“Queen & Slim”: from a Tinder date to a criminal tandem
Lorsqu’une banale rencontre Internet vire au cauchemar… Dans “Queen & Slim”, son premier long-métrage, la brillante cinéaste Melina Matsoukas transforme un rendez-vous sentimental raté en un mélodrame puissant et féroce. Et signe un film vibrant sur la condition afro-américaine.
Par Chloé Sarraméa.
Dans un diner un peu miteux de l’Ohio, un homme et une femme se font face, silencieux, la tête plongée dans leurs assiettes. Pendant qu’elle boude sa salade sans sauce, il engouffre ses œufs brouillés et boit bruyamment son Coca-Cola sans bulles. Son plat terminé, Slim (Daniel Kaluuya) s’attaque à l’assiette de sa prétendante. Queen (Jodie Turner-Smith), elle, est pressée de rentrer : demain, cette avocate déterminée défend un accusé à la barre. Déçus par l’échec de ce rendez-vous, les deux Afro- Américains grimpent sans un mot dans une voiture et allument l’autoradio qui crache de la musique soul. Sur la route, ils croisent un policier qui leur demande de se ranger sur le bas-côté. L’officier braque alors son arme sur la tempe de Slim et tire dans la jambe de Queen.
Étrangers l’un à l’autre quelques heures auparavant, les deux inconnus forment désormais un tandem criminel : ils sont complices du meurtre d’un policier véreux. C’est ce qu’on appelle un rendez-vous Tinder désastreux. Si la scène d’ouverture du premier long- métrage de Melina Matsoukas dénonce les violences policières qui font rage aux États-Unis, la suite du film va bien au-delà. Actuel, moderne et puissant, Queen & Slim ne se contente pas de pleurer sur le sort des Noirs américains abattus par les policiers censés les protéger, il est aussi une puissante méditation sur la condition afro, une communauté, des individus meurtris par la violence, la pauvreté et la discrimination, mais pansés par l’amour, l’espoir et l’entraide.
La cinéaste de 38 ans aurait pu nous conter une fable morale dans laquelle le personnage de Queen – l’avocate incarnant la défense de la loi – aurait forcé le meurtrier à se dénoncer et plaidé la légitime défense devant la justice américaine. Mais Melina Matsoukas choisit plutôt de nous embarquer dans le monde réel, celui où l’innocence des Noirs n’existe pas et où ces derniers sont condamnés d’abord à cause de leur couleur de peau : “Je voulais parler des problèmes auxquels l’ensemble de la communauté afro-américaine est confrontée aujourd’hui”, explique-t-elle. Elle orchestre donc la cavale musicale sublime de ses deux personnages à travers l’Amérique rurale, conservatrice, opposée en tout point au progrès. De l’Ohio au Mississippi, en passant par la Louisiane, l’Amérique de Queen & Slim est aussi “l’Amérique noire”, un État aux nuances multiples où le meilleur côtoie le pire. Dans son film, Melina Matsoukas traite des ambivalences des sociétés occidentales : à la fois “ultra connectées mais très individualistes”, se voulant progressistes mais stagnant en matière d’évolution des droits des minorités.
La réalisatrice a commencé sa carrière il y a dix ans, en réalisant des clips pour Rihanna (Rude Boy en 2010), Beyoncé (Upgrade U en 2007) et sa sœur Solange (Losing You en 2012). Biberonnée à MTV, elle a grandi dans le New Jersey des Sopranos – une campagne assez proche de New York et de son brassage culturel. Fruit de l’union entre une Noire cubano- jamaïcaine et un Juif grec, Melina Matsoukas est bercée par l’univers du hip-hop des années 90. Elle étudie à l’université de New York puis déménage à Los Angeles après y avoir obtenu son diplôme de cinéma.
Avec Queen & Slim, la réalisatrice cherche à renverser les rapports de force qui régissent le septième art : “Je voulais montrer des personnages sous-représentés à l’écran et aussi offrir son premier rôle à une actrice noire encore inconnue.” Pour le rôle de Queen, Jodie Turner-Smith s’impose comme une évidence dès les premières auditions. Elle forme un tandem à la fois fougueux et vulnérable avec un acteur déjà bien connu du grand public : Daniel Kaluuya, devenu une figure du cinéma contemporain grâce à son interprétation magistrale et deux rôles majeurs dans Get Out et Black Panther. Tous deux sont rejoints au casting par une icône de la mode et des films indépendants d’outre-Atlantique, Chloë Sevigny (ex-compagne du cinéaste et scénariste Harmony Korine) qui campe une femme au foyer qui vient en aide au couple en détresse.
Souvent rapproché – à tort – par les médias américains du Bonnie and Clyde (1967) d’Arthur Penn, le premier long-métrage de Melina Matsoukas s’en éloigne pourtant diamétralement. Si, en effet, dans les deux cas, il s’agit d’un couple de criminels, Bonnie and Clyde défient la loi volontairement, tandis que Queen et Slim, eux, sont les victimes d’une société qui les rejette : “Ils transforment leur malheur en pouvoir, combattent cette oppression, et tombent amoureux. Les personnes représentées dans le film sont uniques et n’ont rien à voir avec le duo formé par Bonnie et Clyde.” Une référence erronée, donc, dont Melina Matsoukas fait tout pour se dissocier : “Quand vous faites un film sur la place des Afro-Américains dans la société, on le compare toujours à une œuvre précédemment réalisée par un Blanc. Ainsi, les gens peuvent tous s’identifier. Mais mon histoire est avant tout une aventure singulière.” Son film est sans doute le road-movie le plus réussi de 2019.
Queen & Slim de Melina Matsoukas. Sortie le 12 février.