Qui est Sasha Velour, la magicienne du drag qui joue avec les genres ?
Grande gagnante de l’émission RuPaul’s Drag Race en 2017, la drag-queen Sasha Velour s’est immédiatement distinguée par son style jouant avec les stéréotype du genre et ses performances, habitées et engagées, tenant le spectateur en haleine. La New-Yorkaise remplissait il y a quelques semaines la salle des Folies Bergères avec son spectacle The Big Reveal, un seul en scène riche en émotion… et en surprises.
Par Matthieu Jacquet.
Sasha Velour : de RuPaul’s Drag Race aux Folies Bergère
Robes dégrafées pour révéler un body scintillant, sauts dans les airs pour atterrir en grand écart, envols sur cerceau aérien, le corps contraint par des corsets ultra serrés et des talons vertigineux… Sur scène, les drag-queens ne manquent pas d’idées pour surprendre leur audience. Mais celle de Sasha Velour, en 2017, marquera les esprits : sur le plateau de l’émission américaine RuPaul’s Drag Race, la performeuse américaine coiffée d’une longue chevelure rousse, telle une peinture préraphaélite, ôte sa perruque pour dévoiler son crâne intégralement chauve, pendant que s’abat sur lui une pluie de pétales de roses méticuleusement dissimulés sous ce postiche. Clameur et standing ovation dans la salle : l’effet de surprise est immédiat, et cet instant fugace sera partagé et visionné des millions de fois aux quatre coins de la planète. Quelques minutes plus tard, la trentenaire est couronnée “nouvelle superstar du drag” par son aînée RuPaul, consécration ultime pour une artiste de sa profession. Qui a aujourd’hui indéniablement porté ses fruits : après avoir tourné dans le monde, sorti son propre livre et monté son propre film, la New-Yorkaise remontait sur les planches ces derniers mois pour y présenter son deuxième seul en scène, notamment dans la salle parisienne historique des Folies Bergère, devant un public de plus de 1600 personnes conquises par cette figure fascinante autant qu’inclassable.
Une drag-queen faisant fi des stéréotypes du genre
Si Sasha Velour fait aujourd’hui partie des drag-queens les plus célèbres à l’échelle internationale, cette résidente de Brooklyn d’origine juive russe ne se prédestinait pas à un succès aussi consensuel il y a encore quelques années. Notamment par son apparence peu conventionnelle, faisant fi des stéréotypes associés aux artistes américaines de sa profession : aux classiques robes de bal drapées couvertes de sequins, la trentenaire préfère volontiers les ensembles plus graphiques, monochromes et couleurs fluo à l’appui, aux accents années 80. Aux cascades de cheveux et chignons qui s’empilent souvent sur les têtes de ses consœurs, elle arbore fièrement son crâne chauve – hommage à sa mère, disparue des suite d’un cancer – ainsi qu’un monosourcil noir qui contraste avec son teint diaphane, comme un pied-de-nez aux diktats de la beauté. Le tout résultant dans une figure androgyne, quelque part entre un vampire glamour et Annie Lennox du groupe Eurythmics. Une vision qu’Alexander Hedges Steinberg – de son vrai nom – ne cesse d’affiner au fil des années, en l’enrichissant de costumes aujourd’hui toujours plus sophistiqués et extravagants.
Outre son esthétique, Sasha Velour est rapidement sortie du lot par ses performances habitées, voire engagées. Plutôt que s’emparer du dernier tube pop, son répertoire musical assume le mélange des genres et des époques, de Shirley Bassey à Céline Dion, en passant par Deep Purple et Nina Simone. Chaque morceau devient le décor d’une nouvelle histoire illustrée par des tableaux marquants, qui jouent souvent avec la magie des écrans, telle une chanson russe faisant l’apologie de Vladimir Poutine que l’artiste détourne pour dénoncer la violence de son gouvernement envers les populations LGBTQ+. Lorsqu’elle se révèle au grand public pour l’avant-première de sa saison de RuPaul’s Drag Race, la New-Yorkaise surprend en apparaissant en simple robe blanche, stoïque, sur un fond noir. Sur un morceau de Sia, son corps devient le support de projections stroboscopiques son propre visage géant, alternant avec des traits de pinceaux qui la colorent au rythme des paroles et des projecteurs, ne cessant de révéler puis dissimuler son visage. Le tout incarné par une synchronisation labiale à la perfection et des yeux emplis d’émotion, qui témoignent de sa maîtrise de l’interprétation.
Graphiste, designer, écrivaine : une artiste complète
Illustratrice et graphiste de formation, directrice artistique et metteuse en scène, designer et créatrice de costumes, monteuse, écrivaine… Depuis une dizaine d’années, l’artiste stakhanoviste multiplie les supports pour incarner au mieux son univers où se croisent ses idoles éclectiques parfois étonnantes, auxquelles elle n’hésite pas à faire référence dans ses numéros, entre Marlene Dietrich, Keith Haring, les matriochkas et même le personnage de Gollum. Créatrice de son propre zine Velour avec son partenaire Johnny Velour, elle commençait dès 2015 à y mettre en avant les talents de sa communauté. Une entreprise qu’elle poursuit la même année en lançant à New York son spectacle annuel Nightgowns, tremplin pour de nombreux artistes queer en tous genres, telle la dernière gagnante de RuPaul’s Drag Race Sasha Colby. Au mois de juin dernier, en plein mois des fiertés, Sasha était invitée par le prestigieux magazine The New Yorker à en dessiner. Le résultat ? Son propre autoportrait, la représentant coiffée à l’iroquoise en train de se curer les dents, manière de dire : “oui, le drag est encore punk, et il le restera”.
Une magicienne de la scène
Débuté en 2019, son premier seul en scène Smoke and Mirrors condense l’essence de son art. En atteste son titre, l’artiste s’y illustre en habile prestidigitatrice et génie de la métamorphose, se transformant sous les yeux des spectateurs à fort de costumes ingénieux. Dans un numéro, elle passe d’ange en toge blanche à démon en combinaison moulante écarlate ; dans un autre, ses cheveux bleu-vert semblent s’ébouriffer d’eux-mêmes au gré d’intempéries factices déployées sur l’écran. Telle le Harry Houdini du drag, elle va même jusqu’à découper en deux son propre corps allongé dans une boîte, grâce à des projections d’elle-même à taille humaine. Des tours de magie qui demandent une rigueur extrême, sur scène comme en coulisses. “Maintenir l’attention du spectateur est un vrai défi, nous confie-t-elle, c’est pourquoi je change mes costumes à la vitesse de la lumière. De l’autre côté du rideau, c’est aussi un spectacle ! J’ai au moins deux ou trois personnes qui m’habillent et me déshabillent, et j’aime que ces moments fassent partie du show.” L’artiste avait d’ailleurs à cette occasion “brisé le quatrième mur”, se déshabillant en ombre chinoise derrière le rideau de la scène pour finir par s’évaporer dans un nuage de fumée. Avant de réapparaître immédiatement au fond de la salle, comme après s’être miraculeusement téléportée sous les yeux d’un public ébahi.
The Big Reveal : un spectacle autobiographique et empli d’humour
C’est avec un tout nouveau spectacle que l’Américaine entamait en février dernier sa deuxième tournée mondiale – une prouesse, car rares sont les drag-queens à remplir des salles de plus de mille personnes à elles seules. Cette fois-ci, la proposition de l’artiste est directement adaptée de son propre livre The Big Reveal, publié en 2023, “un manifeste illustré du drag” selon ses mots, dans lequel elle raconte de façon ludique et originale son histoire personnelle autant que celle de la communauté LGBTQ+, et de l’art dans lequel elle excelle. Rappelons-le : la transmission fait partie des valeurs de ce fils de professeur d’histoire et de journaliste, qui a lui-même enseigné l’anglais pendant un an en Russie. Au cours de ce spectacle d’une heure et demie, Sasha Velour continue de surprendre avec une série de numéros entrecoupés de récits familiaux et d’images d’archives, où la drag-queen apparaît tantôt sous la forme d’un fauteuil vivant, tantôt sous celle d’une statue dorée brisée par le temps, et invite même sur scène une drag-queen de chaque ville où elle se produit. Le soir du 19 mars, à Paris, c’est la désormais célèbre Nicky Doll, animatrice de la version française de Drag Race, qui se présentera à ses côtés.
Plus bavard que son premier seul en scène, ce nouveau spectacle en révèle un peu plus sur l’humour de l’artiste, qui ne manque pas d’esprit et de piquant, mais aussi sur son éloquence et son talent de narratrice. Lors du final sur la ballade A House Is Not a Home, Sasha Velour termine son spectacle avec un ultime “reveal” : après avoir soulevé son chapeau pour révéler au sommet de son crâne une petite maison colorée, elle tourne le dos et soulève sa robe rose bonbon pour dévoiler une encore plus petite bicoque, cette fois-ci perchée sur son derrière. Encore une fois décontenancé, le public ne se fera pas prier pour se lever de sa chaise, et inonder l’artiste d’un déluge d’applaudissements.
Sasha Velour est actuellement à l’affiche du programme We’re Here sur HBO.