Portrait de l’actrice Shu Qi, héroïne sublime du chef-d’œuvre “The Assassin” de Hou Hsiao-hsien
Après dix ans d’éclipse, Hou Hsiao-hsien revient avec un nouveau film, éblouissant voyage dans la Chine du IXe siècle et un superbe portrait de sa muse, l’actrice Shu Qi.
Par Olivier Joyard.
Pour comprendre Shu Qi, mieux vaut oublier son film le plus connu, Le Transporteur (2002), où elle servait de fairevaloir aux vedettes masculines de la galaxie Besson. L’actrice taïwanaise vaut mieux que cela. Elle est programmée pour occuper seule le devant de la scène, même si sa manière de prendre la lumière se double d’une forme d’effacement. Plus on la voit, plus elle semble se dérober. Ce va-et-vient désirable habite ses rôles marquants, comme celui qu’elle endosse en ce début d’année, quasi silencieux, tout en déplacements subtils et en émotions rentrées. Dans The Assassin, de Hou Hsiao-hsien, beau film de sabre, Shu Qi incarne une femme vengeresse dans la Chine du ixe siècle. Il y a quinze ans, elle jouait pour le même réalisateur une fille de son époque perdue dans les boîtes de Taipei, sur fond d’électro mélancolique. Le film, magnifique, s’appelait Millennium Mambo, et une fraîcheur profonde se dégageait déjà de son jeu. À l’époque, Shu Qi fré- quente la jeunesse dorée de Hongkong. Elle sillonne la ville en Porsche et, le soir, s’égosille dans les karaokés. Playboy lui a offert sa couverture en 1999, elle semble alors vouée à une éphémère carrière de sex-symbol depuis ses apparitions dans une poignée de films érotiques soft. Sauf que le grand Hou Hsiao-hsien la remarque dans une publicité.
Le cinéaste en garde un souvenir très précis. “J’ai immédiatement été fasciné par son authenticité”, confie-til. La première fois que nous avons travaillé ensemble, pour Millennium Mambo, elle est arrivée avec toute sa personnalité. Elle savait que j’étais un réalisateur connu, et elle voulait s’affirmer. Il y a eu un rapport de force entre nous qui correspondait au personnage. Puis le film a été sélectionné à Cannes. Le soir de la projection officielle, Shu Qi a vu ce qu’elle donnait à l’écran. Cela a été un choc. Elle est rentrée à l’hôtel et n’est arrivée à la soirée donnée en l’honneur du film que plus tard. Elle s’était longuement regardée dans un miroir et avait pleuré. Comme si elle avait compris d’un coup son potentiel. Il y avait surtout des plans très courts, peu d’émotions. Du jour au lendemain, une confiance s’est installée entre nous et l’a complètement libérée.” Avec celui que la critique mondiale vénère et surnomme “HHH”, Shu Qi a saisi l’occasion de laisser une trace dans l’histoire du cinéma. Réunis en 2005 dans Three Times, ils auront longtemps attendu pour se croiser de nouveau. Shu Qi ne regrette pas ce temps évanoui au gré de rôles plus ou moins oubliables, souvent réservés au marché asiatique.
D’une délicatesse absolue, elle répond à nos questions d’une toute petite voix dans un hôtel bondé, pendant le Festival de Cannes 2015. Dans deux jours, The Assassin remportera le Prix de la mise en scène. “Tourner un film avec Hou Hsiao-hsien, c’est suivre un chemin inconnu. C’est passer peu de temps à raconter de grandes choses, à mettre en avant les émotions de toute une vie. On ne sait jamais à quoi ressemblera ce que l’on tourne. Cela correspond à ce que j’attends du cinéma.” Dans The Assassin, pas de grandes arabesques qui ont fait le succès international du wu xia pian, le film de cape et d’épée à la chinoise. La somptuosité des compositions et la lenteur des plans laissent infuser le film dans la rétine et le cerveau du spectateur. La beauté réside d’abord dans la tension et l’attente. “J’ai eu peu d’indications de jeu, raconte la comédienne. M. Hou voulait que j’atteigne l’essence de moi-même. Il m’a demandé d’avoir le moins d’expression possible. Je me souviens de ses mots : ‘Quand ton personnage tue quelqu’un, c’est comme s’il mangeait un morceau de tofu.’ Y compris dans les rares moments où cette fille se bat, il ne fallait rien exprimer directement.” L’évidence pointe à chaque moment de ce film : Shu Qi est devenue géniale par soustraction de tous les effets qui pourraient la pousser vers la démonstration. Elle dégage une force tranquille, une solitude assumée, que seuls les grands artistes peuvent rendre fascinantes.
L’ex-lolita s’est extraite des méandres psychologiques prisés dans le cinéma contemporain, où l’effet de vérité semble primer. Sa méthode? Se transporter subrepticement dans un autre monde. “Si je suis arrivée à une certaine ‘épure’ dans The Assassin, explique Shu Qi, c’est grâce à mes chats. Un jour, j’ai observé l’un d’eux qui regardait par la fenêtre. Il était parfaitement immobile, mais dès qu’il a vu quelque chose qui l’intéressait, j’ai décelé une lueur dans son regard. Puis il s’est emparé de sa proie en un éclair. Tous les jours sur ce tournage, je me suis dit : ‘Je suis un chat…’” Parfois l’actrice s’éloigne du règne animal pour rejoindre le silence du monde végétal,
À quoi ressemble la vie de celle qui aura 40 ans ce printemps ? Sans doute échaudée par des années de célébrité parfois brutale, Shu Qui n’en dit rien. “Dans la vie quotidienne, je n’utilise pas mon cerveau. Faire un film est si fatigant que je donne toute mon énergie et ma concentration ! Je ne fais rien de particulier, je joue avec mes chats.” Ce devenir félin n’a rien d’une coquetterie, encore moins d’une quelconque banalité. Il ressemble à une forme de modestie, que Hou Hsiao-hsien relève quand il parle de celle dont il a fait sa muse. “J’aime la patience dont elle est capable, son implication. Au début de notre collaboration, elle était stressée. Parfois elle s’est mise dans des états limites. Cette fois elle a compris ma façon de travailler, comment je lui demande de s’imprégner d’un rôle sans s’éloigner de la personne qu’elle est. Quand je vois Shu Qi aujourd’hui, je trouve qu’elle est relax, épanouie. Cette maturité lui va très bien.”
The Assassin de Hou Hsiao-hsien, sortie le 9 mars.