13 juin 2017

Rencontre avec Pedro Almodóvar, maître du cinéma espagnol

Figure majeure du cinéma, président du Jury pour les 70 ans du Festival de Cannes et nouveau visage de la maison Prada, Pedro Almodóvar a contribué à définir avec brio l’identité espagnole contemporaine en mêlant pop culture et réalisme social. Au fil des ans, son œuvre s’est assombrie sans jamais perdre sa grandeur narrative ni ses personnages extrêmes. Rencontre.

Numéro Homme : C’est formidable de retrouver chez vous ces toiles de Guillermo Pérez Villalta qu’on se souvient avoir vues dans La Piel que habito, ou cette lampe aperçue dans Volver…

Pedro Almodóvar : En effet, nombre de ces objets ont figuré dans mes films. Presque tous les éléments du décor m’appartiennent – je chine les objets au gré de mes voyages et chez les petits antiquaires de quartier – et j’ai toujours une idée précise de la façon dont je souhaite les voir disposés dans le champ. Sur les plateaux, je suis le pire cauchemar des directeurs artistiques, qui finissent toujours par être traités comme de vulgaires assistants. Je leur indique les déplacements de la caméra au millimètre près. Je suis obsédé non seulement par la chromie du plan, mais aussi par le mobilier, les sculptures et les objets qui vont apparaître à l’écran et qui ont, en plus de leur importance dans ma vie, une symbolique subliminale pour les personnages du film. Cela vaut autant pour les livres, qui font référence à un moment précis de leur vie, que pour les objets d’artisanat sophistiqués présents dans le décor, qui donnent des indications sur leur caractère. Parfois, je me laisse guider par la couleur pour trouver la bonne combinaison. Rien n’est gratuit : composer des images fait partie du travail cinématographique. D’autant que je suis intraitable. 

 

N’est-ce pas l’émeute lorsque vous entrez chez un brocanteur ?

C’est parfois le cas, mais je ne vais pas non plus vivre reclus. En revanche, je serais prêt à payer une somme astronomique pour avoir un jour d’anonymat, pour aller n’importe où dans Madrid et redécouvrir la façon dont les gens me traitaient avant que je ne devienne célèbre. Cela me donnerait une notion de la réalité infiniment plus complète. Je m’oblige à sortir un peu plus car mon entourage trouve que je mène une vie trop solitaire. La rue a toujours été l’une de mes principales sources d’inspiration, mais à présent je la trouve un peu ennuyeuse, car ce sont les gens qui me regardent, et non l’inverse.

Vous avez presque toujours vécu à Madrid. Qu’est-ce qui vous attache si fortement à cette ville ?

J’ai débarqué à Madrid à l’âge de 18 ans. La capitale représentait alors la liberté, l’endroit où chacun pouvait mener sa vie comme il l’entendait. Mes parents refusaient que je quitte le foyer familial car j’étais encore mineur, mais je leur ai tenu tête. Je voulais faire des études, mais Franco avait fermé l’école officielle de cinéma un ou deux ans plus tôt. J’ai trouvé un travail purement alimentaire chez Telefónica. Je me levais tôt le matin, et j’étais si jeune que je pouvais aller travailler sans avoir dormi. L’après-midi, j’écrivais. C’était le bonheur absolu. Très rapidement, j’ai pensé à contacter Los Goliardos [troupe de théâtre underground espagnole dans laquelle Almodóvar a rencontré Carmen Maura] et j’ai commencé à faire du théâtre avec eux. La cinémathèque était mon université, je m’y rendais tous les jours. Et il y avait la rue, qui est l’autre université dont on a besoin dans la vie. À cette époque, tous les mouvements en faveur des libertés, sexuelles et autres, étaient en vogue. Étant originaire d’un petit village, c’était passionnant de vivre tout cela. Finalement, du point de vue des histoires que je voulais raconter, la ville m’a beaucoup influencé : les gens, les concierges, la pharmacienne, les merceries, les petits recoins…

 

C’est à ce moment-là que Franco meurt, et tout change définitivement. La movida a-t-elle émergé spontanément ?

Absolument. Il n’y avait rien de prémédité. Nous étions un groupe de gens qui se retrouvaient aux mêmes endroits, très jeunes. Tout 81 a commencé en 1977. Quand j’ai rencontré Olvido [Gara Jova, chanteuse connue sous le nom de scène Alaska] et Bernardo [Bonezzi, compositeur des bandes-son de plusieurs de ses films], ils avaient tous les deux 13 ans et commençaient à faire de la musique. Ce qui nous unissait, c’était la célébration de l’instant, de la liberté et de l’individualité. Et le fait de ne jamais regarder en arrière. Il y avait un sentiment de légèreté généralisé, de frivolité, dans le bon sens du terme, et d’apolitisme également, qui faisait presque office de position politique. Les plus jeunes en avaient tellement marre du mouvement progre [c’est ainsi qu’on appelait à l’époque les jeunes socialistes et communistes espagnols qui agissaient dans la clandestinité pendant la décennie précédente] qu’ils ne voulaient plus en entendre parler. Ceux qui, comme moi, étaient davantage conscients de la politique s’intéressaient beaucoup à ce qui se passait dans les rues, dans les maisons, au Rock-Ola [salle de concerts, un des épicentres de la movida].

Mais vous partagiez tout au moins l’idée que de grands changements s’imposaient : parler et penser différemment, s’habiller d’une autre façon, agir autrement ?

Je n’ose pas parler au pluriel parce que nous étions tous très différents. Nous étions du même avis sur de nombreux sujets, mais sur d’autres, chacun avait sa propre vision. Nous n’avions aucune intention de changer le monde, ni même la ville, mais plutôt un désir de nous construire en adéquation avec nos caractères et selon nos propres critères. À cette époque, les modèles à suivre étaient la pop et le punk, qui commençaient en Angleterre. Nous avions le regard rivé sur Londres et un œil braqué sur la Factory d’Andy Warhol, ainsi que sur John Waters et Divine, ses corollaires. Alaska a dit un jour que l’attitude était très importante à l’époque. Qu’il fallait se mettre en scène et se jeter dans la revendication créative comme si l’on mettait le pied dans une arène… Elle faisait allusion à la facette la plus intéressante de la culture de l’époque : la musique. C’était la discipline la plus importante, non seulement du point de vue du son, mais aussi du point de vue littéraire. Cette période a produit peu de littérature au sens strict, qui aurait pu servir de référence et permettre de comprendre ce qui se passait. Donc, la littérature se trouvait dans les paroles des centaines de groupes qui ont vu le jour, comme Alaska y Dinarama, Parálisis Permanente, Kaka de Luxe… J’étais en relation avec tout ce petit monde, mais le cinéma ne faisait pas partie du mouvement, parce que c’est un médium coûteux. Dans la mode, Alvarado pouvait faire un petit défilé au Rock-Ola avec trois mannequins et une vingtaine de looks. Il cousait tout lui-même. Enregistrer une chanson dans un des nombreux petits studios alternatifs qui existaient alors coûtait vraiment très peu. Il te suffisait simplement de composer une chanson avec tes amis, tu l’enregistrais et tu pouvais te lancer. C’est là que la movida a été fructueuse : dans l’immédiateté, dans le “système D”, dans des productions exigeant peu d’argent et des équipes réduites. Moi-même, j’utilisais le super-8, naturellement.

 

Vous avez aussi formé votre propre groupe avec Fabio McNamara. Vos chansons passent encore dans des centaines de bars espagnols. Avec un tel succès, pourquoi ne pas avoir continué dans la musique ?

À cette époque, j’étais entouré de musiciens et je passais ma vie avec eux. Ce qui n’est plus le cas maintenant. Mon truc, c’était le cinéma. Le groupe avec Fabio est né suite à mon deuxième film, Le Labyrinthe des passions, que j’ai tourné en 1981. Fabio ne formait pas de groupe par manque de patience, mais il était la guest star des concerts de tous les autres. On se voyait tous les jours. Nous avons improvisé deux chansons sur la base de textes que j’avais écrits pour le film. L’une était Suck it to Me. Nous l’avons enregistrée en anglais pour masquer un peu la grossièreté des paroles. Nous utilisions une base similaire aux disques de Prince que nous entendions partout. Sur ce rythme funk, Fabio et moi alternions les phrases à tour de rôle. Cela a tellement plu qu’à la demande générale nous avons décidé de jouer un soir au Marquee, une salle sous le Rock-Ola encore plus branchée et alternative, où ont joué les Stranglers et d’autres stars du moment. Nous avons eu beaucoup de succès, parfois parce que le public se moquait “avec” nous, d’autres fois parce qu’il se moquait “de” nous. Mais ça se finissait toujours en fête, quel que soit le cas. Nous avons donc commencé à donner des concerts.

Depuis 1999 [l’année du décès de sa mère] vos films sont de plus en plus sombres, jusqu’à atteindre une forme de paroxysme avec La Mauvaise Éducation ou La Piel que habito…

Je pense que j’ai commencé un peu avant. Juste après Kika, avec La Fleur de mon secret [1995]. À ce moment-là, mon univers devient plus froid. Il est curieux que ce soit à cette époque plus sombre, avec des personnages brisés qui souffrent énormément, que mon travail a été récompensé au-delà des frontières espagnoles, et ce d’une façon incroyable et exagérée. Je ne fais pas seulement référence aux deux Oscars que j’ai reçus, mais également à toutes ces récompenses dans les festivals internationaux. Pendant La Piel que habito, par exemple, un film très dur, je traversais un moment de ma vie assez agréable. Donc, pour raconter une histoire terrible, il n’est pas nécessaire de passer par une période difficile. Ensuite j’ai réalisé Les Amants passagers, un retour aux origines. Toute l’équipe d’El Deseo [société de production des frères Almodóvar] souhaitait que je tourne une comédie. Tout le monde était satisfait ! C’est un film nostalgique, une sorte d’hommage aux années 80, à la liberté que nous avions et que nous n’avons plus, et à ma vitalité artistique de l’époque que, visiblement, je n’ai pas complètement perdue.

 

Qu’en est-il aujourd’hui ? Qu’est-ce qui vous excite à présent, intellectuellement, esthétiquement et sexuellement ?

Beaucoup de choses, mais ma vie n’est plus aussi orgiaque qu’auparavant. Passé un certain âge, tout ne tourne plus autour du cul. Désormais, je suis plus casanier, j’aime autant rester à la maison avec un bon livre. En ce moment, je suis passionné par le dernier roman d’Alice Munro – même s’il est décevant. En ce qui concerne l’excitation sexuelle, je pense que j’ai changé avec l’âge. L’autre jour, nous étions sur une île où j’ai eu la chance de rencontrer le maître des lieux. Son visage portait les marques d’une communion prolongée avec la nature. Bien plus que les jeunes garçons ou les hommes musclés, c’est ce genre d’individu qui m’excite aujourd’hui, même sexuellement. Mais n’allez pas croire que je veux coucher avec le bossu de Notre-Dame. Plus le temps passe et plus je suis attiré par les visages et les corps qui racontent une histoire.