The exclusive fashion story of “Call Me By Your Name” director Luca Guadagnino for Numéro Homme
Après le succès mondial de “Call Me by Your Name”, le réalisateur oscarisé Luca Guadagnino plonge dans le film d’horreur avec son remake de “Suspiria”. Dans les pages du Numéro Homme automne-hiver 2018, le réalisateur met en vedette deux espoirs du cinéma, Will Poulter et Ben Schnetzer, en extraterrestres débarqués sur Terre.
Le cinéma italien a longtemps regardé vers son passé flamboyant en se grattant la tête, perplexe devant tant de beautés égarées. Le monde se posait lui aussi la question, se demandant comment le pays de Roberto Rossellini, Federico Fellini, Michelangelo Antonioni, Mario Monicelli et quelques autres inoubliables figures de proue, cette véritable oasis créative qui avait marqué l’après-guerre, avait pu retomber dans une certaine forme d’oubli. Mis à part Nanni Moretti, devenu trop rare, le cinéma contemporain ne comptait pas vraiment sur l’Italie, dont chacun s’accordait à dire qu’elle avait perdu la formule. Il fallait peut-être un homme aux désirs larges pour remettre cette étrange transparence en question. Un Sicilien ? Pourquoi pas. Luca Guadagnino est né près de Palerme au tout début des années 70. Il est devenu l’un des réalisateurs les plus acclamés du moment, son film a été nommé quatre fois (et récompensé pour la meilleure adaptation à l’écran) aux Oscars 2018 pour le hit indé Call Me by Your Name, avant de bousculer le dernier Festival de Venise, où il a présenté sur la lagune son remake du mythique Suspiria, de Dario Argento. International par nature – il navigue depuis longtemps entre Milan et New York –, constamment en dehors des codes, le quadragénaire a remis son pays sur la carte presque à lui tout seul. Un travail de titan.
Luca Guadagnino a pourtant commencé comme tout le monde, c’est-à-dire en bas de l’échelle, hué par la critique pour son long-métrage inaugural, The Protagonists, sorti à la fin des années 90. Pas de quoi décourager ce garçon tenace. Il avait déjà réussi à attirer l’attention de Tilda Swinton, qui y tenait le premier rôle. Réunis par leur amour commun pour Derek Jarman – l’actrice avait tourné son deuxième film, Caravaggio, avec feu le réalisateur anglais, figure du cinéma gay –, les deux ont noué une relation basée sur l’amour des marges. Ils se retrouvent quasiment à chaque film, où Swinton incarne une féminité mystérieuse et puissante avec une persistance remarquable. Dans Suspiria, l’Anglaise joue la chorégraphe d’une compagnie de danse, aux méthodes dures et aux fantasmes tordus. Madame Blanc est effrayante. À travers elle, le film trouve la folie nécessaire pour exister pleinement et fixer les moments extrêmes de l’expérience humaine.
Le projet vient de loin, même s’il peut surprendre. On se souvient de l’atmosphère estivale et sensuelle de Call Me by Your Name, l’histoire d’amour délicate entre un adolescent et un trentenaire dans une maison bourgeoise italienne, au milieu des années 80. Timothée Chalamet y révélait son sens de la séduction romantique, au point de devenir l’icône d’une époque à la recherche de nouvelles figures masculines, d’une virilité moins féroce. Tout semblait glisser sous le soleil italien, même les blessures de l’amour. Ici, l’atmosphère est au contraire froide, dangereuse, morbide, car Suspiria raconte l’exploitation criminelle de jeunes filles dans la plus pure tradition du giallo, le film d’horreur sanguinolent made in Italy, dont Dario Argento fut l’un des maîtres. Est-ce bien le même homme qui a réalisé les deux films ? Le principal intéressé ne voit aucun problème à ce contraste radical. C’est comme s’il faisait partie de lui, sans créer de césure. “Les choses ne sont jamais ce qu’elles semblent être. Dans la vie, nous prenons des décisions qui ont du sens pour nous, tandis que pour les autres elles ont l’air étranges. En réalité, je ne suis pas passé de Call Me by Your Name à Suspiria, c’est le contraire. Je peux vous expliquer.” Les faits paraissent têtus : Suspiria a été réalisé dans la foulée de Call Me by Your Name. Or Guadagnino parle d’un autre point de vue. Quelques années auparavant, il avait tourné un autre remake, celui de La Piscine, le drame des sixties de Jacques Deray avec Alain Delon et Romy Schneider. Ce long-métrage, sorti en 2015, s’intitulait A Bigger Splash, en hommage non déguisé à l’imaginaire de David Hockney, et mettait en scène, outre Tilda Swinton, Ralph Fiennes, Dakota Johnson et Matthias Schoenaerts. Mais le désir du réalisateur pour Suspiria existait déjà. “J’ai formé le projet d’adapter le film de Dario Argento il y a longtemps. Durant les cinq dernières années, j’ai consacré beaucoup d’énergie à essayer de le rendre possible. Pour Call Me by Your Name, c’était très différent, puisque je n’étais pas censé réaliser le film écrit par James Ivory. J’ai finalement accepté au dernier moment, alors que je préparais Suspiria. Dans ma tête, je suis vraiment passé de A Bigger Splash à Suspiria.”
“En réalité, je ne suis pas passé de Call Me by Your Name à Suspiria (…) je suis vraiment passé de A Bigger Splash à Suspiria.”
L’autre surprise consiste à voir Guadagnino s’intéresser à un univers dont on ne soupçonnait pas qu’il lui était familier : le cinéma d’horreur baroque, où les moments de bravoure violents ne peuvent être évités. Là encore, le cinéaste nous éclaire sur lui-même, en évoquant son amour immodéré pour le chef-d’œuvre de Dario Argento. “Ceux qui me connaissent bien savent que j’ai toujours été complètement dévoué au genre. J’ai grandi en adorant les films d’horreur et j’ai toujours voulu en faire. Donc, pour moi, il est tout à fait naturel de réaliser le remake d’un film si célébré. Quand je l’ai vu, Suspiria m’a appris que tout est possible dans la manière de présenter une histoire. Cela a été pour moi la plus grande leçon de ce film.” Le Suspiria d’Argento fonctionnait comme un long cri d’images et de sons, quasiment sans limites, où la mise en scène de la violence faite aux femmes relevait du fétichisme. La version que propose Guadagnino marque par son envie constante de dépasser la reproduction maniériste pour trouver son propre rythme, ses obsessions singulières. Le fétichisme est moins marqué et, bien que le récit se révèle structuré de la même manière (les suites de l’arrivée d’une nouvelle dans un lieu de danse prestigieux, où une jeune fille vient d’être assassinée), le film déploie une dimension historique assez étonnante, une ambiance de fin du monde qui fait écho directement à notre époque, même si l’action se déroule quatre décennies plus tôt. “Avec le scénariste David Kajganich, nous avons eu envie de réfléchir autour d’une année – 1977, quand le film original est sorti – et d’un lieu – Berlin. Nous cherchions à ressentir le climat à cet endroit-là et à ce moment-là, quelque chose qui aurait à voir avec les conséquences de l’histoire de la première moitié du XXe siècle. Une paranoïa intense.”
Les blessures d’une histoire européenne terrible s’ouvrent, béantes, dans ce Suspiria nouvelle manière, notamment grâce à un personnage de psychanalyste fatigué, un vieil homme toujours en deuil après la disparition de sa femme en Allemagne de l’Est plusieurs décennies auparavant. Mais le cœur du film, c’est bien les soubresauts imposés au corps de quelques femmes, notamment l’héroïne, interprétée par l’incroyable Dakota Johnson. Sans révéler l’intrigue, on dira que les scènes de danse qui la mettent longuement en avant travaillent en profondeur l’idée que les mouvements du corps sont liés aux plus profondes peurs de l’esprit. La fille de Don Johnson et Melanie Griffith trouve ici le moyen de faire exploser les clichés qui ont pu lui être associés après la poussive trilogie Cinquante nuances de Grey. La comédienne a admis avoir été profondément hantée par son expérience sur le tournage de Suspiria. Une information que Luca Guadagnino ne commente pas, préférant mettre en avant l’intensité de leur relation pour leur deuxième collaboration, après A Bigger Splash. “Dakota Johnson est allée très loin pour ce film. Nous avons une relation très intuitive, nous nous comprenons sans avoir besoin d’entrer constamment dans les détails. La confiance entre nous est réciproque. Je sais qu’elle est une femme courageuse, qui a le désir d’explorer la complexité en elle. C’est la raison pour laquelle je l’aime beaucoup. Tous mes films ont tourné autour de personnages de femmes fortes, cela m’attire énormément.”
Avant de parler à Luca Guadagnino, nous avions reçu quelques alertes bienveillantes dressant le portrait d’un homme pas facile, réticent à expliquer son travail. Ce moment a bien fini par arriver, au détour d’une question sur son style. Comment le définir, lui qui réalise des films si différents ainsi que plusieurs remakes ? La première réponse a semblé mécanique : “J’essaie toujours de m’impliquer entièrement, je ne fais pas du cinéma parce que c’est un travail. J’exprime ma vision du monde et de moi-même, j’espère que les gens peuvent deviner laquelle sans que je doive forcément m’expliquer.” S’en est suivi un silence glacial, et quelques minutes plus compliquées… avant que le sujet ne revienne sur la table. “Vous me demandez comment définir mon style ? Pour commencer, je ne comprends pas vraiment le concept de style en cinéma. Pour un réalisateur, il est plus important de penser en termes de forme et de langage. Le style a peut-être davantage à voir avec la surface, quelque chose d’un peu superficiel.” Si la réponse demeure incomplète, elle offre quelques clefs sur la vision de l’art du garçon, qui refuse d’être réduit à la vista de sa mise en scène et prône un certain mystère. Ses films sont reliés entre eux même s’ils ne se ressemblent pas toujours. Et alors ? En cela, Guadagnino a tout d’un classique, à rebours d’une époque où les approches “méta” et l’usage de la citation sont devenus légion. Il cultive comme beaucoup le sentiment de venir après, mais sans en faire un problème insoluble. Quand on l’interroge sur l’idée du remake forcément risqué d’un monument du cinéma, il répond de manière simple et percutante : “J’ai essayé de m’inspirer de la liberté de Suspiria, sans en faire une copie.”
“Guadagnino a tout d’un classique, à rebours d’une époque où les approches “méta” et l’usage de la citation sont devenus légion.”
Si Guadagnino insiste sur cette idée, c’est autant pour défendre sa force d’inventivité que pour éclairer sa conception de ce que doit faire un film à celui ou celle qui le regarde : ouvrir les yeux et les oreilles vers un monde nouveau. “Quand je crée, j’essaie de me souvenir des chocs émotionnels que m’ont procurés des œuvres, l’expérience visuelle d’une peinture ou d’un film. J’aime bien penser en dehors du cadre et partager la réflexion avec mes collaborateurs et collaboratrices, avec qui je travaille depuis longtemps. Pour Suspiria, nous avons beaucoup regardé les peintures de Balthus, afin de comprendre le genre de lumière et de couleurs dont nous avions envie. Nous avons aussi souhaité retrouver un état d’esprit lié à certaines expériences artistiques des seventies. Le sujet du film, c’est le conflit entre l’irrationnel et le rationnel, la manière dont l’irrationnel peut faire exploser notre vie rationnelle. Que se passe-t-il quand les deux se percutent ?”
Ce télescopage, il est possible de le ressentir avec Suspiria sans y voir un succédané d’un autre temps. Si le résultat est forcément étonnant, flirtant parfois avec le kitsch, Luca Guadagnino y exprime ses désirs en liberté. “Je ne peux pas réaliser un film autrement qu’en ayant un contrôle total”, explique-t-il sobrement. Le message est clair, tout comme le refus de la mélancolie qui voudrait que la grandeur du cinéma soit désormais derrière nous. “J’essaie de ne pas être quelqu’un de nostalgique. Je recherche avant tout des connexions et, quand je vois certains films comme ceux des nouvelles vagues européenne ou japonaise, le cinéma français des années 60, les jeunes réalisateurs néerlandais des seventies, le New British Cinema, je ressens cette connexion. J’essaie de la retrouver et de l’intégrer à mon cinéma, mais cela n’a rien à voir avec la nostalgie. D’ailleurs, je vois beaucoup de films de toutes les époques, je ne suis pas snob.” Quand il s’agit d’évoquer la place du cinéma dans un monde où les images affluent de partout, remettant en question le caractère central et dominant du grand écran, Guadagnino devient prolixe. “C’est intéressant de comprendre sa place dans la création d’aujourd’hui. Il faut faire attention à ne pas rester arc-bouté sur sa propre perspective, mais au contraire à atteindre un surplomb, au-delà du jugement. Aujourd’hui, les images sont perçues différemment, le cinéma n’est plus seul. C’est une question majeure. Je ne peux pas y répondre trop vite. Disons que j’ai grandi dans un climat où beaucoup affirmaient que cet art était en train de mourir. ‘Le cinéma est mort. Le cinéma est mort. Le cinéma est mort.’ Ils répétaient tous cela. Une fois, c’était à cause de la télé ; une autre, à cause de la VHS ou du DVD. Maintenant on parle de la VOD et du streaming. Et pourtant, nous recherchons toujours collectivement des histoires, des récits, pour comprendre un peu mieux nos vies. Donc le cinéma n’a pas l’air vraiment mort à mes yeux.” Regarder le planning de Luca Guadagnino reste la meilleure façon de s’en convaincre, même si celui à qui l’on prête de nombreux projets internationaux avec des stars désirables – Rio, avec Benedict Cumberbatch, Jake Gyllenhaal et Michelle Williams ; une version du Lac des Cygnes ; un thriller avec Jennifer Lawrence ; une suite à Call Me by Your Name… – ne semble pas exalté à l’idée de travailler sans cesse. “Si je suis honnête, mon rêve serait plutôt de partir à la retraite. L’idée d’ajouter encore du travail à ce que je suis en train d’accumuler me fait un peu froid dans le dos. J’espère que j’aurai l’occasion de partir à la retraite. Je ne sais pas encore exactement ce que je vais faire maintenant. J’ai envie de produire, de réaliser… et de cultiver mon jardin. Pour l’instant, je vous l’avoue, je n’ai pas encore de jardin [rires].”
Acteurs : Ben Schnetzer et Will Poulter. Coiffure : Andrew Guida chez Close Up Milano. Maquillage : Cosetta Giorgetti chez Close Up Milano. Premier assistant de Luca Guadagnino : Alessandro Vullo. Assistant réalisation : Dorian Walleck. Numérique : Adrián Alarcón Sánchez. Production : Sebastiano Leddi (Multi Srl).