Rencontre avec Jonathan Cohen : « Je n’ai jamais mené de double vie, avec une passion frustrée. Mais j’aurais pu »
Non seulement le réalisateur et acteur français Jonathan Cohen est l’un des hommes les plus drôles de France, mais il possède une aura et un talent laissant entrevoir bien plus que les comédies déjantées. Alors qu’il incarne un flic-chanteur incompétent dans le film Sentinelle, disponible le 8 septembre sur Prime Video, le comédien nous dévoile son amour pour Shakespeare, les coupes mulet et la mode.
propos recueillis par Violaine Schütz.
Le réalisateur, producteur et acteur français Jonathan Cohen, 43 ans, est sans doute l’homme le plus drôle de France. Mais pas que. Depuis quelques années déjà, on sent poindre chez le héros des séries cultes La Flamme et Le Flambeau une intensité dramatique, une folie douce et une mélancolie laissant présager un tournant empreint d’une encore plus grande profondeur, dans sa carrière.
Après avoir incarné un flic qui mène une double vie de chanteur, hilarant, kitsch et incompétent dans la comédie Sentinelle, disponible sur Prime Video, on l’a croisé chez Eric Toledano et Olivier Nakache dans Une année difficile (2023) – diffusé ce 26 avril 2024 sur Canal+) et chez Quentin Dupieux. Rencontre avec un comédien aussi multiple que le nombre des chemises tropicales qu’il arbore dans le déjanté Sentinelle.
Interview de l’acteur Jonathan Cohen, star de Sentinelle et d’Une année difficile
Numéro : On vous a vu dans la comédie sociale Une année difficile d’Eric Toledano et Olivier Nakache, dans Daaaaaali ! de Quentin Dupieux et dans Making of de Cédric Kahn. Est-ce que c’est un tournant dans votre carrière vers des univers différents ?
C’est plutôt aux journalistes de répondre (rires). Ce sont souvent les médias qui disent: « Vous êtes très souvent dans le même registre » ou « Vous êtes en train de changer de truc« . J’ai eu la chance cette année de travailler avec des artistes que j’admire depuis toujours, et profondément, qui m’ont invité dans leur univers. L’an dernier, j’ai par exemple été très heureux de jouer dans un film de Gustave Kervern et Benoît Delépine (En même temps, avec Vincent Macaigne), dont j’adore l’univers. C’est une opportunité inouïe pour un acteur de travailler avec des gens qui ont cette manière particulière de raconter des histoires.
Est-ce qu’on vous propose des rôles dramatiques ?
Oui, on m’a proposé des rôles très dramatiques, même si je ne les ai pas choisis, c’est que je trouvais que ça ne me correspondait pas. Ce qui compte pour moi, avant tout, plus que le rôle, c’est le scénario et le réalisateur. Même si on me voit peu et que je dis une phrase dans un film, je peux l’accepter par amour pour un réalisateur. Là, j’ai tourné dans un film Jean-Christophe Meurisse (Les Pistolets en plastique) parce que je suis très fan de ce qu’il fait au théâtre (Les Chiens de Navarre) et de son cinéma, très extrême, comme la comédie Oranges sanguines (2021). Il m’a dit qu’il aimerait que je fasse une scène dans le film. Je lui ai dit oui sans rien avoir lu, ne serait-ce que pour avoir la chance de partager cette expérience et de travailler avec lui.
« Je regarde tout autant Instagram que je relis Shakespeare. » Jonathan Cohen
Dans un portrait de vous réalisé par le magazine Première, Marina Foïs dit que le week-end, vous lisez Shakespeare au lieu de regarder Instagram…
Bon, alors je précise que je regarde tout autant Instagram que je relis Shakespeare (rires). Mais effectivement, j’ai une passion pour le théâtre, notamment pour Shakespeare. Les textes de théâtre me bouleversent. J’ai relu Racine, il n’y a pas longtemps, par nécessité de relire de la poésie, de relire des grands textes. J’essaie même d’insuffler dans les scénarios que je produis ou que je fais, de la tragédie à proprement parler, au sens grec du terme. La vie et la mort perpétuellement imbriquées dans chaque scène, ça me fascine comme sensation. Ces derniers temps, j’ai une volonté de ce type de fictions, avec de grands enjeux, à la manière du cinéma iranien. C’est l’un des cinémas les plus forts, qui me touche profondément.
Avec qui rêveriez-vous de tourner ?
J’adorerai tourner avec Justine Triet et Katell Quillévéré, des réalisatrices exceptionnelles. J’avais contacté Katell, non pas forcément pour jouer dans l’un de ses films, mais pour lui dire : « Faisons quelque chose ensemble. »
On vous a vu à de nombreux défilés de mode : Paco Rabanne, Louis Vuitton, Jacquemus, Marcia…
Marcia, c’est une pote et on s’était tous réunis (Leïla Bekhti, Vincent Lacoste, Adèle Exarchopoulos, Tina Kunakey, Géraldine Nakache, Tahar Rahim et Anaïs Demoustier étaient présents au défilé, ndlr) par envie de la soutenir. C’était son premier show et on voulait être derrière elle. Et j’adore les robes Marcia, que je trouve à la fois sublimes et sexy.
Quel est votre rapport à la mode ?
Même avant le cinéma, j’ai toujours adoré les sapes. Les fringues que j’aime porter, c’est très souvent du « made in Japan », comme The North Face Purple Label (la gamme japonaise de The North Face). J’aime les basiques de grande qualité, les belles chemises… ce qu’on trouve chez Merci, Jinji ou Gomina à Paris. J’aime quand c’est simple, mais classe.
Qu’est-ce qui vous a plu dans le film Sentinelle ?
Jonathan Cohen : Le personnage de François Sentinelle, qui est à la fois flic et chanteur et l’écriture, rarissime, des deux réalisateurs : Hugo (Benamozig) et David (Caviglioli). J’ai eu le même sentiment en lisant le scénario de Terrible Jungle (2020), qu’ils ont réalisé et dans lequel j’ai joué. Leur humour est d’une intelligence et d’une subtilité folles. Et très propre à eux, même si on est très cousins au niveau des blagues. Je n’ai pas du tout le même sens de l’écriture qu’eux, et c’est pour ça que je les ai engagés, après Terrible Jungle, sur Le Flambeau, alors qu’ils n’avaient jamais bossé sur une série. Pour que l’on travaille étroitement ensemble… J’ai lu une version V1 ou V2 du scénario de Sentinelle, qu’on a ensuite retravaillée ensemble en tentant de la rendre imparable. Mais il y avait déjà tout le charme et l’humour qui les caractérisent dans la version du scénario que j’avais lue.
Diriez-vous que ce personnage est un croisement entre Francky Vincent, François Valéry, Herbert Léonard, Eddie Barclay et Don Johnson ?
Je te dis oui à tout. Littéralement. Parce que sans que ce personnage soit totalement calqué sur un chanteur de charme en particulier, c’est sûr que François Valéry fait partie de mon enfance. Je me souviens de l’intensité qu’il mettait dans le mot amour. (Il chante) « Aimons-nous vivants. » Et Herbert Léonard pour pour le plaisir, pour tout ça, c’est une inspiration pour Sentinelle. Mais toutes les influences étaient déjà dans la chanson écrite par David, l’un des deux réalisateurs, initulée Est-ce que tu regrettes ?. Je me suis laissé porter par les paroles et je n’ai pas regardé de clip précis pour me plonger dans cet univers.
Avez-vous appris à chanter ou à jouer d’un instrument pour rendre encore plus crédible ce personnage ?
Vous voulez certainement parler de cette flûte de pan ? (rires) Non. Alors franchement, non, non, ça c’est la magie du cinéma. Mais Dieu merci, ça a été refait derrière, en post-prod. J’aurais bien voulu apprendre un instrument, mais je n’ai pas eu le temps. Je n’ai pas pris de cours de chant pour ce film, mais au conservatoire, on avait des cours de chant et j’ai toujours aimé chanter, donc c’est plus un plaisir de chanter, même sans technique.
« Je n’ai jamais mené de double vie comme ça, avec une passion frustrée. Mais j’aurais pu. » Jonathan Cohen
Dans une interview accordée à Marie Claire, votre amie Adèle Exarchopoulos explique : « Ce que j’adore dans La Flamme, c’est que c’est une bêtise hyper profonde en réalité. Comme les films Ace Ventura, Bruce tout-puissant… Jonathan Cohen insuffle un truc parodique qui dénonce certaines choses tout en s’amusant avec les codes de la télé-réalité. » Est-ce que dans Sentinelle, il y a quelque chose de plus sérieux, notamment une dénonciation du colonialisme ?
Il y a, en effet, un message sur le colonialisme. La toile de fond, La Réunion et les DOM-TOM, n’est pas gratuite. On parle notamment du maloya, un genre musical révolutionnaire créole pratiqué à la Réunion. Ce fond plus sociétal tient beaucoup aux réalisateurs, Hugo et David, et je les ai d’ailleurs poussés à vraiment le développer. C’est toujours intéressant, je trouve, dans une comédie, de garder présent un fond plus social ou moins léger. C’est ce que fait Adam McKay avec son film The Other Guys (Very Bad Cops) : il parle, de manière détournée, via le rire, de la crise financière, un sujet encore vif pour les Américains à ce moment-là.
Sentinelle mène une double vie. Est-ce quelque chose que vous avez expérimenté le fait d’être tiraillé entre deux passions ?
Non, je n’ai jamais mené de double vie comme ça, avec une passion frustrée. Mais j’aurais pu. Parce que viens du milieu du travail, de « la vie active » : j’étais commercial (dans l’immobilier, puis comme vendeur de fenêtres, ndlr). Et j’ai eu le petit courage, ou plutôt la conscience, de tout arrêter pour faire du théâtre et me concentrer sur une seule chose, là où j’aurais pu faire les deux (Jonathan Cohen a démissionné d’un poste à Isotherm pour intégrer une école de théâtre, puis le Conservatoire). Je me suis dit qu’il fallait que je me concentre à 100 % sur mon désir de faire du cinéma, mais si ça voulait dire ne plus gagner d’argent. Je sentais qu’il fallait tenter le tout pour le tout. On m’a beaucoup conseillé de garder mon travail pour prendre des cours, en même temps, le soir. Et puis, quand je travaillais dans les bars et les restos, j’ai aussi arrêté à un moment donné. Moi j’ai eu pas mal de copains qui bossaient dans les restos et les bars, et étaient en même temps scénaristes ou acteurs. C’est très addictif la restauration parce qu’on gagne sa vie tout de suite, en étant payé le soir-même. Ça ne demande que 7 h de temps, mais ça fatigue énormément.
« Le mulet de Sentinelle, c’est un peu comme le smoking de Marc dans La Flamme et Le Flambeau, ça le caractérise dès le départ, avant même de le jouer. » Jonathan Cohen
On sent les influences de Miami Vice, Magnum, OSS 117, Piège de cristal, Point Break. Quels films et séries aviez-vous en tête ?
Piège de cristal, je pense que c’est à cause du côté « débardeur » et « baston sale » qui fait penser à la saga. Point Break, c’est peut-être en raison de la nuque blonde et longue de Sentinelle, qui évoque celle de Patrick Swayze…
Et pour le côté homo-érotique de la relation unissant votre personnage et celui du flic très droit moralement, joué par Raphaël Quenard, proche de l’amitié entre Keanu Reeves et Patrick Swayze dans Point Break…
Alors, oui, peut-être. Ça, ce sont des subtilités dont on n’a pas toujours conscience. On avait bien sûr en tête Miami Vice, à tel point qu’on a demandé les droits pour pouvoir mettre un poster de la série au mur, dans le bureau des flics. C’est c’est la référence ultime de Sentinelle, c’est comme ça qu’il se voit en tant que flic, avec un mulet et un costume. Il y a aussi moi. Personnellement, je me suis aussi inspiré de Danny R. McBride dans la série Kenny Powers (Eastbound and Down), qui est un chef-d’œuvre absolu.
Vous êtes métamorphosé dans le film de Prime Video. Ce n’était pas trop difficile de porter des chemises improbables et un mulet blond ?
C’était voulu. Je me suis dit que si j’avais la même tête que d’habitude, ce serait loupé. J’ai bataillé pour trouver quelque chose de graphique. Je voulais que Sentinelle ait quelque chose tenant presque du personnage de BD, qu’on puisse le reconnaître, telle une ombre chinoise. Le mulet de Sentinelle, c’est un peu comme le smoking de Marc dans La Flamme et Le Flambeau, ça le caractérise dès le départ, avant même de le jouer. Ce sont des personnages que tu as envie de dessiner. Le mulet de Sentinelle m’aidait véritablement à entrer dans certaines scènes. Je sentais que mes cheveux bougeaient et ça apportait quelque chose.
« Je pense qu’on peut rire de tout. Quand c’est bien fait, c’est cool. » Jonathan Cohen
Dans Sentinelle, vous retrouvez l’acteur Raphaël Quenard avec lequel vous avez déjà travaillé sur la série Family Business…
C’est un mec incroyable, de par sa personnalité et son jeu. La première fois que je l’ai vu tourné dans la série Family Business, je le trouve formidable. Il me laisse bouche bée. Il apporte quelque chose de neuf et de frais au cinéma français. Le cinéma a besoin de lui et on a une chance énorme d’avoir Raphaël Quenard dans le panorama. C’est quelqu’un qui veut faire des choses étonnantes. Ce que l’on a en commun, c’est que lui comme moi, on veut chercher la petite pépite à l’intérieur des scènes. On peut travailler des heures et des heures pour traquer le détail qui fera la différence. Ou pas d’ailleurs. C’est un immense bosseur. Il ne se repose pas sur sa nature. Il est capable de tout faire.
Dans ce film, il y a une blague sur le blackface, une autre sur le cancer. Peut-on rire de tout ?
Oui, je pense qu’on peut rire de tout. Quand c’est bien fait, c’est cool. Et Dieu merci, Sentinelle est un personnage d’idiot qui est totalement à côté de son époque. Quand il propose de faire un blackface, quelqu’un d’autre – un garde-fou de la réalité – lui dit que c’est raciste et qu’il ne faut absolument pas le faire. Et là, il dit : « Vous avez raison, on ne doit pas le faire. » C’est le vestige d’une autre époque, comme le personnage d’OSS 117. Le temps avance, mais eux restent figés dans de vieilles idées. C’est ça qui est drôle, cette confrontation entre ce passé, ce présent et on ne sait pas encore quel futur.
Sentinelle (2023) d’Hugo Benamozig et David Caviglioli, avec Jonathan Cohen et Raphaël Quenard, disponible sur Prime Video. Une année difficile (2023) d’Eric Toledano, Olivier Nakache avec Jonathan Cohen, Pio Marmaï et Noémie Merlant, diffusé sur Canal+ le 26 avril 2024.