Rencontre avec Christophe Honoré, réalisateur du troublant Marcello Mio
Présenté à Cannes, Marcello Mio, le nouvel opus de Christophe Honoré, en salle depuis le 22 mai 2024, met en scène Chiara Mastroianni dans son propre rôle. Cette ode au cinéma brouille avec humour les frontières entre réalité et fiction. Numéro a évoqué avec son réalisateur ce nouveau projet.
propos recueillis par Olivier Joyard.
Présenté en compétition au Festival de Cannes, Marcello Mio, dix-septième long-métrage de Christophe Honoré, est probablement son plus fou. Le pitch ? Chiara Mastroianni, dans son propre rôle, décide, après un casting raté, qu’elle se fera désormais appeler Marcello, comme son père, l’acteur mythique mort en 1996. Autour d’elle, sa mère Catherine Deneuve, ses ex et partenaires de travail (Benjamin Biolay, Melvil Poupaud), un acteur (Fabrice Luchini) et une réalisatrice (Nicole Garcia) l’aident de manière plus ou moins volontaire à traverser le miroir.
Dans cette comédie sur les fantômes et l’impact intime du cinéma dans nos vies, le réalisateur des Chansons d’amour retrouve la comédienne pour la sixième fois. Rencontre avec un réalisateur toujours prêt aux expériences, qui détaille la genèse de ce film atypique et ses principes artistiques.
Christophe Honoré nous raconte les dessous de son film Marcello Mio
Numéro : Comment avez-vous eu cette idée folle d’un film où Chiara Mastroianni incarnerait Marcello Mastroianni, son propre père ?
Christophe Honoré : Il n’y a pas d’avertissement au public “d’après une histoire vraie”, car l’intrigue est inventée, mais elle est incarnée par de vraies personnes. C’est assez particulier. Je pense que nous sommes peu de cinéastes à avoir travaillé avec des acteurs à qui on confie leur propre rôle. Évidemment, j’avais au préalable demandé l’autorisation à Chiara Mastroianni de réfléchir à ce projet. Je ne l’aurais pas fait sans la complicité que nous avons réussi à construire depuis six films et plusieurs pièces de théâtre. Elle a réagi d’une manière très simple et positive. Elle m’a dit : “On va rigoler.” Cela a été le mot d’ordre. Dans un moment où je m’interrogeais sur le côté conceptuel du film, sur la frontière entre fiction et réel, Chiara m’a donné une direction de comédie. Je voyais ce qu’elle pouvait y mettre de dérision, d’autoironie. Cela m’a entraîné à imaginer un film assez généreux, ouvert sur le spectateur.
Depuis vos débuts, vous aimez filmer des personnes plutôt que des personnages. Dans Marcello Mio, plus que jamais.
Les acteurs et les actrices sont des personnes avec qui, par la force des choses, nous sommes complices, comme les complices d’un mauvais coup. J’ai besoin d’aimer passer du temps avec elles et eux, d’autant que je n’ai jamais été passionné par ce qu’on appelle la construction du personnage. J’ai plutôt voulu que, dans mes fictions, la personnalité des acteurs rayonne à partir de situations romanesques, ce qui est différent. J’ai beaucoup poussé cela au théâtre, notamment en “dégenrant” Hervé Guibert dans Les Idoles pour demander à Marina Foïs de le jouer. Mon but est de casser cet aveuglement qui consiste à croire qu’à un moment il y aurait l’acteur, puis le personnage, et qu’avec une sorte de mise au point que l’art ferait, l’un se fondrait dans l’autre. Souvent, les gens qui lisent mes scénarios me disent après avoir vu le film : “Je ne l’avais pas du tout imaginé comme ça.” Au moment où je tourne une scène, je laisse toujours un espace de liberté pour le travail avec les acteurs, afin que la vérité ne soit pas décidée à l’avance.
Dans votre intérêt pour Chiara Mastroianni, le fait qu’elle soit la fille de Catherine Deneuve et de Marcello Mastroianni a-t-il joué un rôle, même de façon non avouée ?
Je ne sais pas si j’ai lutté contre l’idée qu’elle était la fille de ses parents, mais la première fois que j’ai contacté Chiara, mon désir pour elle ne dépendait ni de Marcello ni de Catherine. Je m’intéressais à sa capacité à chanter, en plus de jouer, car je préparais Les Chansons d’amour juste après la sortie d’un album qu’elle avait fait avec Benjamin Biolay, Home, que j’aimais beaucoup. Il était difficile pour moi d’envisager une comédie musicale en doublant les acteurs comme Demy avait pu le faire, et elle me semblait idéale. Je l’avais aussi bien aimée dans le film Nowhere de Gregg Araki, et dans Il est plus facile pour un chameau de Valeria Bruni-Tedeschi. Dans le film suivant, Non ma fille, tu n’iras pas danser, je commençais à vraiment comprendre sa personnalité et j’avais cette idée d’un personnage féminin piégé au sein d’une famille qui voulait son bien. La question de Catherine et Marcello ne se posait pas non plus. En revanche, sur Les Bien-Aimés, auquel je souhaitais que Catherine Deneuve participe, j’ai demandé à Chiara si cela la dérangeait. Des humeurs peuvent circuler au sein d’une famille et personne n’a envie de commettre un impair. Chiara m’avait tout de suite expliqué qu’elle adorait jouer avec sa mère.
On a tous connu cette expérience-là, à un moment ou à un autre, d’être réduit à notre père ou à notre mère. » – Christophe Honoré
Avec Marcello Mio, vous avez été forcé de vous poser la question des origines de Chiara Mastroianni.
À force de faire des interviews avec elle, je me suis aperçu d’une chose : systématiquement, quel que soit le journaliste, l’une des premières questions qui lui était posée concernait ses parents, comme si elle ne pouvait pas en être affranchie. Je trouvais cela à la fois indécent et violent, mais Chiara avait une façon très fine de l’esquiver. On a tous connu cette expérience-là, à un moment ou à un autre, d’être réduit à notre père ou à notre mère. Je venais d’un petit village breton, j’étais vraiment le fils du prothésiste, ce qui entraînait certaines choses dans mes relations. Des gens que l’on connaît de façon intime finissent par devenir nos passeports. C’est un aspect de l’identité qui m’a intéressé et qui a commencé à faire germer Marcello Mio.
L’autre aspect du film, c’est son intérêt pour les coulisses du cinéma.
Ce n’est pas un hasard si nous sommes nombreux ces trois dernières années à en avoir eu envie. Le cinéma est, sinon une activité en voie d’extinction, du moins une pratique malmenée, avec un enjeu autour de sa pérennité et de son intérêt symbolique. Je savais que je n’irais jamais sur un film de making of, mais je me suis toujours dit que si je faisais un film sur le cinéma, ce serait à travers les acteurs. Plus spécifiquement, sur les acteurs quand ils ne tournent pas. C’est un enjeu un peu magique pour les cinéastes, se demander ce que les acteurs ont vécu avant que l’on ne dise “action” et ce qu’ils vont vivre une fois qu’on a terminé de construire une fiction. Sur le sujet, j’aime beaucoup Somewhere de Sofia Coppola, un récit sur la passivité de l’acteur, qui tente de cerner l’avant-film et l’après-film. Cette idée est aussi liée à Béatrice Dalle. Elle tenait le rôle principal féminin de mon premier film, 17 Fois Cécile Cassard. Lors du dernier jour de tournage, je suis venu la voir en lui disant, ému, que je la rendais à la vraie vie. Avec la brutalité que peut avoir Béatrice, elle m’a répondu : “De quoi tu parles ? La vraie vie c’est maintenant, sur un plateau, ensuite c’est la fiction qui démarre.” Et à ses yeux, une sale fiction. Je crois beaucoup à cette complexité et à cette responsabilité qu’on a en tant que cinéaste. Pendant deux mois, on regarde une personne, on la soutient, et puis, à un moment, c’est fini. On part terminer le film sans elle. Cet abandon-là est assez violent. Cela m’intéressait de filmer Chiara entre les tournages, passant des castings. Pour échapper à cette non-fiction, elle s’invente une fiction permanente qui consiste à dire qu’elle va être son père. À la recherche de sentiments qui ont disparu.
Quel est votre rapport personnel à Marcello Mastroianni ?
Je me suis mis à aimer les films de Fellini tardivement dans ma cinéphilie, après la vingtaine. La première fois où Marcello m’a marqué, c’était dans La Nuit d’Antonioni. Je me souviens de l’avoir vu à Rennes et d’avoir été marqué par ce personnage masculin dévirilisé. Après, je l’ai aimé dans des films des années 80 comme L’Apiculteur de Theo Angelopoulos, puis vers la fin de sa vie, notamment dans Trois Vies et une seule mort de Raoul Ruiz, sorti en 1996. Maintenant que je suis devenu cinéaste, je comprends à quel point la période qu’il a incarnée paraît bénie dans le cinéma italien. Se dire qu’on peut passer de Fellini à Visconti avec Nuits blanches, puis Divorce à l’italienne de Pietro Germi, Antonioni… J’aime la manière dont Marcello se faufile là-dedans avec une grâce infinie. On a l’impression à chaque fois qu’il est l’acteur idéal du cinéaste qui l’a choisi… Il partage aussi une élégance avec Catherine Deneuve. Il n’y a pas un entretien dans lequel l’un ou l’autre se plaint de son métier. Cela correspond à leur notoriété très précoce et à leur époque. Il y a vraiment un aspect reine d’Angleterre chez eux, un côté “never complain, never explain”. J’admire l’activité incroyable au cinéma de Catherine Deneuve, et sa curiosité insatiable. Elle voit quatre ou cinq films par semaine.
Marcello Mio : une exploration des origines de Chiara Mastroianni
Comment avez-vous réfléchi à l’idée de “rejouer” des scènes du cinéma de Marcello Mastroianni, mais avec sa fille Chiara ?
Je voulais que Marcello Mio puisse être apprécié par des gens qui n’auraient jamais vu les films de Marcello Mastroianni, en donnant toutes les informations pour comprendre. Je suis à l’aise avec les citations, je trouve que c’est la moindre des loyautés d’un film que de ne pas prétendre être l’Immaculée Conception, donc de véritablement prendre en compte l’histoire du cinéma qui l’a précédé. À mes yeux, un film permet de raviver nos souvenirs, loin de cette idée répandue que le cinéma serait une fenêtre sur aujourd’hui. Quel que soit le dispositif de mise en scène, on se trouve dans un processus de simulacre que l’on se doit d’assumer. C’est pour cette raison que je suis embarrassé par les acteurs qui prétendent être quelqu’un d’autre, le pire étant Vincent Lindon qui prétend être un syndicaliste.
À mes yeux, un film permet de raviver nos souvenirs, loin de cette idée répandue que le cinéma serait une fenêtre sur aujourd’hui. » – Christophe Honoré
Vous n’hésitez pas à reprendre des scènes iconiques, comme celle de la fontaine de Trevi dans La Dolce Vita.
En travaillant la silhouette de Marcello dans le film, nous nous sommes appuyés sur plusieurs de ses rôles. Nous avons aussi tourné dans des lieux référencés, notamment pour une scène entre Chiara et Melvil Poupaud, dans un petit village situé à une heure trente de Rome, le même que l’on voit dans Huit et demi. Nous avons carrément repris le dialogue entre Claudia Cardinale et Marcello Mastroianni. Quand nous sommes arrivés, il y avait là de très vieilles dames assises sur un banc, et c’était la seconde fois qu’elles voyaient une équipe de tournage débarquer… Nous n’avons jamais cessé d’être à la frontière du vertige. La scène à la fontaine de Trevi que vous évoquez justement, pour Chiara, je me suis dit qu’elle signifiait le moment du retour au réel. Forcément, ce n’est pas rien pour elle de regarder cette fontaine en pensant à la scène de Fellini, en se retrouvant avec un petit chat, comme son père. Le film installe un système d’écho pour le spectateur cinéphile, et en même temps, Chiara se fait rappeler à l’ordre par la police comme une vulgaire touriste qui se jette dans la fontaine. À un autre moment, Chiara porte une petite moustache qui fait inévitablement penser à Divorce à l’italienne. Elle se retrouve dans un parc, et subitement, moi, je vois Charlot et non plus Marcello. C’est là que je trouve la mémoire cinéphile très intéressante : elle tisse les images et les mélange de manière kaléidoscopique. Ainsi, toutes ces références, bien sûr, vont au-delà du clin d’œil. C’est ma façon d’essayer de cerner et de définir ce qui fait la valeur du cinéma. Elles sont témoins du fait que, même s’il doit s’arrêter demain, les 120 ou 130 ans de son existence auront créé un flux d’images essentielles à nos vies.
Dans Marcello Mio, le personnage joué par Fabrice Luchini glisse à Chiara : “Dans la vie, tout est héritage.” C’est aussi votre avis ?
C’est inspiré d’une phrase de Nietzsche. Aujourd’hui, on entend pas mal circuler une critique, notamment au cinéma, des “filles de” ou les “fils de”. Cela suffit à dévaloriser le travail de quelqu’un. Je l’ai vécu avec Louis Garrel, puis avec Léa Seydoux. Venant d’une famille de prothésistes dentaires, j’ai toujours été très à l’aise avec cette question, peut-être trop. [Rires.] Quand Fabrice Luchini dit cela dans Marcello Mio, l’idée est tout autre. Ce que suggère Nietzsche, c’est que tout n’est que construction. Ce n’est que ce que l’on reçoit qui définit notre identité, celle-ci n’est jamais essentialiste. Oui, forcément, Chiara aurait pu faire un tout autre métier, mais elle est l’actrice qu’elle est aujourd’hui car elle est nourrie de l’imaginaire de ses parents, par exemple des films où ils ont été un couple. Dans sa mémoire se mêle ce romanesque avec de vrais souvenirs de famille.
Finalement, elle devient le fantôme de son propre père.
J’aime l’idée que l’on est davantage le fantôme de nos morts que l’inverse. C’est quelque chose que l’on ressent de manière très forte quand on atteint un certain âge. On a l’impression de devenir une projection de gens qui ne sont plus là.
Marcello Mio de Christophe Honoré, sorti au cinéma le 22 mai 2024.