Rencontre avec le cinéaste Kim Chapiron : “Les gens du showbiz sont des divinités qu’on aime voir brûler comme au Burning Man”
En même temps qu’il travaille sur son quatrième long-métrage, le réalisateur de Sheitan (2006) a profité du tournage d’un clip pour le projet musical français Pink Noise pour explorer la fascination morbide qu’ont les êtres humains pour leurs idoles.
Propos recueillis par Chloé Sarraméa.
Kim Chapiron, 41 ans, est le réalisateur de Sheitan et Dog Pound et membre fondateur du collectif de cinéastes né dans les années 90 Kourtrajmé. Pour le projet musical Pink Noise, le fan de Hayao Miyazaki et de la Planète Sauvage (film d’animation de René Laloux sorti en 1973) a réalisé le clip de Sky Cry avec le studio à qui l’on doit des clips de Lil Nas X et The Weeknd, Mathematic. Produite par la société parisienne Phantasm, la vidéo met en scène un robot du nom de Crashtag qui tourne en rond jusqu’à se crasher contre un mur… et ce, face à une armada de machines aveugles qui se délecte du spectacle. Rencontre avec un cinéaste qui, en même temps qu’il travaille sur son quatrième long-métrage, a profité du tournage d’un clip pour explorer la fascination morbide qu’ont les êtres humains pour leurs idoles.
Numéro : Dans votre clip d’animation, un robot tourne en rond, seul, sur un circuit automobile. La foule en liesse attend qu’il se crashe contre un mur. Était-ce là une façon de se moquer de la série de happenings orchestrée par Kanye West avant la sortie de son album Donda ?
Kim Chapiron : J’ai tenté de traduire l’effet que me procure Kanye West avec tout ce qu’il fait. C’est aussi terrifiant que maléfique. Sans vouloir utiliser un champ lexical trop accusateur, il incarne la fascination morbide que l’on partage tous : nous voulons être aux premières loges de la mort de nos idoles.
Selon vous, Kanye West est un dieu contemporain ?
Aujourd’hui, les gens du showbusiness sont des divinités qu’on voit brûler lors de grands cérémonials comme Burning Man [grand rassemblement organisé chaque année dans le désert du Nevada et où se rendent de nombreuses célébrités américaines]. Tout le monde se délecte de voir Kanye West pleurer lors d’un concert, de le voir montrer quelque chose à Donald Trump sur son iPhone, de le voir se séparer de Kim Kardashian… Et, de manière plus grave, de littéralement voir mourir XXXTentacion ou Pop Smoke.
À ce propos, adhérez-vous au business des albums posthumes ?
Je n’ai pas envie de dire que je n’adhère pas, mais je suis mal à l’aise avec l’idée de célébrer la mort de façon mercantile. Pourtant, c’est un sujet qui fait partie de mes obsessions. Il y a quelque temps, j’ai développé un scénario que j’ai appelé The Pornography of Death. Je me suis inspiré d’un sociologue anglais qui écrit que la mort est la nouvelle pornographie…
C’est-à-dire ?
À l’époque de la dictature du bonheur et de la consommation, tout est calculé en fonction de la rentabilité. La mort est soit envisagée de façon mercantile, soit mise en scène de façon obscène, ou devient quelque chose de sale, dont on n’ose pas parler. Il y a trente ans, on expliquait la reproduction aux enfants à travers l’image de la cigogne qui amène un bébé par la cheminée. Ainsi, leur frère était né dans un chou. On leur balançait pourtant que leur grand-père était mort la gueule ouverte. Aujourd’hui, c’est inversé : on dit clairement que papa et maman baisent, le cul est complètement transparent, mais on ne parle plus de la mort. On dit que grand père est au ciel avec les étoiles et qu’il a des petites ailes.
Ce basculement s’est sûrement produit au moment où les réseaux sociaux sont devenus hégémoniques. Vous sentez-vous prisonnier de ces nouveaux médias ?
J’aime embrasser le chaos. Ça ne me dérange pas. Quand tout ça est arrivé, à l’époque de MySpace et de Caramail, j’étais à bloc. Je trainais beaucoup avec les artistes d’Ed Banger, DJ Mehdi et Justice… C’étaient les rois de MySpace ! Idem pour Facebook, je m’en souviens très bien. J’étais à fond dans le côté exhibitionniste ou voyeur. Puis j’ai senti que ça me dépassait, que c’était un générateur de passions tristes et j’ai tout coupé. Par hygiène, ça fait peut-être six ans que je n’ai plus aucun réseau social personnel.
Vous arrivez à couper votre téléphone ?
C’est une came puissante. Je dis toujours à mes enfants que si même les adultes ne contrôlent pas, comment peuvent-ils le faire ? Comment veut-on avoir de la suite dans les idées si on est en permanence divertis ? Si on est court-circuités toutes les deux secondes… C’est dur. Le téléphone est un piège maléfique, ultra séduisant et attractif.
Vous disiez d’ailleurs dans une interview ne pas être là pour divertir mais pour sensibiliser. Les gens sont-ils trop divertis selon vous ?
Aujourd’hui, on est poussé à consommer de l’information directe et rapide qui s’apparente à du divertissement écrit par de mauvais scénaristes. Elle est mise en scène, c’est un point de vue subjectif, biaisé et romancé pour créer un shoot de dopamine. Ce qu’on appelle les iPhone news sont forcément fausses. L’information doit être transmise via un article de fond, une conversation, ou la lecture de différentes sources… J’ai du mal à croire qu’on puisse analyser des situations aussi complexes que ce qu’on est en train de vivre en quelques minutes.
Vous n’en consommez pas ?
J’entre dans le monde de l’information avec beaucoup de précautions. Aujourd’hui, l’attention est le nouvel or. Tout le monde en achète et tout le monde vole celle de son prochain avec des techniques plus ou moins nobles. D’autant plus quand on sait que les émotions humaines sont à ce point cristallisées dans les technologies, notamment avec le délire du metaverse, des NFT, de la cryptomonnaie…
En novembre dernier, Booba a vendu son titre TN sous format NFT [œuvre d’art virtuelle qui a une identité numérique et que l’on peut acheter]. Cette transaction lui a rapporté environ 420 000 dollars mais a empêché, du coup, le reste du monde d’en profiter. Qu’en pensez-vous ?
Le web3, qui englobe les NFT, les cryptomonnaies [monnaies numériques émises de pair à pair] et les blockchain [technologies de stockage et de transmission sans organe de contrôle], n’est pas une révolution. Quand le MP3 est arrivé, on a dit que c’était la fin de l’industrie musicale telle qu’on la connaissait. On s’est dit que tout allait se démocratiser… mais non. L’essentiel c’est l’histoire qu’on raconte. Donc la question que je me pose est la suivante : la chanson de Booba vendue en NFT est-elle vraiment incroyable ou est-elle une façon comme une autre de faire de l’oseille et d’assouvir une domination d’un game ?
On n’a sans doute pas encore assez de recul pour répondre à cela.
Quand j’en parle aux gens qui ont l’air d’être au courant, j’ai l’impression qu’eux-même ne comprennent pas tout à fait ce qu’il se passe. Au même titre que le flou qu’on vit avec le coronavirus, on s’est un petit peu emmêlé les pinceaux avec cette révolution du metaverse. La technologie n’est pas encore au niveau de nos projections.
Vous avez créé le collectif Kourtrajmé au milieu des années 90. L’arrivée d’Internet vous a-t-elle aidée à faire connaître vos films ?
Paradoxe Perdu est le premier film que j’ai fait avec Romain Gavras en 1995. On était au lycée ! Et on l’a réalisé sur une bande de montage, sans ordinateur. Ensuite il y a eu le clip du titre Pour Ceux de la Mafia K’1 Fry. On avait fait deux ou trois cent exemplaires de K7 VHS qui sont parties dans la nature. Les gens les ont copiées en masse et le truc est devenu viral. Puis Internet est arrivé doucement, on a posté nos courts-métrages sur la Toile, mais les gens n’avaient pas assez de bande passante pour regarder des vidéos.
À propos de la Mafia K’1 Fry, vous écoutez toujours du rap ? Vous le comprenez encore ?
Je suis un enfant du rap. Dans les années 90, j’étais à l’âge où tu vis la musique de manière très intense. C’était la guerre des genres. Il fallait choisir entre le rap, le rock ou la techno et j’avais la chance d’avoir un père collectionneur de vinyles, qui m’a emmené dans tous les styles musicaux. J’écoutais du rock et de la techno en cachette des autres et en tant que lycéen, j’enfilais un costume : j’étais clairement dans le camp du rap. J’ai pourtant pu aller dans des rave et assister à la naissance de la musique électronique. Aujourd’hui, je continue de faire des clips de rap pour Brodinski ou PNL, donc je suis toujours dedans. Mais certes c’est devenu de la pop, c’est vaste, tout le monde en écoute…
Sky Cry (2022) de Pink Noise ft. Zack Slimer Fr, disponible.