Pourquoi Paul B. Preciado est l’un des plus grands penseurs de notre époque
Philosophe et écrivain, l’Espagnol Paul B. Preciado réside à Paris lorsque ses voyages incessants lui en laissent le loisir. Le penseur le plus pertinent de notre époque développe une critique radicale du binarisme de genre qui ouvre l’horizon d’un monde entièrement nouveau.
Retrouvez ce portrait dans le Numéro Homme 44, disponible en kiosque et sur iPad depuis le 14 octobre 2022.
Paul B. Preciado est une rock star. À 52 ans, le philosophe est devenu une idole globale, sorte de chaman de la pensée non- straight, capable de démonter toutes les coutures du régime hétérosexuel et patriarcal, qui a fini par tous nous lasser. Preciado propose un monde par-delà le genre et les conceptions raciales. Il nous oblige à réfléchir. Mais attention, sans austérité. Sa pensée se veut révolutionnaire mais joyeuse. “Pour moi, l’optimisme, c’est une méthodologie, pas un état d’âme”, prévient l’auteur. Que risque-t-on après ? Si ce n’est se sentir plus libre.
L’essayiste paie de sa personne. Dans Testo Junkie (Éd. Grasset, 2008), il racontait comment il avait piraté son corps et son identité de genre en s’administrant régulièrement des doses massives de testostérone. Dans Un appartement sur Uranus (Éd. Grasset, 2019), il appelait de ses vœux une nouvelle révolution sexuelle. Pour l’initier, il est nécessaire de déconstruire les idées qui nous emprisonnent, de dévoiler tous les cadavres encore tapis dans les placards. C’est pourquoi, en 2020, avec Je suis un monstre qui vous parle (Éd. Grasset), il réglait son compte à la psychanalyse incapable de penser les corps queers, et dont les pères fondateurs étaient tous homophobes et transphobes. Preciado n’a pas manqué, également, d’égratigner le monde de la philosophie académique, soulignant sa misogynie : “J’ai longtemps été rejeté.e parce qu’identifié.e en tant que femme, qui plus est lesbienne. Pour être philosophe, il faut d’abord être un homme. Et si possible, hétéro. Si tu es homosexuel, comme Michel Foucault par exemple, il faut rester dans un placard philosophique même si tu as quitté le placard sexuel. Quand Foucault allait aux États- Unis, il sortait dans les backrooms. Soudain, il était gay. Mais quand il revenait en France, il était hors de question d’en parler. Heureusement, cela a un peu changé.”
L’ex-élève de Jacques Derrida et d’Ágnes Heller est devenu le penseur vers qui on se précipite – parfois sans l’avoir lu – pour appréhender pêle-mêle le suprémacisme blanc, le féminisme, le genre… Bref, pour comprendre un monde au bout du rouleau. Lui, le philosophe, homme trans, égérie mode et passe-muraille, voit plus loin. Plus loin que nous qui avons le nez collé à nos écrans. Selon lui, les prises de conscience féministes, écologistes et décoloniales sont des tsunamis qui vont tout engloutir sur leur passage : “Nous sommes en train de vivre une révolution épistémologique et politique. Peut-être la plus importante depuis la découverte de l’Amérique en 1492.” Vraiment ? À l’heure du triomphe des démocraties illibérales ? De la remise en cause du droit à l’IVG ? Pour le philosophe, il s’agit là des derniers soubresauts d’un monde voué à disparaître. “Je suis né.e sous le fascisme, dans l’Espagne franquiste. En ce moment, nous vivons une fascination pour l’extrême droite, mais j’ai connu cela dans mon enfance, dans mon passé, je connais ces phénomènes par cœur !”
Quand on le rencontre, Paul B. Preciado termine un film et son prochain essai, Dysphoria Mundi (Éd. Grasset). “Dysphorie”, ce mot que la psychiatrie – encore elle – a plaqué sur les personnes trans pour décrire leur “mal-être”. “Je porte cette notion au-delà de la psychanalyse et de la psychiatrie. Cette schizophrénie, je la prends, non plus comme une pathologie, mais comme une notion politique. Nous sommes toutes et tous en état de transition. Nous sortons d’un régime de représentations, mais nous n’avons pas encore inventé un nouveau système. Nous flottons. Dans la bouche des psychiatres, la dysphorie est une chose terrifiante, mais c’est aussi notre savoir critique, notre richesse ! Je plaide pour transformer cette dysphorie en un lieu d’expérimentation à partir duquel nous avons la possibilité de créer quelque chose de nouveau.”