Rencontre avec Elisha et Nathanaël Karmitz, le duo derrière l’empire MK2
Sur la base de leur foi en la valeur artistique du 7e art, les frères Elisha et Nathanaël Karmitz ont transformé les salles de cinéma MK2 établies par leur père Marin en un véritable empire du bien, un écosystème contemporain voué à la défense de la culture.
Portrait par Sofia Sanchez & Mauro Mongiello.
Réalisation par Jean Michel Clerc.
Texte par Christophe Conte.
Avec les frères Karmitz, les scénaristes de Succession auraient jeté leur encre dans le vide. De leur saga familiale pourtant riche en fortes têtes, rien ne saurait déranger les pierres harmonieusement disposées, composant un petit empire triphasé du cinéma – production, distribution, exploitation de salles – que nulle crise ne semble ébranler. Les initiales du patriarche, Marin Karmitz, sont devenues une marque, et si les deux héritiers Nathanaël (né en 1978) et Elisha (né en 1985) reçoivent dans le bureau que leur père a conservé au siège parisien de MK2, en fond de cour, rue Traversière, ce sont bien eux qui en dirigent la marche. “La norme biblique, dit l’aîné, c’est que ça se passe mal entre les pères et les fils, et que ça se passe mal entre les frères. L’intelligence de notre père, c’est d’avoir pensé transmission et non succession.” Les sept années d’écart entre l’autodidacte Nathanaël, qui a monté sa propre boîte à l’âge de 16 ans, puis créé les éditions DVD de MK2 avant de reprendre la direction générale du groupe à 27 ans, et son frère, qui a phosphoré (hypokhâgne et khâgne option philo) avant de le rejoindre en 2006, auront amorti toute forme de rivalité. “Ce qui se transmet chez nous, avance le cadet, ce n’est pas qu’une activité, ce sont aussi des valeurs, des convictions sur le cinéma et la culture, que l’on essaie de faire partager à nos collaborateurs et au public.”
La génétique ne leur a pas laissé le choix. Avant de fonder MK2 en 1974, Marin Karmitz a fait ses armes à cheval entre le cinéma (comme assistant d’Agnès Varda et de Jean-Luc Godard notamment) et l’activisme politique au sein de la Gauche prolétarienne, réunissant les deux dans un même champ-contrechamp avec ses propres films militants, tournés sur les braises de l’après-Mai 68. La branche maternelle est aussi illustre, puisque leur mère, la pédopsychiatre, psychanalyste et scénariste Caroline Eliacheff, est la fille du producteur de cinéma Anatole Eliacheff et de la journaliste, écrivaine, ministre et modèle de modernité féminine Françoise Giroud. Elisha se souvient : “Autour du poulet du dimanche, les discussions entre Marin et Françoise sur l’actualité politique étaient forcément intéressantes et enrichissantes. Notre grand-mère nous a transmis une leçon : faire ce que l’on voulait, à condition d’être les meilleurs dans notre domaine. Avec le travail comme valeur centrale, elle qui a travaillé jusqu’à son dernier souffle. C’est encore ce qui nous porte aujourd’hui.”
Les meilleurs, au sein d’une industrie qui désormais s’est majoritairement résignée à fabriquer du contenu plutôt que des films, les frères Karmitz les sont presque sans concurrence. De l’exigence artistique des films produits, dont la vente et la distribution à l’étranger représentent 70 % du chiffre d’affaires, à celle de la programmation de leurs 26 cinémas en Europe, la distinction vis-à-vis des multiplexes à pop-corn se fait sans mal. Tout comme la valeur ajoutée éditoriale que constituent le magazine Trois Couleurs, la plateforme pour cinéphiles MK2 Curiosity ou l’incubateur d’idées et de débats MK2 Institut, autant de diversifications à l’initiative des deux frères. Le très chic Hôtel Paradiso (en référence au film de Giuseppe Tornatore, Cinema Paradiso) ou MK2+, la régie qui propose des alliances avec des marques pour créer des événements destinés à une clientèle haut de gamme, sont un autre versant, plus business, que les deux jeunes tycoons ont su escalader sans l’aide de leur père. Quant aux scénaristes de Succession, la porte serait restée doublement close pour eux car MK2 ne produit pas de séries, et n’entend pas déroger à cette idée sacro-sainte du cinéma en salles.