ai pas le physique de l’emploi, on me remarque peu ! Pour L’Épi d’Or, je veux mener l’équipe et aller au bout du projet. Mais il n’y a aucune revendication dans le fait de travailler avec une équipe féminine. En revanche, à presque 40 ans aujourd’hui, j’ai une responsabilité à assumer.

 

Laquelle ?
É. P. :
 La responsabilité de dire qu’il est possible d’entreprendre et d’être une femme dans ce milieu, tout en étant mariée à un homme qui fait les mêmes tâches que moi à la maison. À aucun moment je ne me suis posé la question de savoir qui allait garder mon fils ! Je pense aussi qu’il est important de montrer que les reconversions sont possibles. En ce qui me concerne, j’ai fait des études de commerce et de communication, et je ne me destinais pas du tout à avoir cinq restaurants et à diriger des hommes en cuisine.

 

 

“Du point de vue professionnel, nous formons un duo atypique...”

 

 

Avez-vous déjà été confrontée au sexisme ?

É. P. : Quand j’ai débuté, à 23 ans, au service communication de l’Hôtel de Crillon, j’ai effectivement vécu des situations injustes, à commencer par les salaires. J’ai aussi senti l’image pesante de la jeune fille écervelée qui fait de la communication. Je crois qu’il y a encore beaucoup de clichés à abattre.

 

Comment se traduit la parité hommes-femmes au sein de vos restaurants, ?
É. P. : 
Chez nous, la seule différence qui existe entre un homme et une femme, c’est les compétences. Si une femme n’est pas bonne, elle n’est pas bonne, point final. Je me fous de la parité totale dans mes équipes, car on la trouve déjà entre Jean-François et moi.

 

L’autorité est donc totalement partagée entre vous ?
É. P. : 
Je n’ai jamais eu l’impression que nos salariés écoutent plus Jean-François que moi.

J.-F. P. : Effectivement. Et c’est la mentalité qui est insufflée dans nos maisons.

 

Vous avez travaillé en tandem dès vos débuts. Pourquoi ce choix ?
J.-F. P. :
 Du point de vue professionnel, nous formons un duo atypique... je ne suis pas derrière les fourneaux et Élodie n’est pas derrière la caisse. C’est un vrai duo. Élodie apporte son expertise et son talent sur des choix qui sont importants dans un restaurant, et moi, je me consacre plus particulièrement à la cuisine, mais pas uniquement. Nous ne sommes pas enfermés dans nos rôles. Pour vous donner un exemple, au moment de l’ouverture du Clover Grill, alors que nous avions déjà six mois de retard, Élodie m’a dit, à l’issue de la semaine de tests, que nous n’étions pas prêts pour ouvrir le lundi suivant. Dans la construction des prestations de nos restaurants, le regard d’Élodie compte autant que le mien.

É. P. : Et pas besoin d’une formation de cuisinier pour savoir que ce n’était pas à la hauteur ! Nous fonctionnons en effet sur un modèle qui ressemble plutôt aux duos d’architectes. Je ne cultive pas le côté “artiste” dont peuvent se prévaloir les chefs. J’ai toujours travaillé dans l’ombre et j’ai un autre regard sur les choses.

Jean-François et Élodie Piège, un couple uni à la ville comme en cuisine Jean-François et Élodie Piège, un couple uni à la ville comme en cuisine

N’est-il pas difficile d’être un couple à la fois dans la vie professionnelle et personnelle ?
É. P. : 
Nous travaillons ensemble, mais nous ne nous voyons pas beaucoup. Jean-Fançois est plutôt présent dans les restaurants, tandis que je m’occupe davantage de l’opérationnel et de l’exploitation depuis nos bureaux.

J.-F. P. : Sans Élodie, je n’aurais jamais pu faire tout ça, et c’est ensemble que nous avons pu accomplir ce parcours. La force, ce n’est pas de dire oui à tout, mais au contraire de savoir dire non. Quand nous créons un endroit ensemble, le non permet de ne pas aller trop loin, d’être juste.

 

Et qui prend les décisions finales ?
É. P. :
 Elles sont prises collégialement, même si parfois il y a des guerres. Mais c’est souvent Jean-François qui gagne, car il arrive toujours
à me convaincre.
J.-F. P. : On se convainc mutuellement, et c’est ce qui fait la beauté de nos restaurants.
É. P. : Il imagine toujours des cuisines beaucoup trop grandes et des salles beaucoup trop petites ! Mais il a systématiquement gain de cause, parce qu’il finit toujours par me persuader que le principal, c’est la cuisine. Je me bats quand même pour avoir aussi un espace où accueillir les clients. Bientôt, je pense que l’on va faire un restaurant qui ne sera composé que d’une cuisine. Ce sera compliqué... [Rires.]

 

Au mois de décembre 2019, vous avez célébré les 5 ans de votre premier restaurant, Clover, comment a débuté cette aventure ?
J.-F. P. : Dès mon arrivée à l’Hôtel de Crillon, en 2004, je savais que je voulais entreprendre et ouvrir mon propre restaurant, mais je ne savais pas exactement comment...

É. P. : Quant à moi, en 2013, j’ai senti que mon histoire avec le Crillon était terminée et qu’il était temps pour moi de faire autre chose. J’avais envie de créer notre histoire. Clover est un tout petit restaurant de vingt couverts à Saint-Germain- des-Prés, c’est une pépite. Il a quelque chose de particulier... c’est comme un premier enfant.

 

 

“Nous ne faisons pas des restaurants pour faire plaisir à ceux qui vont commenter, nous faisons des restaurants parce que nous y croyons.”

 

 

Le concept du Clover a évolué entre la date de son ouverture et aujourd’hui, pour quelle raison ?
J.-F. P. : 
Initialement, il avait une identité simple, puis, avec le temps, nous avons développé des endroits à forte personnalité. La gastronomie, 86 au Grand Restaurant, la cuisson à la braise au Clover Grill, la cuisine bourgeoise à La Poule au Pot...
É. P. : Dès le départ, la cuisine du Clover mettait l’accent sur les légumes, alors l’idée d’un menu exclusivement végétal s’est imposée rapidement.
J.-F. P. : C’est un choix qui, finalement, allait à contre-courant, car pour un restaurant, un menu 100 % végétal, ce n’est pas réaliste. Pour les clients, cela reste difficile de ne manger que des légumes. Par exemple, on propose un céleri cuisiné façon bœuf bourguignon, avec une sauce au vin rouge et des carottes fumées qui remplacent les lardons.

 

Finalement, en ouvrant Clover Grill en 2016 et La Poule au Pot en 2018 – qui a d’ailleurs déjà obtenu une étoile – vous alliez déjà à contre-courant des tendances culinaires ?
É. P. : 
Je n’aime pas dire qu’on lance des tendances, mais au moins, on ne peut pas nous reprocher de copier les autres. Nous sommes souvent à contre-courant, mais nous ne faisons pas des restaurants pour faire plaisir à ceux qui vont commenter, nous faisons des restaurants parce que nous y croyons et qu’il y a une demande.
J.-F. P. : La cuisine bourgeoise s’est dépréciée car elle a été galvaudée. Mais nous avons repris toutes ses caractéristiques pour les mettre en exergue : le service avant toute chose, la vaisselle en argent, les nappes blanches... tout ce qui lui donne un sens finalement. Quand Clover Grill a ouvert, les propositions étaient composées à 60 % de viande et à 40 % de poisson et de végétal. Aujourd’hui, elles sont passées à 85 % de viande. Ce sont les clients qui ont choisi. Autre exemple : un jour, nous avons décidé de retirer la soupe à l’oignon gratinée du menu de La Poule au Pot. Coup de fil affolé du directeur qui nous demande de la remettre immédiatement car les clients venaient exprès pour la soupe ! Les restaurants, nous les pensons, mais finalement, ce sont les clients qui se les approprient.

 

Vous ouvrez quasiment un restaurant par an, un rythme soutenu...
É. P. : 
Si ça ne tenait qu’à moi, nous n’aurions encore qu’un seul restaurant ! Heureusement, Jean-François est là pour faire bouger les choses. Lui est beaucoup plus dans le mouvement ! Gérer cinq restaurants aujourd’hui à Paris, c’est vertigineux, et nous sommes aussi responsables de 80 salariés, donc de 80 familles.

J.-F. P. : Je suis très fier de ce que nous avons entrepris, une aventure à deux qui s’est concrétisée par des restaurants. L’enjeu n’est pas de grossir à tout prix ni d’être la maison la plus étoilée. Mais l’idée que nous nous sentions toujours challengés, encouragés et motivés me plaît.