Rencontre avec Guillaume Diop, jeune danseur étoile et star du ballet Casse-Noisette à l’Opéra Bastille
Si, aujourd’hui, Guillaume Diop fait partie des étoiles qui font briller l’Opéra national de Paris, le jeune danseur métis s’est un temps interrogé sur sa place au sein de cette institution vénérable et intimidante. Après avoir porté un manifeste pour la diversité qui a fait grand bruit, il entend désormais utiliser son statut pour ouvrir des portes aux générations futures. Rencontre avec la nouvelle star du ballet Casse-Noisette, sur les planches de l’Opéra Bastille à partir du 8 décembre 2023.
Guillaume Diop, à l’heure où nous nous entretenons avec lui, sort d’une année chargée. Cela fait quelques mois qu’il a été nommé danseur étoile de l’Opéra national de Paris, l’une des distinctions les plus prestigieuses qu’un danseur classique puisse obtenir. L’annonce de sa nomination est survenue le 11 mars 2023 en Corée du Sud, à l’issue de la représentation de Giselle (d’après Jean Coralli et Jules Perrot) donnée par le Ballet de l’Opéra sur la scène du LG Arts Center de Séoul. Le jeune prodige, qui n’est pas même passé par le grade de premier danseur – dernier échelon avant de devenir étoile –, a appris la nouvelle en même temps que le public coréen qui l’acclamait.
Interview de Guillaume Diop, jeune danseur prodige de l’Opéra national de Paris
Il devient alors le premier artiste métis ou noir de l’Opéra à connaître une telle consécration. Cette récompense suprême vient auréoler une très jeune carrière, où la passion enfantine s’est commuée en un destin ponctué de distinctions et de missions, guidé par la recherche de sa vérité d’artiste et de sa vérité d’être humain. “C’est vrai que c’est allé très vite”, glisse Guillaume Diop dans un sourire… Il lui a pourtant fallu suivre un vrai parcours du combattant pour émerger et s’imposer dans cet univers hautement hiérarchisé et très compétitif. La saison 2020-2021 ayant été, de son propre aveu, la plus intense. En mars 2021, il participe en effet au spectacle Jeunes danseurs et danseuses, au cours duquel les talents en herbe du Ballet de l’Opéra national de Paris endossent des rôles traditionnellement dévolus aux étoiles. “Celui qui m’a été assigné – le prince Désiré dans La Belle au bois dormant – était particulièrement difficile, et la directrice de la danse de l’époque, Aurélie Dupont, a eu un coup de cœur pour mon interprétation.” La même année, il se voit déjà décerner deux prix, dont celui du Cercle Carpeaux, qui récompense une danseuse ou un danseur de moins de 24 ans du Ballet de l’Opéra.
“À cette époque, je m’interrogeais sur la possibilité d’être métis et danseur à l’Opéra de Paris. C’était un moment où le Ballet ne comptait qu’une seule fille métisse, et j’avais besoin de danser avec des pairs.” – Guillaume Diop
Si le talent de Guillaume Diop semble désormais évident aux yeux de tous, validé par ce qui ressemble à une ascension fulgurante, en parfaite ligne droite, il y eut pourtant des périodes de doute. L’une d’elles l’a poussé à tenter sa chance à New York, à l’âge de 16 ans, pour prendre des cours de classique mais aussi pour s’essayer à d’autres disciplines auprès de la grande compagnie de danse afro-américaine Alvin Ailey American Dance Theater. “À cette époque, explique-t-il, je m’interrogeais sur la possibilité d’être métis et danseur à l’Opéra de Paris. C’était un moment où le Ballet ne comptait qu’une seule fille métisse, et j’avais besoin de danser avec des pairs.” Representation matters. À New York, comme dans son foyer parisien où il grandit entre un père originaire de Dakar (Sénégal), une mère auvergnate et une sœur d’un an et demi son aînée (avec laquelle il confesse avoir un rapport “fusionnel”), Guillaume Diop a sa place, et le fait d’être noir n’est pas une question. Tous les ans, il passe les vacances du mois d’avril dans le pays natal de son père. “C’était important pour ma famille que notre couleur de peau ait du sens.” C’est aussi là-bas que se forment ses premiers souvenirs de danse, lors des mariages et des baptêmes : “La danse y est connectée à quelque chose de festif, de l’ordre de la célébration. Et c’est aussi ce que j’essaie d’injecter dans ma manière de danser à l’Opéra.”
L’histoire de Guillaume Diop, ancien petit rat au conservatoire du XVIIIe arrondissement de Paris, parvenu, en dansant sa joie, à entrer dans l’histoire de la culture française et de l’Opéra de Paris, s’est écrite à force de travail et d’acharnement. “J’ai commencé la danse classique à l’âge de 8 ans au conservatoire du XVIIIe, puis au conservatoire à rayonnement régional de Paris. Les matières scolaires nous étaient enseignées le matin, et la danse l’après- midi, dans un cursus aménagé.” À 12 ans, il passe le concours de l’École de danse de l’Opéra national de Paris. “Mes parents ne le souhaitaient pas ; ils avaient peur que je sois enfermé trop vite dans un cadre rigide, se souvient-il. Je n’étais pas dans un plan de carrière à cette époque, juste tout à mon envie de suivre mes copains qui passaient aussi le concours et de pouvoir danser davantage.” Entré dans le saint des saints, il y restera jusqu’à ses 18 ans. “Ça a été un grand soulagement quand l’école s’est terminée, assène-t-il sans détour. C’est une formation très dure. Mais je suis reconnaissant d’avoir pu apprendre dans ce cadre et dans ces conditions.”
Le palais Garnier, pour qui n’a pas eu l’habitude de le fréquenter en tant que spectateur, peut intimider, fort de son histoire, de sa légende, de l’aspect éminemment protocolaire des spectacles qui y sont présentés. Guillaume Diop reconnaît l’avoir exploré, notamment lorsqu’il est entré dans le corps de ballet après l’école, en 2018 : “Avec un ami, nous avons découvert le lac artificiel creusé sous le bâtiment, nous sommes montés sur le toit. Tout ce que l’on voit ou que l’on touche à Garnier est chargé d’histoire. C’est assez fou. En sortant de l’école, dans laquelle on est très protégé, à 18 ans, on se retrouve avec un salaire, on danse toute la journée, on est soudain libéré des profs qui nous criaient dessus. C’est un sentiment étrange. Au fond, c’est un âge très jeune pour devenir professionnel.”
L’Opéra national de Paris, politique par essence ?
Si Guillaume Diop souligne son “insouciance”, voire son “inconscience” au moment où il a passé le concours de l’École de danse – “À 12 ans, mon ambition était simplement d’apprendre et de danser plus, rien d’autre” –, la réalité est là : qui commence cette formation se destine à faire partie du Ballet de l’Opéra national de Paris. Au retour de son séjour new-yorkais, il peut enfin marcher sur ses deux jambes et ne plus craindre que sa couleur de peau ne l’empêche de faire sa place. Il sait qu’il veut réellement embrasser cette carrière. Le début des années 2020 est celui de tous les défis : il remplace des danseurs confirmés (Germain Louvet, Francesco Mura, François Alu ou encore Hugo Marchand) dans des premiers rôles et des pièces majeures du répertoire (Roméo et Juliette, Don Quichotte, La Bayadère, Le Lac des cygnes) et travaille d’arrache-pied pour prouver qu’il mérite sa place.
Ce sont aussi des années militantes, des années de réaction : le 25 mai 2020 a lieu une déflagration planétaire. Au sortir du confinement suscité par une pandémie qui a surpris le monde entier et fragilisé de nombreuses personnes, alors que des voix s’élèvent un peu partout pour demander un vrai changement de paradigme social et économique, George Floyd est tué par un policier aux États-Unis. Le meurtre de cet Afro-Américain s’ajoutant à la liste funèbre des femmes et des hommes noirs morts, agressés, torturés ou anéantis sous couvert de “violence légitime” exercée par la police, vient agir en miroir. Ce jour de printemps entraîne des réactions en cascade, notamment dans le milieu de la danse où l’on élabore de nouveaux codes de conduite pour reconnaître enfin la diversité des corps et des cultures qui peuplent les coulisses et les scènes des compagnies de ballet. Sauf à l’Opéra national de Paris, institution chargée de symboles, d’histoire, passage obligé des aficionados de ballets, de bel canto et des touristes du monde entier. Un lieu pourtant pantagruélique, politique par essence.
Guillaume Diop, instigateur du mouvement #blackdancersmatter
Alors Guillaume Diop et ses camarades écrivent un manifeste. Ce texte, c’est la “petite” histoire, celle de danseuses et de danseurs qui participent également à la grande histoire, mais qui ont longtemps été condamnés, par des codes et des règles racistes, à rester dans ses marges. La mise en mots sera précédée d’une mise en images, forte ; il faut imprégner les imaginaires, viraliser. #blackdancersmatter.
Letizia Galloni, Awa Joannais, Isaac Lopes Gomes, Jack Gasztowtt et Guillaume Diop, donc, artistes de grades différents, se rassemblent pour un shooting photo en noir et blanc qui sera posté sur Instagram. Celles et ceux qui les verront ainsi faire corps, littéralement, ne pourront plus jamais dire qu’ils ne savaient pas qu’il y avait des danseuses et des danseurs non blancs à l’Opéra de Paris. C’est l’étincelle.
Précédemment, les prises de parole dénonçant la violence systémique d’institutions qui voient les couleurs de peau au point de les hiérarchiser, étaient individuelles, audibles mais éparses. Le manifeste, au contraire, s’entreprend collectivement, se donne le but, clair dans son titre, de discuter “De la question raciale à l’Opéra national de Paris”. Ses auteurs demandent entre autres l’abandon de certains termes du ballet classique jugés racistes (comme la “danse des négrillons” dans La Bayadère), l’abandon définitif de certaines traditions blessantes (le blackface et le yellowface), la fourniture de tenues (collants, postiches, chaussons…) adaptées aux carnations non blanches et aux cheveux texturés, et la mise en place d’une véritable politique pour lutter contre les discriminations et le sexisme.
“Nous avons essuyé beaucoup de violence.” – Guillaume Diop
A priori, la révolution menée par Guillaume Diop et ses collègues devait se dérouler en douceur, le directeur général de l’Opéra national de Paris, Alexander Neef (nommé en 2019, il a succédé à Stéphane Lissner), se disant prêt à travailler main dans la main avec les auteurs du manifeste. L’institution commandera ainsi à l’historien Pap Ndiaye, à l’époque encore directeur du musée de l’Histoire de l’immigration, un rapport complet sur la question. À l’extérieur des portes du palais Garnier, il faut toutefois faire face aux détracteurs virulents qui caricaturent le propos du texte dans les médias : ses constats et ses demandes dénatureraient la danse classique, l’opéra, l’art, le vrai, et viendraient s’inscrire dans un agenda politique bien plus téléguidé qu’il n’y paraît. Ici comme ailleurs, la peur du monde qui change pour plus d’égalité s’est donc manifestée de manière puissante.
“Nous avons essuyé beaucoup de violence. Je n’avais pourtant pas l’impression que nous faisions de la politique, parce que les problèmes que nous soulevions relevaient avant tout du vécu et de l’expérience.” Sur les réseaux sociaux, une pluie d’insultes racistes s’abat sur les épaules des auteurs de cette tribune. Avec le recul, l’aventure collective leur laisse un goût un peu amer : “On l’a tous mal vécue, confesse simplement Guillaume Diop, cela nous a abattus. Je pense être celui qui s’en est le moins mal sorti. D’un autre côté, ce moment fondateur a marqué nos vies et, personnellement, il m’a énormément libéré. J’avais le sentiment de ne plus avoir à m’excuser d’être moi-même à l’Opéra.” Pourtant, des médisances circulent, questionnant sa légitimé à accéder au rang d’étoile : cette nomination n’est-elle pas un geste purement politique de la direction, une opération de communication pour laver son image écornée par la promulgation du manifeste ?
“J’espère que ma nomination va inciter des enfants à croire en leur rêve de danse et rassurer des parents qui pourront les soutenir dans leur entreprise.” – Guillaume Diop
Qu’on se rassure, le talent du jeune homme, son charisme et la force de travail qu’il a déjà mis en œuvre devraient vite suffire à faire taire définitivement les mauvaises langues. À 23 ans, Guillaume Diop prend ses responsabilités avec le plus grand sérieux et entend bien utiliser son statut pour ouvrir des portes aux générations futures. Entre deux représentations à l’Opéra, en ce mois d’octobre, il participe à L’Opéra en Guyane, un programme mis en place par la référente diversité de l’institution pour repérer des jeunes talents en outre-mer ; il y donne des cours et joue des extraits de ballet. “C’est la première fois que je fais ce genre de choses. Avec ma partenaire, Dorothée Gilbert, nous voulons donner le goût de danser aux enfants.” Le manifeste évoquait la problématique du recrutement à l’École de danse de l’Opéra de Paris où, de fait, se présentent peu de jeunes personnes non blanches. “J’espère que ma nomination va inciter des enfants à croire en leur rêve de danse et rassurer des parents qui pourront les soutenir dans leur entreprise.”
À l’avenir, il aimerait également collaborer avec l’École des Sables – situé à Toubab Dialaw, au Sénégal, ce centre de formation chorégraphique panafricain et réputé, fondé et dirigé par la danseuse et chorégraphe Germaine Acogny, a vu passer des danseuses et des danseurs venant de tout le continent qui ont, pour la plupart, mené des carrières internationales. Son statut d’étoile starisée, invitée au premier rang des défilés de mode, adulée, n’éteindra donc pas sa soif de transmettre la passion de la danse classique à ceux qui, a priori, y ont moins facilement accès.
“Casse-Noisette” par Rudolf Noureev, du 8 décembre 2023 au 1er janvier 2024, à l’Opéra Bastille, Paris 12e.