Prostitution, avortement et cinéma: un couple marocain élève la voix
Dans une monarchie où certaines lois sont dictées par la charia (le droit islamique) et où le mouvement #MeToo (la libération de la parole des femmes en matière de harcèlement) est loin d'avoir pris racine, un couple de cinéastes proteste et porte à l'écran des histoires d'émancipation. D'un côté, Nabil Ayouch réalise des films à la fois sensibles et engagés, dénonçant l'islamisme radical et mettant en scène des personnages en marge, tandis que de l'autre Maryam Touzani, sa femme, signe son premier long-métrage “Adam”, une tendre protestation contre le sort réservé aux femmes dans son pays. Trois semaines après sa sortie au Maroc, le film est en salles aujourd'hui. Numéro a rencontré sa réalisatrice.
Par Chloé Sarraméa.
La semaine dernière, une nouvelle a fait l’effet d’une bombe dans la sphère pourtant polie du cinéma français : le cinéaste Roman Polanski, maintes fois accusé de viols et d’agressions sexuelles, a été nommé par l’Académie des César pour remporter le trophée du meilleur réalisateur. Concourrant dans cette catégorie reine, son dernier film J’accuse revient non pas une mais douze fois dans la liste des nominations. Tandis qu’une partie de l’opinion publique s’insurge – déplorant cette ovation faite à Roman Polanski et s’offusquant du manque de représentation des femmes dans la sélection –, la cinéaste Maryam Touzani présente son film Adam autour de la confection de pâtisseries marocaines dans un restaurant du 11e arrondissement à Paris. Une œuvre nécessaire sur la sororité et la féminité au Maghreb.
C’est en 2016, alors qu’elle est enceinte de son premier enfant et qu’elle tourne dans Razzia (le septième long-métrage de son mari Nabil Ayouch) que cette ancienne journaliste commence à écrire son premier long-métrage, Adam – présenté deux ans plus tard à Cannes, dans la section “Un certain regard”. Sorti il y a trois semaines au Maroc, le film met en scène deux femmes vivant comme des parias dans la médina de Casablanca, mises à l’écart dans leur propre pays, celui d'une “société cruelle envers les femmes” et profondément patriarcale. Habla (Lubna Azabal), une pâtissière veuve et mère “qui choisit de rester seule” accueille Samia (Nisrin Erradi), une jeune femme rejetée de tous parce qu’elle est enceinte et sans mari. Emprisonnées chacune dans des carcans qu’elle n’arrivent pas à briser, les deux femmes se lient d’amitié et confectionnent ensemble des lmssemen (crêpes marocaines).
La cuisine comme le cinéma : un outil de transmission
La subtilité du film Adam en fait sa force. Elle réside dans sa capacité à opposer les archaïsmes aux progrès, en valorisant les traditions et l’héritage culinaire mais en dénonçant le système de domination masculine ancré dans la société marocaine : “J’avais envie de défendre ces femmes, de leur donner une voix et de soulever des questions que j’estime essentielles. C’est important de transmettre un savoir faire, notamment à travers la cuisine, mais il faut oser remettre en question les mauvaises habitudes : au Maroc, quand un homme meurt, son épouse n’a pas le droit de l’enterrer – elle doit attendre trois jours avant d’aller au cimetière – et c’est encore un défi d’élever son enfant seule.”
Les mains enduites de farine, Maryam Touzani s’apprête à faire frire une crêpe dans une poêle très chaude. Alors que le bruit de l’huile crépitante inonde la salle du restaurant, la réalisatrice explique s’être inspirée de ses “propres blessures” pour écrire son film : “À 22 ans, je vivais chez mes parents quand une jeune femme a frappé à la porte. J’ai partagé ma chambre avec elle pendant des semaines, et quand elle a mis au monde son enfant, je l’ai accompagnée pour le donner aux services sociaux”. Le personnage d’Habla, quant à lui, est né de sa propre expérience du deuil : “J’ai perdu mon père et j’ai ressenti toutes les impositions sociales qui mettent les femmes à l’écart vis-à-vis de la mort. Habla n’a pas besoin d’un autre homme dans sa vie, elle résiste.”
Si la recette d’un lmssemen est simple (de la farine de blé mélangée à de la semoule et un peu d’eau), celle d’Adam – autrement dit d’un bon film – réside dans une mise en scène réunissant cinq ingrédients majeurs : une photographie (épurée) en clair-obscur, de nombreux silences, une sensualité implicite (lors des scènes où les deux femmes pétrissent la pâte), un suspense maîtrisé (lorsque l'on attend de savoir si Samia compte garder son enfant) et une collaboration entre une cinéaste et son mari, Maryam Touzani et Nabil Ayouch, qui “a co-écrit et produit Adam”.
Un tandem à la vie et au cinéma
Celle qui a tiré les portraits de plusieurs vielles prostituées marocaines dans le documentaire Sous ma vielle peau (2014) et raconté l’historie d’une petite fille exploitée comme servante dans le court-métrage Aya va à la plage (2015) n’est pas tout à fait à l’écriture de son premier long-métrage. En 2018, Maryam Touzani imagine déjà pour le film Razzia de son mari Nabil Ayouch, “un personnage qui résiste dans une société qui ne lui fait pas de cadeau” : une femme enceinte qui décide de garder l’enfant, une mère courageuse plutôt que victime, à l’instar de Samia dans Adam.
Indéniablement, Maryam Touzani est en passe de produire une œuvre acclamée par la critique et saluée dans tous les festivals, dans la lignée de son compagnon Nabil Ayouch. Entre prostitution, homosexualité, avortement et radicalisation, le cinéma de ce dernier dénonce déjà les travers de son pays sans jamais le juger, comme l’explique sa femme : “Quand on critique le Maroc, c’est parce qu’on l’aime et que l’on veut voir les choses changer”. En sept longs-métrages, le réalisateur – dont le premier film Mektoub était déjà présélectionné pour l’Oscar du meilleur film étranger (en 1997) – a su se servir du cinéma comme d’un étendard à sa propre insurrection : dans Les Chevaux de Dieu (2012), Nabil Ayouch dénonce les dérives de l’islamisme radical pour des jeunes livrés à eux-mêmes, tandis que dans Whatever Lola Wants (2008) il traite de la vison erronée que se font les Occidentaux du monde arabe.
Interdit de projection pour “outrage à la morale et portant préjudice au pays” en 2015, le très acclamé Much Loved (dont Marayam Touzani a collaboré à l’écriture) s’insurge contre le tapinage institutionnalisé et la corruption policière au Maroc – sans jamais accabler les hommes. Son sujet très sensible vaudra d'ailleurs à l’actrice principale Loubna Abidar d'être agressée dans les rues de Casablanca. Dans son long-métrage suivant, Razzia, Nabil Ayouch interroge également l'identité masculine en portant à l’écran des individualités singulières, mettant notamment en scène un jeune homme qui assume son homosexualité dans un pays où les femmes sont condamnées à un an de prison ferme si elles avortent clandestinement (comme la journaliste Hajar Raissoun enfermée fin 2019).
Il est certain que le 7e art peut ouvrir des débats, faire évoluer les mentalités et qui sait, impacter les lois. Si le cinéma marocain doit beaucoup à Nabil Ayouch, une chose est sûre, en matière de films sur la féminité, la maternité et la sororité, il y aura un avant et un après Adam.
Adam (2020) de Maryam Touzani, actuellement en salles.