Rencontre avec Ana Girardot : « Je ne fais pas ce métier pour qu’on accepte ma personnalité »
Après une intervention brillante et drôle aux César 2024, Ana Girardot casse son image évanescente avec un rôle de jeune fille rebelle qui s’oppose à sa mère dans Madame de Sévigné, actuellement au cinéma. À cette occasion, l’incontournable actrice française, attendue le 18 mars dans la série La Fièvre (sur Canal+) et le 29 mars dans le film Le Salaire de la peur (sur Netflix), s’est confiée à Numéro sur le female gaze, la sororité et le métier de comédienne.
propos recueillis par Violaine Schütz.
L’actrice française Ana Girardot, 35 ans, dégage, depuis ses débuts dans le cinéma, une image romantique et élégante et incarne une féminité poétique et sage, très évanescente. Mais la ravissante et mutine Parisienne, proche des maisons Celine, Dior, Chanel et Saint Laurent, avait laissé deviner avec ses apparitions délirantes dans les séries comiques La Flamme (2020) et Le Flambeau (2022), qu’elle était prête à jouer avec son image. En 2022, avec le film La Maison, elle réussissait une belle prise de risque en jouant une écrivaine qui se prostitue à Berlin pour nourrir un livre.
Ce mercredi 28 février 2024, on retrouve la talentueuse comédienne dans le film Madame de Sévigné d’Isabelle Brocard, aux côtés de Karin Viard. Elle y interprète avec brio Françoise de Grignan, la fille rebelle de l’épistolière Madame de Sévigné considérée au XVIIe comme la plus belle femme de France et cible des avances de Louis XIV. On verra ensuite l’actrice dans deux projets d’envergure : La série La Fièvre (le 18 mars sur Canal+) et le remake du film des années 50 Le Salaire de la peur (le 29 mars sur Netflix). Autant de raisons de rencontre la passionnante star française.
L’interview d’Ana Girardot, à l’affiche du film Madame de Sévigné et bientôt de la série La Fièvre
Numéro : L’histoire du film Madame de Sévigné se passe au XVIIe siècle mais on peut faire des ponts avec notre époque, notamment en ce qui concerne les contraintes qui pèsent sur les femmes (qui ont des conséquences sur la relation mère-fille)…
Ana Girardot : Madame de Sévigné a acquis son indépendance car elle a été veuve très jeune, qu’elle a le sens de la répartie dans les salons et qu’elle fréquente des femmes qui possèdent aussi une sorte de liberté de pensée et de parole, comme la romancière Madame de La Lafayette. Et elle voudrait que cet apprentissage puisse servir à sa fille qui est son grand projet. Quand elle l’emmène à la cour, elle voudrait que sa fille puisse devenir une des survivantes de la reine. Or, de par sa beauté juvénile, le roi Louis XIV est séduit par sa fille et parce que les femmes ne sont que des objets que l’on consomme, se jette sur elle. Et au moment où la mère voudrait arrêter ce geste pour protéger sa fille, la rumeur est déjà propagée. L’image de sa fille est salie car tout le monde pense qu’il s’est passé quelque chose entre Françoise et le roi. Donc de toute façon, l’image de sa fille est salie. Et pour sauver l’image de sa fille, Madame de Sévigné la marie à cet homme qui est déjà deux fois veuf, le comte de Grignan, qui n’est pas forcément le gendre idéal. Cela va pouvoir lui permettre de sauver la face. Il faut imaginer ce que cela représente d’avoir Jean de La Fontaine qui écrit une fable pour se moquer de la vertu de Françoise. C’est une humiliation publique qui pourrait être comparée à ce qui se passe aujourd’hui sur les réseaux sociaux.
Oui, on peut faire des parallèles multiples avec notre époque…
J’ai trouvé cette relation mère-fille très moderne. On y voit l’amour d’une mère pour sa fille mais aussi la manière dont elle se projette en elle comme s’il s’agissait de sa continuité, de la suite de ce qu’elle a construit. Il y a forcément une opposition qui se crée entre la mère et la fille, un besoin d’indépendance de l’enfant vis-à-vis de ses parents qui apparaît et tout d’un coup, ces histoires d’amour deviennent envahissantes et parfois toxiques. Parce que quand on aime et qu’on n’a pas exactement ce qu’on veut en retour, on est obligé de passer par des stratagèmes pour faire mal, dans le but, peut-être, de récupérer l’autre.
Qu’est-ce qui vous a plu dans le film Madame de Sévigné ?
C’est vraiment la relation mère-fille qui m’a attirée. J’ai pris en pleine face cette relation à la lecture du scénario et j’ai trouvé ça fort parce qu’on ne m’avait jamais proposé ce type de récit avant. On m’a souvent donné à lire des histoires d’amour ou d’amitié. C’est très intéressant de traiter un personnage historique non pas uniquement à travers ses relations avec les hommes, mais aussi à travers sa relation avec sa fille. D’autant plus que les écrits de Madame de Sévigné sont vraiment infusés de toute cet amour qu’elle avait pour sa fille. Les lettres de Madame de Sévigné à sa fille, qui ont été publiées sous le nom de Lettres, c’est qui m’a permis de construire le personnage de Françoise de Sévigné (qui s’appellera ensuite Françoise de Grignan). On n’a pas les réponses de Françoise à ses lettres. Donc je devais me baser sur les textes de Madame de Sévigné et sur le travail effectué par Isabelle Brocard (la réalisatrice du film) et son scénariste, sur leurs recherches pour me plonger dans mon rôle.
« On dit qu’on devient adulte quand on devient parent. Je crois surtout qu’on pardonne plus à ses parents à ce moment-là. » Ana Girardot
Cette relation mère-fille est assez compliquée, à la fois intense et destructrice…
Madame de Sevigné essaie protéger sa fille et se dit que la seule manière de la sauver, c’est ce mariage. Or c’est c’est ce mariage qui va l’éloigner de sa fille et qui va constituer une cassure terrible pour elle, qui va la briser. Sa fille est également un peu brisée parce que n’ayant pas les armes de sa mère, ni son expérience, ni son éloquence de sa mère, elle va se retrouver ballotée, malmenée et manipulée. Finalement, Françoise coupe le cordon et elle se sent bien dans cette relation avec le comte de Grignan, son mari. Elle est heureuse de lui faire des enfants, de travailler auprès de lui et qu’il lui demande son avis. Elle semble dire à sa mère : « Je ne suis pas ton objet que tu as fabriqué, mais je suis une femme. Je suis regardée par lui. » Sa mère se dit qu’elle se fourvoie totalement et qu’elle n’est pas à la bonne place. Elle a aussi peur qu’elle meure en accouchant, car c’était très risqué à l’époque de mettre un enfant au monde. Et tout ça crée une toxicité entre ces deux femmes. Madame de Grignan va tomber malade. Madame de Sévigné va accourir au chevet de sa fille, attraper sa maladie et va en mourir, comme si elle somatisait. Les deux femmes se cannibalisent.
Vous portez un corset dans le film. Vous avez du vous rendre compte, en tournant, à quel point cela était difficile d’être une femme à l’époque…
Quand on voit les tableaux d’aristocrates, on se dit : « Wow, ce sont des princesses. Elles sont belles. » Sauf que derrière, c’est un enfer. Le costume m’a fait comprendre aussi à quel point les corsets étaient de vrais objets d’empêchement pour les femmes. On est serré, on a du mal à respirer et au bout de 4 ou 5 heures, on commence à voir des petites taches et à ressentir une espèce de vertige. Manger est carrément impossible parce que la nourriture met 5 heures à passer dans le ventre. On la sent toute la journée. Mon ventre se déformait. Et puis on a chaud. Au salon, on ne pouvait s’asseoir qu’en allongeant son dos. Cela devait être insupportable. Concrètement, les femmes ne pouvaient rien faire avec cet habit. Par rapport à un film contemporain, durant lequel on s’habille tout seul et on est indépendant, pendant le tournage de Madame de Sévigné, la costumière devait m’habiller et serrer le corset. Un soir, par impatience, j’ai réussi à l’enlever. Mais ça m’a demandé un exercice de contorsion éprouvant. C’était une vraie libération de l’ôter. D’ailleurs, Karine (Viard) ne le supportait pas du tout. En bonne Madame de Sévigné, elle disait : « Je ne veux pas de ce corset! »
Vous êtes à la fois fille et mère d’un petit garçon appelé Jazz : comment ce film résonne en vous ?
Chaque fille peut trouver, je pense, des choses à puiser dans cette relation à la mère. Et puis, quand on devient soi-même mère, il y a une sorte de cassure. On n’est plus seulement l’enfant de quelqu’un, on est aussi le parent de quelqu’un d’autre et on peut jouer de ses propres règles. On n’a plus l’obligation d’être protégé et de plaire à quelqu’un. On est face à une nouvelle responsabilité qui est celle d’éduquer cet enfant. On dit qu’on devient adulte quand on devient parent. Je crois surtout qu’on pardonne plus à ses parents à ce moment-là. Avant, on est un petit peu prétentieux. On balance à ses parents : « Pourquoi as-tu fait ça ? » En devenant parent, on comprend mieux les choix de ses propres parents et on prend ses propres responsabilités. Avant même de devenir mère, je l’ai constaté sur d’autres personnes autour de moi.
« Les femmes ne sont pas là pour rassurer les hommes sur ce qui leur semble gênant. » Ana Girardot
Madame de Sévigné, tout comme La Maison, est un film réalisé par une femme. Or on voit, avec la libération de la parole actuelle, que le female gaze n’est pas anodin…
Ce qui est sûr, c’est que quand on tourne dans un film écrit par une femme, donc du point de vue d’une femme, on est sur une nouvelle représentation de celle-ci. J’ai joué dans La Maison d’Anissa Bonnefont, un film que je n’aurais jamais fait si ça avait été un homme qui le réalisait. J’aurais moins compris ce qu’un réalisateur avait à apporter sur le point de vue d’une femme sur une expérience de femme (la romancière Emma Becker qui décide de se prostituer dans une maison close à Berlin pour écrire un livre dessus). L’image de la femme aurait alors été lié à l’imaginaire de l’homme. C’est de là que vient le problème…
Il y a aussi eu au cinéma, le fantasme de la lolita, qui comme l’ont montré les prises de parole de Judith Godrèche, s’est avéré plus que problématique…
On a eu tendance à croire, pendant très longtemps, qu’il fallait se mettre dans cette forme de fantasme masculin et jouer cette lolita parce que c’est ce qu’on demandait d’une actrice dans le cinéma. Or, c’est notre responsabilité, dans les projets qu’on accepte (qu’ils soient réalisés par des hommes ou des femmes), de poser les bonnes questions au cinéaste. Il faut lui demander : « Qu’est ce que tu veux dire à travers cette scène ? Pourquoi cette séquence nue à ce moment- là ? Est-ce que ce n’est pas gratuit ? » Si mon partenaire masculin sur un film dit : « Moi je ne veux pas qu’on voit mon corps« , ce qui arrive souvent, cela est le souvent plus bien accepté. Mais je devrais aussi avoir le droit, si je me sens mal à l’aise, de signifier que je ne le veux pas non plus. Si mon partenaire ne s’expose pas, je ne vois pas pourquoi moi je m’exposerais. Mais en général, ça pose plus de problème au réalisateur quand c’est une femme. Il va répondre : « Ah, bon, tu es sûre ? Mais quand même. » Comme si la nudité de la femme dans un film devait faire partie de la normalité. Mais ça crée des débats, des discussions, des gênes et des lourdeurs. Ce qui est sûr, c’est qu’il ne faut avoir peur de gêner quand on dit non. Les femmes ne sont pas là pour rassurer les hommes sur ce qui leur semble gênant. Ça m’est arrivé de ne pas aller confronter un homme parce que j’avais peur que ça l’humilie ou que ça le mette dans une position indélicate. Je me disais : « Si je lui dis ça devant d’autres personnes, ça va le gêner. » Mais en fait, moi, j’étais beaucoup plus gênée. « Pourquoi moi j’accepte d’être gênée mais pas lui ? » C’est un travail à faire dans tous les corps de métier et qui va demander encore plus qu’on se soutienne.
La sororité semble enfin de mise entre les actrices…
C’est ça que j’aime beaucoup en ce moment : le soutien des femmes entre elles. Je trouve ça merveilleux que l’on se soutienne. On en besoin de cette bienveillance et de ne pas être dans l’opposition, le rejet ou la moquerie. Plus on se soutiendra, plus on aura de la force. Et c’est ce qui va permettre aux nouvelles générations de ne plus avoir peur. Sur mes réseaux sociaux, je parle plutôt de projets professionnels, mais je soutiens la parole des femmes qui parlent. Judith Chemla, qui a écrit un livre (Notre silence nous a laissées seules) sur les violences conjugales, a un enfant qui est dans l’école de mon fils, et je lui ai déjà dit « Bravo, quel courage et quelle force ! ».
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« J’ai vu dès le début de ma carrière à quel point mon côté « doux, gentil et éthéré » pouvait être un placard dans lequel on m’enfermait. » Ana Girardot
Vous avez joué dans la série comique La Flamme (2020) et le film sulfureux La Maison (2022) deux rôles très différents de l’image sage qui vous collait à la peau…
J’ai très peur d’être enfermée dans une case. J’ai vu dès le début de ma carrière à quel point mon côté « doux, gentil et éthéré » pouvait être un tampon qu’on me collait ou un placard dans lequel on m’enfermait. Quelqu’un m’a même dit que j’étais affable. Cela me parait évident et normal, lorsqu’on travaille tous ensemble, de le faire dans de super conditions et d’être d’être agréables les uns envers les autres sur un plateau. C’est ma philosophie dans le travail comme dans la vie. Néanmoins, j’ai aussi une personnalité. Et puis surtout, je ne fais pas ce métier pour qu’on accepte ma personnalité. Je veux jouer des rôles différents de moi, mettre des masques et m’amuser.
On vous verra, courant 2024, dans la série Canal + La Fièvre, qui prend place dans le milieu du foot français, dans un rôle très antipathique de femme spin-doctor qui « attise les déchirures identitaires et sociales qui lézardent le pays »…
Me glisser dans la peau de Marie Kinsy dans La Fièvre était effrayant au départ, mais quel pied ça a été, au final, de la jouer. Je me suis rendu compte que parfois, quand je jouais des personnages proches de moi, je n’appuyais pas trop sur l’accélérateur parce que je ne voulais pas gêner ou brusquer. J’y mettais des défauts qui étaient les miens comme celui de m’excuser d’être là. Mais avec Marie, une femme avec laquelle je n’ai rien à voir, j’étais mauvaise, désagréable, antipathique. Et c’était incroyable. Le créateur de la série, Eric Benzekri, m’encourageait en me balançant : « Vas-y, lâche tout ! Ne t’excuse pas d’être là. Tu es Marie Kinsy. » Ça m’a fait prendre conscience qu’il fallait que j’aille encore plus loin dans des choix de personnages totalement à l’opposé de moi.
Vous avez de nombreux projets à venir : la série Monte-Cristo avec Sam Claflin, le film L’Affaire de l’esclave Furcy d’Abd Al Malik et le long-métrage Le Salaire de la peur sur Netflix, qui sortira le 29 mars 2024. Pouvez-vous nous parler de ce dernier ?
Je joue Clara, une médecin d’une ONG qui s’appelle Save the Children et qui travaille dans ce township qui est mis en danger par un puits de pétrole qui est sur le point d’exploser. Et le seul moyen de sauver les habitants du township et de sauver le pétrole – car ceux qui tirent les ficelles s’en foutent un peu des gens, mais pas de l’argent-, c’est de faire voyager un camion d’un point A à un point B qui est rempli de nitroglycérine. Sur le chemin, on va trouver plusieurs obstacles et des personnes qui veulent récupérer ce camion, qui ne savent pas qu’il y a de la nitro dedans mais qui pensent qu’il y a de l’argent. Donc on va devoir tous survivre à ce camion rempli d’explosifs et arriver à notre but. Les personnages n’ont rien à voir les uns avec les autres et défendent des intérêts différents.
Vous partagerez l’affiche du Salaire de la peur avec Franck Gastambide, Alban Lenoir et Sofiane Zermani (alias Fianso)…
Franck Gastambide et Alan Lenoir jouent deux frères qui sont là pour se réconcilier et sauver la femme de l’un d’eux qui habite dans le township. Et Fianso, lui, clairement, il est là pour le fric. Et donc, on va affronter la mort à chaque seconde sur ce chemin. Au milieu de tout ça, je joue une femme très indépendante qui traite les hommes d’égal à égal, qui n’est pas impressionnée par eux et qui les consomme sans états d’âme. Bref, une femme moderne qui va quand même avoir un penchant pour le personnage interprété par Franck Gastambide.
Avez-vous pris du plaisir à jouer dans un film d’action ?
C’était un kiff total à jouer. On était dans le désert. J’avais une doublure, travaillais avec des cascadeuses, j’ai conduit des bagnoles et je balançais de la nitro. Franchement, je me suis éclatée. Et puis c’est drôle parce que les productrices de Netflix sont venues sur le plateau pour me dire : « On ne savait pas si ça allait te plaire de faire ça. C’est un film surprenant par rapport à tes autres choix de cinéma. » J’adore ça. Je veux faire du cinéma, ce qui implique tout un tas de genres différents. J’ai acheté récemment à mon fils un livre Où est Charlie qui se passe à Hollywood et on voit bien que toutes sortes d’émotions constituent le cinéma. J’ai aussi regardé un documentaire sur Gaumont et Pathé qui démontre encore que la base du cinéma, c’est d’aller chauffer le public. Que ce soit un western ou une comédie, on veut amener le spectateur à ressentir des émotions très fortes et le faire voyager. En tant qu’actrice, je veux aussi qu’on me fasse voyager quand on m’emmène sur un tournage. Cette année, entre Le Salaire de la peur, Madame de Sévigné et les séries La Fièvre et Monte-Cristo, j’ai été servie en termes de dépaysement et d’amusement (rires).
Madame de Sévigné (2024) d’Isabelle Brocard, avec Ana Girardot et Karin Viard, actuellement au cinéma. La Fièvre (2024) d’Eric Benzekri, avec Ana Girardot et Benjamin Biolay, disponible le 18 mars 2024 sur Canal+. Le Salaire de la peur (2024) de Julien Leclercq, disponible le 29 mars 2024.