Transidentité à Naples : généalogies d’un genre
À Naples, les femminielli, personnes qui relèvent d’un troisième genre (ni masculin ni féminin), ont longtemps trouvé leur place dans l’écosystème des quartiers populaires du centre-ville. Ancrée dans l’histoire unique de la cité parthénopéenne, leur existence tend aujourd’hui à s’effacer pour laisser place à la culture LGBTQI contemporaine. Le photographe d’art Pieter Hugo nous livre une série de portraits qui attestent de cette généalogie.
Photographie par Pieter Hugo.
Texte par Delphine Roche.
La ville de Naples est une civilisation en soi, une cité ouverte sur la mer, établie au VIIIe siècle avant J.-C. par les Grecs, qui a connu au fil de sa riche histoire des vagues d’influence successives. Son centre, tout comme sa langue, le napolitain, sont aujourd’hui classés au patrimoine mondial de l’Unesco. Doté d’une culture populaire croisant des traditions, des coutumes, des comportements et une spiritualité rassemblés au sein du concept de “napoletanità”, le chef-lieu de la Campanie a donné naissance à un phénomène amplement scruté par les anthropologues : l’existence, socialement acceptée, de personnes relevant d’un troisième genre, ni masculin ni féminin… Le phénomène est attesté dès le xvie siècle par le savant Giovanni Battista Della Porta, qui témoigne avoir vu à Naples un de ces “efféminés” – “effeminati” en italien. Plus tard est apparu le terme “femminiello” (“femminielli” au pluriel), une création de la langue napolitaine ajoutant à la racine femmin – femme – un suffixe masculin.
Les femminielli pourraient être décrits spontanément comme des hommes travestis en femmes. La réalité est bien plus complexe, inextricablement liée à la culture napolitaine, au tissu social stratifié unique de la ville, à son histoire et à sa spiritualité. Intégrés dans la vie locale grâce à son écosystème unique, ils vivaient jusqu’à récemment dans les Quartiers Espagnols en étant “reconnus par les habitants des vicoli [ruelles typiques de ces quartiers] parce qu’ils collaboraient à son économie ‘solidaire’”. C’est ce qu’explique le professeur Paolo Valerio, président de la Fondation Genre, Identité et Culture, et de l’Observatoire national de l’identité de genre (ONIG). En endossant dans ce contexte des fonctions dites “féminines” – garder les enfants des voisins ou soigner les personnes âgées –, les femminielli pouvaient “performer”, à travers ces rôles, une identité féminine sans pour autant nécessairement recourir aux hormones ni à la chirurgie, qui n’ont été disponibles que tardivement, si l’on considère l’origine ancienne du phénomène. Les femminielli étaient en outre considérés en Campanie comme des êtres à part, dotés d’une âme masculine et d’une âme féminine, et en tant que tels, restaient proches de la sphère du sacré, dispensateurs de bonne fortune, invités aux mariages et aux baptêmes. Ils disposaient d’un vaste ensemble de rituels symboliques, parmi lesquels subsiste encore aujourd’hui une tombola qui vient conclure chaque année un pèlerinage au sanctuaire marial de Montevergine. Chaque année, le 2 février, jour de la Candelora (Chandeleur), les femminielli, rejoints aujourd’hui par des membres de la communauté LGBTQI mondiale, rendent ainsi hommage à la Vierge noire, une icône de la Madone à laquelle son style byzantin a valu le surnom de Mamma Schiavona (littéralement, “la Mère Esclave”) et qui aurait, d’après la légende, sauvé un couple homosexuel condamné à mort. Ce sanctuaire est en outre bâti sur le site ancien du temple de Cybèle, déesse païenne d’Asie Mineure dont le culte incluait des cérémonies orgiaques conclues par l’émasculation de ses prêtres, les galles. Rite unique dans sa forme, la Candelora introduit des éléments païens (des chants, des danses) dans un événement chrétien, et reste tolérée par les autorités de l’Église.
Aujourd’hui, la doyenne des femminielli, La Tarantina, va sur ses 86 ans, et déclare tout de go, lorsque nous la rencontrons dans son modeste appartement des Quartieri Spagnoli : “Les femminielli n’existent plus.” Dans cette zone encore populaire mais plutôt touristique, où les fresques dédiées au héros Diego Maradona sont désormais considérées comme des trophées pour Instagram, difficile de reconnaître le lieu où elle a débarqué en 1946, tel qu’elle le décrit dans son autobiographie publiée en 2013 : “C’était un va-et-vient étourdissant de prostituées, de commerçants, de vendeurs ambulants, de contrebandiers de cigarettes.”. Native des Pouilles, elle a fui sa région, où ses manières efféminées lui valaient les pires sévices : “Je vivais dans la rue. La nuit, les gens me battaient et me violentaient, et le jour, on m’humiliait. Une nuit, alors que je dormais, on a placé entre mes dents un bout de papier auquel on a mis le feu. Certains urinaient sur moi. J’étais aussi persécutée par la police.” Arrivée à Naples, La Tarantina ne tardera pas à se prostituer, dès l’âge de 14 ans, “profitant” des dollars des soldats américains encore présents. Aujourd’hui, la reine raconte volontiers, preuves photographiques à l’appui, les hauts faits d’armes de sa vie de blonde coquette ayant conquis l’amitié de Federico Fellini ou de Pier Paolo Pasolini, à Rome, où elle a séjourné à partir de 1952, avant de revenir à Naples. Dans la capitale, où elle était une des très rares prostituées transgenres, ses années de dolce vita se sont passées entre fêtes orgiaques et arrestations brutales par la police, qui appliquait à la lettre une loi, existant toujours dans le pays, interdisant aux hommes de s’habiller en femme. Star des femminielli, La Tarantina est aujourd’hui devenue un morceau de patrimoine, un des symboles de la fameuse napoletanità, au point que le maire a fait réaliser par un street artist une fresque à son effigie… qui, quelques jours plus tard, se voyait recouverte d’une mention rageuse : “Non è Napoli” (“Ce n’est pas Naples”).
Un peu plus loin dans les Quartiers Espagnols vit Coca Cola. Elle s’y est établie en 1975 pour “ne plus faire honte à [ses] parents”, qui habitaient dans le quartier de Vomero, sur les hauteurs de la ville. Après avoir été ouvrière, serveuse ou femme de ménage pour des salaires de misère, elle se résoudra à la prostitution, qu’elle exercera pendant quarante-deux années. Dès l’âge de 10 ans, elle a commencé à endosser des vêtements féminins, certaine de se sentir femme. Mais ce sont les lois du marché qui ont dicté ses choix en matière de transformation de son corps : “J’ai commencé à prendre des hormones mais j’ai réalisé que je gagnerais beaucoup plus en restant à la fois homme et femme, explique-t-elle. Les clients voulaient une apparence de femme, avec un pénis. J’ai donc arrêté les hormones parce que je ne pouvais plus avoir d’érection.”
Lorsqu’il commence à être fréquemment représenté par des artistes, notamment par la Nouvelle Dramaturgie napolitaine des années 80, le monde des femminielli, dépendant du tissu social des Quartieri Spagnoli, est déjà en voie de décomposition. Le tremblement de terre qui secoue la cité en 1980 accélère des mutations sociales profondes. Dans Le cinque rose di Jennifer (“les cinq roses de Jennifer”), l’auteur Annibale Ruccello représente un travesti esseulé, privé de l’écosystème des vicoli, déporté en périphérie de Naples. Le monde des femminielli, qui a fleuri au xixe siècle, est aussi absorbé par la modernité et les changements sociaux rapides qu’elle impose. Pour ceux qui ont dû exercer la prostitution, la montée de la criminalité et les ravages du sida et de la drogue mettent un terme définitif à la légèreté joyeuse revendiquée par La Tarantina, en dépit de l’âpreté inouïe de son vécu. “J’ai eu une vie de merde, conclut Coca Cola à la fin de notre entretien. J’avais toujours peur de me faire tabasser.”
Si les femminielli appartiennent, semble-t-il, au passé, ils ont peut-être ouvert la voie à une relative acceptation de la présence de personnes transgenres dans la cité parthénopéenne et à des expressions de genre contemporaines. Les deux mondes, l’un héritier de l’Antiquité, des croyances et des cultures populaires, l’autre de la globalisation des consciences et des luttes pour les droits des LGBTQI, se sont pourtant relativement peu croisés. “On peut dire qu’il existe un hiatus générationnel, analyse Porpora Marcasciano, célèbre activiste pour les droits LGBTQI qui a bien connu plusieurs femminielli, ancienne présidente du Mouvement identité trans (MIT) et auteure de plusieurs livres sur l’histoire de la communauté transgenre italienne. L’expérience trans représente la pensée globale qui est venue se substituer à l’expérience très ancienne des femminielli. Les personnes trans sont les mêmes aujourd’hui à Naples, à Tokyo, à Paris ou à New York. Les jeunes voient dans les femminielli une reproduction de la binarité de genre, parce qu’ils se sont longtemps contentés de se travestir et d’adopter des attitudes féminines théâtrales. Mais ce n’est pas avant les années 60 ou 70 que les hormones et la chirurgie ont été plus facilement accessibles. Leur expérience, comprise dans son contexte historique, est évidemment digne de respect. Naples a accueilli les femminielli car c’est une ville de brassages ouverte sur la mer, où la culture grecque antique et ses attitudes plus tolérantes face aux questions de genre ont laissé des traces. Ses couches populaires vivaient de petits expédients, de petits arrangements et, dans ce contexte, les femminielli pouvaient trouver leur place.”
Pourtant, à Naples aussi les crispations et les discriminations continuent, souvent en sourdine. À ce sujet, Vanessa Esposito, dite Vesuvia, 23 ans, s’exprime avec lucidité. Dans ses mots surgit le spectre d’une masculinité toxique encore bien présente. “C’est un problème qui existe partout, bien sûr. Mais peut-être qu’à Naples, comme dans tout le sud de l’Italie, les mentalités sont un peu plus fermées. Les hommes qui m’abordent sont, au mieux, fascinés par l’idée de la femme trans – je suis un fantasme, un fétiche. La transphobie existe, mais je me suis rendu compte qu’une partie des problèmes que je rencontre relève en réalité de la misogynie. C’est dégradant d’être une femme, donc puisque j’aurais ‘choisi’ d’en être une – en réalité, évidemment, cela n’a rien d’un ‘choix’ – , c’est encore plus humiliant.”
Son.sa meilleur.e ami.e, Ciro, a grandi à Barra, une ancienne commune devenue aujourd’hui un quartier populaire de Naples, et avoue avoir ressenti un choc en voyant pour la première fois le centre-ville, prenant soudain conscience de l’héritage culturel et historique de la ville. “Je me suis demandé comment je pouvais d’une part connaître tout cela et d’autre part comment le traduire dans ma réalité. C’est pour cette raison qu’en tant que personne queer je n’aime pas l’image romantisée de Naples : elle appartient au passé.” Pour s’approprier son histoire, Ciro a lu les livres de Porpora Marcasciano, qui traitent notamment des mouvements des années 60 et 70 en Italie. Iel s’est particulièrement intéressé.e à L’aurora delle trans cattive – Storie, sguardi e vissuti della mia generazione transgender (“l’aurore des mauvais trans – histoires, regards et vécus de ma génération transgenre”), où l’auteure évoque notamment la pathologisation des personnes trans. “Ce livre m’a beaucoup aidé.e, explique-t- iel. C’est un beau processus que d’arriver à comprendre qui l’on est, mais dans des villes comme Naples, c’est très compliqué, parce qu’il y a beaucoup de machisme, beaucoup de pression mise aussi sur les hommes ici. Par exemple, mon prénom est Ciro, il vient de mon grand-père, et je suis le premier enfant de sexe masculin de mon père, qui était lui-même le premier enfant de sexe masculin de son père. Donc, je suis l’élu qui devrait supposément passer le prénom Ciro à la génération suivante. C’est juste un exemple de la pression qui est mise sur les hommes, et sur les femmes, dans tout le pays, mais encore plus dans le Sud.” Après avoir suivi un cursus de danse moderne, Ciro gagne pour l’instant sa vie en se produisant en club. Iel incorpore dans son langage des éléments de voguing pour exprimer son identité queer, et espère pouvoir bientôt développer pleinement son message dans un contexte plus proche de l’art que de la performance.
Si, aujourd’hui, les espaces sociaux valorisant les personnes queer ou trans existent à Naples, ils sont encore souvent liés, comme ils le sont ailleurs, au monde de l’art, de la mode, du clubbing et de la scène (la ville possède une riche tradition théâtrale) ou aux lieux dits “féminins”, comme les salons de coiffure. C’est dans l’un d’eux que Sara Carbone (51 ans), qui portait encore à l’époque son prénom de naissance, Salvatore, raconte avoir trouvé son salut, lorsqu’un patron dans son quartier de Piscinola, en périphérie de Naples, a accepté de la laisser venir y travailler, alors que son père insistait pour qu’elle devienne mécanicien ou barman, “un job masculin”. Tombée du quatrième étage de son immeuble à l’âge de 18 mois, Sara a miraculeusement survécu à sa chute et a grandi de ce fait en sentant la présence de Dieu à ses côtés, tout en étant certaine d’être femme et de vouloir un jour faire correspondre son corps à son identité de genre. Ce destin unique, elle le raconte en 2005 dans un documentaire, Femmina per grazia ricevuta (“devenue femme par la grâce de Dieu”).
Coiffeuse elle aussi, Sara Finizio est en réalité surtout une célébrité qui a joué dans un film avec Christian De Sica (fils du réalisateur Vittorio De Sica), participé à des émissions télé, joué dans des clips de neomelodico (un style de musique pop qui n’existe que dans le sud de l’Italie), gagné le concours de Miss Trans Europa en 2018… “J’ai compris que je n’étais pas dans le bon corps vers l’âge de 13 ans, et j’ai commencé à le modifier à mes 20 ans, explique- t-elle. J’aime changer en permanence mon apparence, mon corps est devenu mon œuvre. J’utilise mon image dans les clubs, à la télévision, et aussi sur Instagram et TikTok où je m’amuse.”
C’est à un type de performances plus personnelles et pointues que se livre Daniele Ragosta, qui a inventé son personnage de scène, Dramna, en s’inspirant de Leigh Bowery et de l’esthétique d’Alexander McQueen. Iel a commencé à revêtir un masque et des costumes spectaculaires pour pouvoir explorer et exprimer plus pleinement son identité queer. “Le personnage est la partie la plus exubérante de moi, commente-t-iel. Aujourd’hui, je me sens à l’aise avec moi-même, avec ou sans masque, mais il y a encore quelques années cela n’était pas le cas.” Parallèlement à ses performances, iel développe une marque de mode non binaire, Virili, qui propose notamment des escarpins jusqu’à la pointure 45. Pour financer ses entreprises créatives, Daniele travaille encore quotidiennement aux côtés de ses parents dans leurs trois poissonneries familiales. De la même façon, Marco/Marika (30 ans), après ses journées passées en tant que secrétaire dans une multinationale de télécommunications, se transforme en Vanalya Lure pour incarner en club des personnages féminins réclamant la liberté sexuelle et revendiquant une libre expression de leur genre. Lia (50 ans), en revanche, n’a pas pu s’insérer sur le marché du travail et exerce la prostitution : “Toute la société t’y pousse, dit- elle, en considérant que tu es une personne malade et malsaine. Dans la rue, le soir, j’ai souvent été agressée, car si tu es une femme transgenre, on se sent le droit de te frapper ou de te violenter verbalement.”
Si Daniele Ragosta a décidé d’assumer publiquement son identité queer au quotidien, ce choix demeure en réalité difficile dans la société napolitaine actuelle : “Je travaille en portant des grandes boucles d’oreilles, et si je veux mettre des talons ou me maquiller les yeux, je le fais. Je suis prêt à entendre les insultes, j’ai appris à être moi-même et à ne plus penser à l’opinion des autres, mais tout le monde n’a pas cette force. C’est pour aider des personnes plus fragiles que je m’efforce de donner une visibilité à l’identité queer. Il faut remercier ceux qui nous ont précédés, je sais que La Tarantina et Genny delle Coccinelle [femminiello récemment décédé] ont été molestés, insultés, incarcérés. Si nous ne nous battons pas aujourd’hui, nous n’ouvrons pas la voie à ceux qui viendront après nous. Or, soyons honnête, plus on descend dans le Sud profond, plus il est difficile d’être queer ou transgenre. Cela dit, le problème existe même dans le Nord, dès qu’on s’éloigne du centre de Milan. Je crois que c’est toute l’Italie qui a encore un problème avec la communauté LGBTQI.”
Le 27 octobre dernier, le Sénat italien rejetait, sous les applaudissements des sénateurs de droite, le projet de loi proposé par Alessandro Zan, qui visait simplement à punir les actes de discrimination et d’incitation à la violence à l’encontre des personnes gay, lesbiennes ou transgenres… confirmant malheureusement ces paroles.