Pourquoi il faut redécouvrir Boardwalk Empire, la série de Scorsese
En 2010, avec “Boardwalk Empire”, Martin Scorsese fait son entrée dans l’univers télévisuel. Situé dans l’Amérique des années 20, la série, marquée indéniablement du sceau du réalisateur, possède toutes les qualités d’une œuvre cinématographique.
Par Olivier Joyard.
Un empire du crime en construction dans l’Amérique de la prohibition en 1920, le destin d’une ville (Atlantic City), d’une poignée d’hommes (gangsters contre hommes de loi) et finalement d’un pays tout entier, à travers ses soubassements inavouables : l’ambition de Boardwalk Empire s’inscrit dans une longue tradition narrative hollywoodienne de la saga criminelle et historique, qui est née pratiquement avec le cinéma. A la seule différence qu’il s’agit d’une série, mise à l’antenne en septembre 2010 par la chaîne câblée HBO avec un budget faramineux (vingt millions de dollars pour l’épisode pilote) et de fastueuses cérémonies de lancement entre New York et le New Jersey, dignes d’un blockbuster. À l’époque, on savait depuis quelques années que la télévision avait subi une transformation radicale, proposant au moins autant de chefs-d’œuvre que le cinéma avec Les Soprano, Sur écoute ou, plus récemment, Mad Men et Breaking Bad. Ce n’est plus une surprise. Mais l’arrivée de Boardwalk Empire souligne alors un nouveau bouleversement dans un paysage en pleine ébullition. Désormais, certaines séries sont capables de marcher littéralement sur les plates-bandes du cinéma. D’entrer dans ses habits avec une facilité déconcertante.
Personne ne reconnaîtra dans les premières minutes un objet télévisuel. Du strict point de vue de la reconstitution, Boardwalk Empire possède d’emblée tous les atouts d’un drame en costume vintage où la moindre poignée de porte dans le décor a été chinée chez un antiquaire hors de prix… Le front de mer d’Atlantic City, tel qu’il existait juste après la Première Guerre mondiale, a été reproduit fidèlement sur des milliers de mètres carrés. Les innombrables figurants en habits du dimanche n’ont pas l’air répliqués numériquement. N’en jetez plus… et pourtant, si. Car la démonstration de force n’est pas achevée avant de découvrir le nom de l’homme qui a réalisé l’épisode originel : Martin Scorsese. Pour la première fois en quarante ans de carrière, le réalisateur star du cinéma américain avait accepté de mettre les pieds sur un plateau de télévision. Passer de Raging Bull et des Affranchis au petit écran, est-ce bien raisonnable ? Apparemment, oui. Scorsese lui-même confirmera que l’expérience avait tout d’un pas de côté exquis. “Mais je n’aurais pas eu la même envie sans HBO. Beaucoup d’épisodes de leurs séries sont intelligents et réfléchis […] Ils inventent une nouvelle manière de raconter des histoires, différente de la télé à l’ancienne.” A bien l’écouter, l’homme de Casino et de Shutter Island a gommé toute idée de hiérarchie entre les écrans. “Avant de me lancer dans Boardwalk Empire, j’étais titillé depuis longtemps par l’envie de travailler sur une des séries de la chaîne, à cause de la nature même de ce qu’elles permettent : l’exploration d’une forme longue.”
Frontière. Si celui qu’on appelle “Marty” a identifié immédiatement la force principale du récit en série, c’est-à-dire la durée et le développement inédit des personnages, son apport à Boardwalk Empire reste malgré tout celui d’un pur cinéaste – même s’il est producteur exécutif des douze épisodes de la première saison. Et le pilote de Boardwalk Empire, aussi prestigieux et aussi long soit-il (une heure vingt), n’est pas le meilleur de l’histoire de la télévision. Les travellings vertigineux, les plans-séquences complexes ou les ouvertures à l’iris en forme de ré-miniscence du Temps de l’innocence, sont autant de signatures évidentes de la patte Martin Scorsese. Mais elles ne suffisent pas à donner à la série une ampleur immédiate. Cette légère déception scelle un enjeu théorique très contemporain : le glissement de la frontière symbolique entre télé et cinéma implique-t-il que les séries se mettent à ressembler à des films ? On espère que le renversement ne sera pas aussi simple.
Ce qui fera entrer Boardwalk Empire dans le panthéon du genre n’a rien à voir avec le réalisateur de son pilote, mais tout avec la consistance du talent dont fera preuve au fil des années le véritable cerveau de l’affaire : Terence Winter. Cet ancien scénariste brillant des Soprano est à la fois le créateur et le scénariste principal de Boardwalk Empire et s’impose donc comme la véritable force créative de la série. C’est à lui que nous devrons de trembler durant des années pour le destin du parrain Enoch “Nucky” Thompson (Steve Buscemi), bousculé par une jeune génération du crime et hanté par ses frustrations intimes. Comme avec toutes les séries, il faudra s’armer de patience pour prendre la mesure de Boardwalk Empire.
Boardwalk Empire de Martin Scorsese. Les cinq saisons sont disponibles sur OCS.