Rencontre avec Jérémie Elkaïm : “On a tous des réflexes conditionnés par le patriarcat”
À quarante ans passés, l’acteur français connu pour ses rôles dans les sublimes films de son ex-compagne et moitié artistique Valérie Donzelli passe pour la première fois derrière la caméra. Dans « Ils sont vivants”, avec Marina Foïs et Seear Kohi, il raconte une histoire d’amour en dehors des sentiers battus entre la veuve d’un policier et un migrant iranien de plusieurs années son cadet.
Propos recueillis par Chloé Sarraméa.
Numéro : Il y a quelques jours, on voyait défiler à la mi-temps du Super Bowl les superstars du rap des années 90. Pour les plus critiques sur les réseaux sociaux, c’était un “concert vintage”. Vous qui étiez adolescent à cette période, qu’en avez vous pensé ?
Jérémie Elkaïm : Walt Whitman dit dans un poème : “La jeunesse n’est pas une époque de la vie, c’est un état d’esprit. Les années rident la peau mais faire fi de l’enthousiasme ride l’âme« . Il dit en fait qu’il y a des jeunes qui sont vieux et des vieux qui sont jeunes…. J’aime cette idée là. Au fond, demander à des gens qui ont fait la pluie et le beau temps du rap dans les années 90/2000 de revenir pour un concert, c’est rechercher des valeurs sûres. C’est plutôt rassurant. Mais j’adore l’idée de donner de la visibilité aux gens qui débutent.
Dans votre film, vous mettez en scène une histoire d’amour entre une femme de 40 ans passés et un homme plus jeune qu’elle. En quoi cette représentation-là était-elle important pour vous ?
C’était même l’un des enjeux principaux de la fabrication du film. Certains éléments de leur rencontre sont universels : les questions qu’elle se pose sur les vibrations que leurs ébats génèrent sur elle, sur la pureté des sentiments et l’existence même de sentiments dits “purs”… Toutes ces questions sont renforcées par la différence d’âge des personnages. Je voulais qu’on sache qu’elle avait plus de 45 ans et que lui avait la trentaine. Parce que ce n’est pas un détail. Et ça renvoie à se demander ce qui crée du désir en nous. À un moment, l’homme en parle de façon très décomplexée : le fait qu’elle soit dans une maison confortable et qu’elle représente un exotisme participe du désir qui naît en lui. Et ce n’est pas politiquement correct.
Beaucoup se sont insurgés, récemment, de la différence d’âge des acteurs Romain Duris et Emma Mackey dans le film Eiffel. Qu’en pensez-vous ?
Je n’ai pas vu le film. C’est compliqué parce que le lieu de la rencontre amoureuse est un endroit qui cristallise toutes les tensions de nos sociétés, particulièrement dans les rapports d’altérité entre hommes et femmes. Il peut y avoir une vérité dans la séduction que produit sur nous quelqu’un de plus âgé, qui a de l’argent, qui est installé… Une figure paternelle, par exemple, quelqu’un qui vient panser nos plaies… Et je ne voudrais pas fustiger une femme qui est séduite par un homme qui a des moyens… Le cinéma n’est pas un tract politique. Est-ce que le film en fait l’apologie ? Est-ce qu’on nous dit que c’est le mode de vie idéal ? Je me dis que ça peut être beau parce que le cinéma est en droit de s’approprier les sujets et de les raconter dans leur singularité. Si ce sont des résidus d’un schéma patriarcal, c’est dommage, mais ça ne me choque pas.
Le problème, dans ce cas-là, c’est la différence d’âge est exacerbée dans le biopic par rapport à l’histoire originelle d’Eiffel. L’ingénieur et sa belle avaient douze ans d’écart et dans le film, ils en ont vingt…
Il y a quelque chose qui cloche et qu’il faut améliorer, c’est indéniable. J’ai été élevé par une femme qui était très investie dans le mouvement féministe, à l’époque ou il s’agissait de se battre pour que les femmes aient le droit d’avorter. Aujourd’hui, l’évolution est réjouissante. J’élève des filles et je vois bien qu’elles vont grandir dans un monde où les enjeux ne sont pas les mêmes. Quand on regarde des films des années 70, on se rend compte qu’ils sont des miroirs de notre comportement. On a eu tous des réflexes qui ont été conditionnés par la société patriarcale telle qu’elle a été conçue. Et ceux qui considèrent que, parce qu’il y a des dérives, il faudrait fustiger le féminisme de combat, discréditent le mouvement général.
Votre premier rôle principal dans un long-métrage vous a été offert par Sébastien Lifshitz dans Presque Rien, sorti en 2000. En quoi ce film sur des premiers ébats homosexuels, qui avait fait scandale jusque dans l’hémicycle, vous a-t-il ouvert ou fermé certaines portes ?
J’ai toujours eu un rapport étranger au métier d’acteur. Ce n’était pas une vocation pour moi et j’ai arrêté de le faire parce que ça me déséquilibrait, ça ne me faisait pas du bien et me rendait malheureux. Le fait d’écrire, de réfléchir et de penser me force à m’intéresser aux autres et m’équilibre beaucoup plus. J’ai passé vingt ans à traîner sur les plateaux pour m’en rendre compte… Comme j’étais passionné de cinéma, j’avais envie de m’abandonner dans les rôles même si je trouvais que je ne jouais pas très bien. Le fait d’avoir incarné un garçon qui découvre son homosexualité à 18-19 ans m’a permis de rencontrer des artistes homosexuels qui voyaient que j’étais très intéressé. Etre discret sur sa sexualité, à l’époque, et sentir qu’on n’est pas dans le courant dominant génère un point de vue, de façon générale, qui diffère dans la société. Ça crée un cinéma, une littérature, une peinture qui sont assez passionnants car ils n’appartiennent pas au courant dominant. Donc j’ai rencontré des gens brillants et comme je ne voulais pas être acteur, je ne le voyais pas tout comme un enfermement. Je continuais d’aller sur les plateaux en attendant que ce soit le moment pour passer derrière la caméra…
Vous estimez qu’un acteur n’est pas ouvert à l’autre et ne réfléchit pas ?
Si on m’entendait dire ça, certains monteraient au plafond mais oui, un peu… Je pense qu’un acteur a quelque chose d’individualiste, c’est comme un buteur – si l’on devait faire un parallèle avec le football. Mais je ne suis pas sûr, en tant que metteur en scène, que je voudrais d’un acteur qui pense trop au reste. J’ai envie qu’il soit dans son couloir. Quand je le faisais, j’avais un mal de chien à savoir ce que pensait mon personnage…
Avez-vous eu peur que votre film soit récupéré et inclus dans le débat politique ? On l’a vu récemment avec BAC Nord par exemple…
Peut-être que c’est inconscient mais je suis assez tranquille. J’ai l’impression d’être resté en observateur, d’avoir eu la volonté d’être délicat avec le sujet… En revanche je pense que toute œuvre est politique parce qu’elle dit notre rapport au monde, notre façon de concevoir les rapports humains, la bonté, la méchanceté… Il y a toujours quelque chose de moral. Et je suis prêt à en débattre.
Vous avez dit lors d’un entretien que vous étiez convaincu que pour être un juste un film soit nécessaire. Ce film l’est-il ? Et si oui, dans quelle mesure ?
Bonne question. Dans Persona de Bergman, l’infirmière, qui découvre que Liv Ulmann est actrice, la remercie et lui dit que ça l’aide à vivre. Mais un film doit aussi et surtout être nécessaire pour celui qui le fait. Le fait de questionner le rapport amoureux dans le cadre de l’exil me paraît essentiel et je suis dans une volonté de ne pas tricher. J’espère que c’est ce qu’il reste quand on le voit. J’essaie vraiment de raconter cette histoire, je ne fais pas le malin et je dis des choses de moi, mais pas tout. C’est sans doute mon pan le plus progressiste.
Ils sont vivants (2022) de Jérémie Elkaïm, en salle.