19 oct 2022

Romain Gavras: “Making a film is a human adventure, a form of craft”

Cet automne, le nom du réalisateur français Romain Gavras est sur toutes les lèvres. Avec son projet Gener8ion, imaginé avec le producteur électronique Surkin, le fils du cinéaste Costa-Gavras et cofondateur du collectif Kourtrajmé présente une installation dystopique mêlant musique et vidéo à Athènes, jusqu’au 29 octobre, dans plusieurs espaces de la fondation Onassis. En même temps, son film Athena, qui imagine, à la façon d’une tragédie grecque, une émeute en banlieue dans un futur proche, truste le top 10 des programmes les plus vus sur Netflix. L’occasion pour Numéro d’évoquer avec le clippeur star (M.I.A., Jay-Z et Kanye West, Justice) de 41 ans la polémique que son nouveau péplum a fait naître, la télégénie de l’adolescence et le pouvoir salvateur de la cueillette d’olives en cas de crise.

propos recueillis par Violaine Schütz.

By Violaine Schütz.

Numéro : Comment est né votre projet pluridisciplinaire Gener8ion, élaboré avec le producteur Surkin et mêlant la musique et la vidéo ?

Romain Gavras : L’idée m’est venue quand mon petit cousin m’a traité de vieux parce que je regardais des clips en tournant mon téléphone à l’horizontale. Alors que les adolescents les regardent à la verticale et voient donc de toutes petites images. Ça m’a mis un énorme coup de déprime. Alors, avec Surkin, on s’est dit qu’en plus de continuer à réaliser des clips pour YouTube, on pouvait imaginer d’autres formats courts qui pourraient être montrés en très grand format dans des lieux physiques afin de faire vivre une expérience différente. Le confinement est ensuite arrivé et nous a stoppés dans notre élan. Mais récemment, nous avons pu enfin montrer nos trois petits films, notamment Neo Surf réalisé en coproduction avec la fondation Onassis, sur trois écrans géants, à Londres, puis à Athènes (en ce moment même). L’idée est de réaliser d’autres vidéos dès que nous aurons un peu d’argent qui rentre. Je réinvestis d’ailleurs ce que je gagne grâce à la publicité dans ce projet qui est, pour l’instant, un projet à perte. 

 

L’intrigue de ces vidéos se déroule en 2034. Que vouliez-vous signifier à travers cet aspect dystopique ?

L’idée était d’avoir des projections du futur proche, mais différentes de celles dont on a l’habitude qui dépeignent des robots. Nous voulions aussi que ces projections prennent place dans des lieux physiques qui font sens et porteurs d’une longue histoire. Le film Neo Surf a été tourné en Grèce, et il est diffusé à Athènes, où se trouvent des ruines antiques. Quand on parle du futur, on parle aussi du passé. Les deux entrent en résonance. On voit dans Neo Surf un futur complètement ravagé par la pollution, le changement climatique. Mais on tente d’y trouver du positif, avec des ados qui se retrouvent dans des parties d’Athènes complètement laissées à l’abandon et mises en quarantaine. Au final, aussi noir que soit le futur, les jeunes resteront des jeunes et feront des conneries. Dans Neo Surf, le vol de mobylette s’est transformé en tirs sur des drones Amazon pour récupérer les paquets et en prise de drogues du futur.

 

Dans les courts métrages de Gener8ion, la beauté, l’espoir et la poésie sont présents dans un contexte de fin de civilisation…

Je pense que la réception d’un événement dépend de la sensibilité de chacun. Mais de mon côté, je vais toujours essayer de trouver de la poésie dans des choses qui ne sont pas à première vue poétiques. Il peut y avoir de la grâce dans un château qui brûle, comme on le voit dans Ran (1985) de Kurosawa. Pour le projet Gener8ion, le concept est un peu similaire. On entend beaucoup parler du changement climatique comme de quelque chose d’effrayant qui arrive à une vitesse exponentielle. Et ce n’est pas évident de trouver quelque chose de beau là-dedans. Mais je trouve que l’angle de la jeunesse et des ados qui restent des ados dans ce contexte apocalyptique est intéressant.

Comme Gus Van Sant et Larry Clark, vous semblez être très attaché à la période de l’adolescence… Pour vous, l’adolescence est-elle le pays dont on ne revient jamais ?
Dans les domaines du romantisme, du cinéma et de l’iconographie, l’adolescence est un moment passionnant parce que c’est un moment où il existe de la folie, de la beauté, de l’innocence, mais aussi de la bêtise. Toutes ces choses réunies vont créer quelque chose d’éternel. Chaque génération, chaque culture, chaque pays a ses adolescents. C’est une sorte de dénominateur commun qui va encapsuler l’insouciance, la recherche de soi et l’incertitude… des thèmes riches à explorer en tant que créateur d’images.

 

De la même façon qu’on ressent, adolescent, des sentiments exacerbés, vos films et vos clips font naître des sensations très vives chez le spectateur…
Je pense que la responsabilité d’un réalisateur ou d’un créateur d’images, c’est d’apporter une iconographie nouvelle et d’aller chercher une forme inédite, surtout lorsqu’on parle du futur proche. On se doit de faire des tentatives et des recherches esthétiques. Ensuite, les émotions seront différentes selon la personnalité et la vision de celui qui regarde ces images.

 

Comment fait-on pour créer quelque chose de vraiment nouveau quand tout semble avoir été tenté ? Est-ce grâce à la technologie ? Dans votre nouveau film, Athena, sorti le 23 septembre sur Netflix, vous avez utilisé des drones et des caméras IMAX…
Je ne pense pas que ce soit la technologie qui permette la nouveauté. Sur Athena, à part deux plans filmés à l’aide de drones, le film aurait presque pu être tourné il y a cinquante ans. Nous avons essayé de garder une sorte de classicisme dans les images. Je ne veux pas suivre les modes de la technologie parce que, sinon, un film peut très vite se périmer. Par contre, mélanger, comme dans Athena, la tragédie grecque avec le décor d’une banlieue fictive permet d’amener des émotions qu’on n’a pas forcément l’habitude de vivre et donc, d’apporter quelque chose de nouveau.

Romain Gavras par Yiorgos Kaplanidis 

Les trois courts métrages de Gener8ion mettent en scène l’actrice Charlize Theron et d’autres artistes plus émergents comme la rappeuse 070 Shake. Comment choisissez-vous vos acteurs ?
Généralement, le casting se fait assez naturellement. J’avais rencontré Charlize Theron en travaillant avec elle sur une vidéo pour Dior. Je lui ai parlé de mon projet et elle a accepté. Quant à 070 Shake, c’est Surkin qui avait commencé à bosser avec elle sur un morceau. De toute façon, sur des projets comme ça, qui ne génèrent pas d’argent, il faut qu’il y ait une vraie rencontre et que tout se déroule naturellement. C’est la même chose pour les clips. Je n’ai jamais réussi à réaliser un clip pour quelqu’un dont je ne me sentais pas proche. Il faut que ce soit une alchimie artistique où les deux parties ont envie de travailler l’une avec l’autre pour que ça fonctionne.

 

Cela signifie-t-il que vous êtes proche de Jay-Z et Kanye West pour lesquels vous avez réalisé la vidéo de No Church in the Wild (2011)?

Pour la petite histoire, avec Kanye, nous avions pendant longtemps essayé de travailler ensemble sans y parvenir. Puis Jay-Z est entré dans l’équation, et finalement, ça s’est fait. Pour répondre à votre question, je ne suis pas proche d’eux comme des amis qui iraient pêcher ensemble tous les week-ends, mais oui, artistiquement, nous sommes devenus proches. Nous nous appelons, nous discutons et nous avons une sensibilité similaire sur certains sujets. À l’époque, cela nous a permis d’être d’accord dans la façon de concevoir ce clip [qui montre un affrontement entre de jeunes hommes noirs et des policiers, ndr], sans avoir besoin d’intermédiaire. Contrairement à ce qui se passe souvent dans le domaine du clip, il faut que je puisse parler en direct avec l’artiste pour parvenir à sortir une vidéo réussie.

Vous venez de sortir le making-of de votre film Athena sur YouTube. Pourquoi avoir voulu montrer les coulisses ? Pour qu’on se rende compte que les longs plans-séquences hallucinés ont été tournés de manière réelle, sans fond vert ?
Non, ce n’est pas pour ça, car je pense que, même si on n’est pas un professionnel de l’image, à l’écran, on ressent qu’un fond vert a été utilisé pendant le tournage. Dans Athena, même un profane, me semble-t-il, peut se rendre compte qu’il y a du danger et que les acteurs ont été confrontés à de la pyrotechnie. Tout tourner en vrai n’est pas seulement une coquetterie de réalisateur. C’est plus intéressant pour moi, mais aussi pour les acteurs et pour les spectateurs, qui ne sont pas dupes. Je voulais montrer, à travers ce making-of, que fabriquer un film, c’est une aventure humaine et une forme d’artisanat. On a presque réalisé ce film et ses plans-séquences comme on “file” une pièce de théâtre ou un opéra. Nous avons répété pendant deux mois avec précision les trajets de la caméra et des comédiens pour que le chaos soit parfaitement organisé. C’était vraiment une danse entre la caméra et les acteurs. Comme le film bénéficie de très peu de montage, il s’est construit lors de la prise de vue.

 

Athena est dédié au regretté DJ Mehdi. Comment est-il présent dans le film ?
Sa musique a imprégné le film. Nous nous sommes inspirés de la musique à la fois épique et mélancolique de Mehdi pour créer la bande-son. Il y avait toujours dans ses morceaux un sentiment de victoire et de défaite à la fois. On entend plusieurs morceaux de lui réorchestrés par Surkin, dont Les Princes de la ville (1999) et Lucky Boy (2006), mais aussi des bribes d’inédits de Mehdi. 

 

Athena ne cesse de créer la polémique depuis sa sortie. Jay-Z et David Fincher l’ont adoré, mais il fait aussi l’objet de véhémentes critiques, notamment de la part de l’extrême droite qui vous accuse de glorifier la violence. L’aviez-vous prévu ?
Je pense que, quand on sort dans son pays d’origine un film évoquant de tels sujets [une émeute dans une banlieue fictive ayant lieu dans un futur proche], cela suscite forcément des réactions très contrastées. Ce que je trouve saisissant, c’est que les réactions les plus violentes viennent des extrêmes, soit de l’extrême droite et d’une frange de la gauche. Les critiques viennent autant de Zemmour et des identitaires que d’une partie de la gauche qui ne base sa lecture du monde que sur la représentation. Face à une telle conversation, je suis allé manger du mouton et cueillir des olives en Grèce. Quand on a fini un projet, c’est toujours une bonne idée d’aller se réfugier loin du bruit, dans un pays où on a des attaches [le père de Romain Gavras, le cinéaste Costa-Gavras, est franco-grec]. Mais au-delà des polémiques, le film est resté numéro 1 pendant plus de deux semaines sur Netflix dans plusieurs pays, ce qui aide à relativiser.


Athena (2022) de Romain Gavras, disponible sur Netflix. Les trois premières vidéos du projet Gener8ion sont diffusées, sous forme d’installations, dans plusieurs espaces culturels de la fondation Onassis, à Athènes, jusqu’au 29 octobre 2022.

Romain Gavras by Yiorgos Kaplanidis 

Numéro: How did your multi-disciplinary project Gener8ion mixing music and video, developed with producer Surkin, get off the ground?


Romain Gavras: The idea came about when my little cousin called me an old man because I was watching music videos with my phone turned to landscape mode, while teenagers watch them vertically and therefore see only small images. It made me feel very depressed. So Surkin and I thought that, in addition to posting videos on YouTube, we could come up with other short formats that could be shown on very large screens in physical locations to give the audience a different experience. Then, the lockdown cutted short our original impulse. Recently, we were finally able to show three short films, including Neo Surf, co-produced with the Onassis Foundation, on three giant screens in London and in Athens, as we speak. The idea is to make more videos as soon as we have some money coming in. I reinvest what I earn from advertising in this project, which is a loss-making project for now.

 

 

The plot of these videos takes place in 2034. What message did you want to convey through this dystopian aspect?


The idea was to create projections of the near future that were different from the usual ones depicting robots. We also wanted these projections to take place in physical places that made sense and had a long history. The film Neo Surf was shot in Greece, and is being shown in the heart of some ancient ruins in Athens. When we address the future, we also address the past.The two are in synch. In Neo Surf, we can see a future world completely damaged by pollution and climate change. Yet, we try to find a positive aspect to it, with a group of teenagers finding themselves in parts of the abandoned and quarantined city of Athens. At the end of the day, no matter how bleak the future is, kids will still be kids and they will still do stupid things. In Neo Surf, moped theft has turned into shooting Amazon drones to collect packages and taking drugs from the future.

 

 

In Gener8ion’s short films, beauty, hope, and poetry are still present in a context of the end of civilization…


I think the reception of an event depends on one’s sensitivity. As far as I’m concerned, I will always try to find poetry in things that are everything but poetic at first sight. We can find some grace in a burning castle, as in Kurosawa’s Ran (1985). For the Gener8ion project, the concept is somewhat similar. We are hearing a lot about climate change as something scary happening at an exponential rate. It’s not easy to find something beautiful in that, but I think that taking the angle of youth and teenagers being teenagers in this apocalyptic context is interesting.

Like Gus Van Sant and Larry Clark, you seem to be quite attached to the teenage years… Is adolescence a country from which one never returns according to you?


In the realms of romance, cinema, and iconography, adolescence is an exciting time because it’s a time when madness, beauty, innocence, but also stupidity co-exist. All these things together will create something eternal. Every generation, every culture, every country has its teenagers. It’s a kind of common denominator that encapsulates recklessness, self-discovery, and uncertainty… interesting themes to explore as an image-maker.

 

 

Similar to what the heightened emotions we experience as teenagers, your films and videos bring out very vivid feelings in the viewer…


I think that the responsibility of a director or image-maker is to offer a new iconography and to look for new forms of expression, especially when talking about the near future. They must try new things and research new aesthetics. Then, the emotions will be different according to the personality and the vision of the person watching these images.

 

 

How do you create something new when everything seems to have been done before? Is it through technology? In your new film Athena, released on September 23rd on Netflix, you used drones and IMAX cameras…

 

I don’t think that technology necessarily allows novelty. Aside from two shots filmed with drones, Athena could almost have been filmed fifty years ago. We tried to keep a kind of classicism to the images. I don’t want to follow the trends in technology, otherwise a film can very quickly become outdated. On the other hand, mixing Greek tragedy with the setting of a fictional suburb, as we did in Athena, allowed us to highlight emotions that we are not necessarily used to experiencing, and therefore, to bring something new.

The three short films by Gener8ion feature actress Charlize Theron and other emerging artists, such as rapper 070 Shake. How do you choose your actors?


Generally speaking, it happens quite naturally. I met Charlize Theron as I worked with her on a video for Dior. I told her about my project and she agreed to participate. As for 070 Shake, it was Surkin who started working with her on a track. In any case, on projects that don’t generate money like ours, there has to be a real connection and it has to happen naturally. It’s the same with videos. I’ve never managed to make a video for someone I didn’t feel close to. There has to be an artistic chemistry in which both parties want to collaborate for it to work.

 

 

Does it mean that you are close to Jay-Z and Kanye West, for whom you directed the video No Church in the Wild (2011)?


For the record, Kanye and I had been trying to work together for a long time without managing to do it. Then, Jay-Z came into the picture and it finally happened. To answer your question, I’m not as close to them as friends who would go fishing together on the weekends, but artistically speaking we have become close, yes. We would call each other and talk. We have a similar sensibility on certain topics. At the time, it allowed us to agree on how to conceive that video [which shows a confrontation between young black men and police officers], without the help of a mediator. Conversely to what happens in the music videos industry, I need to talk to the artist directly in order to make a successful video.

You have just released the making-of of your film Athena on YouTube. Why showing the behind-the-scenes? Do you want us to see that the long, hallucinatory sequence shots were taken without a green screen?


No, that’s not the reason why I did it, because I think you can feel that a green screen has been used during the shooting when watching, even if you are not a professional cameraman. In Athena, it seems to me that even a layman is aware of the danger and the pyrotechnics faced by the actors. Filming everything on location is not just a director’s trick. It’s more interesting for me, but also for the actors and for the audience, who are no fools. I wanted to show that making a film is a human adventure and a form of craft through this making-of. We almost made this film and its sequence shots as if we were directing the final run-through of a play or an opera. For two months, we rehearsed the paths of the cameras and actors with precision, so that the chaos was perfectly organized. It was a genuine dance between the camera and the actors. The film was built during the shooting, as it received a small amount of editing.

 

 

Athena is dedicated to the late DJ Mehdi. How does his presence impact the film

 

His music permeated the film. We were inspired by Mehdi’s epic and melancholic music to create the soundtrack. There was always a sense of victory and defeat in his songs. We can hear many of his songs re-orchestrated by Surkin, including Les Princes de la ville (1999) and Lucky Boy (2006), as well as snippets from Mehdi’s unreleased works.

 

 

Athena has been the subject of controversy since its release. Jay-Z and David Fincher loved it, but it has also received vehement criticism, especially coming from the far right, which accuses you of glorifying violence. Did you anticipate this?


I think that when you release a film in your home country that deals with such issues [a riot in a fictional suburb in the near future], you are bound to get mixed responses. What I find striking is that the most violent reactions come from the extremes, either from the far right or from a fringe of the left. The criticisms come from Zemmour and the identitarians as much as from a part of the left that bases its reading of the world only on representation. Faced with such a conversation, I went to eat mutton and pick olives in Greece. When we finish a project, it’s always a good idea to get away from the noise, in a country where you have ties [Romain Gavras’ father, the filmmaker Costa-Gavras, is Franco-Greek]. Beyond the controversy, the film remained No 1 on Netflix for more than two weeks in several countries, which helps to put things into perspective.

 

 

Athena (2022) by Romain Gavras, available on Netflix. The first three videos of the Gener8ion project are shown as installations in several cultural spaces of the Onassis Foundation in Athens until October 29th, 2022.