28 oct 2022

Interview with Patti Smith, for her exhibition with Soundwalk Collective at the Centre Pompidou

L’icône du rock et poétesse américaine Patti Smith et le duo musical fondé à New York Soundwalk Collective créent une installation immersive au Centre Pompidou intitulée « Evidence ». Jusqu’au 23 janvier 2023, ils feront vivre aux visiteurs une expérience sonore et métaphysique en les invitant à voyager dans les pas de trois poètes français (Antonin Artaud, Arthur Rimbaud et René Daumal). La prêtresse du punk nous raconte cette nouvelle aventure.

Propos recueillis par Violaine Schütz.

Après avoir réalisé ensemble trois albums entre 2019 et 2021, l’icône du rock et poétesse américaine Patti Smith et le duo musical et artistique fondé à New York Soundwalk Collective créent une installation immersive au Centre Pompidou intitulée « Evidence ». Du mercredi 20 octobre au 23 janvier 2023, ils feront vivre aux visiteurs une expérience sonore, métaphysique et poétique en les invitant à voyager dans les pas des poètes français aux semelles de vent Antonin Artaud, Arthur Rimbaud et René Daumal. On y découvrira des créations musicales envoûtantes laissant entendre les voix de Charlotte Gainsbourg et de Charlotte Rampling et des œuvres picturales de Patti Smith ainsi que des objets ramenés de pays visités par les trois poètes : l’Éthiopie, l’Inde et le Mexique. On a rencontré dans l’enceinte du musée, en petit comité, la sémillante prêtresse du punk de 75 ans, qui nous a parlé du pouvoir de la poésie, de changement climatique et de féminisme.

 

Numéro : Comment vous êtes-vous rencontrés avec l’artiste et plasticien français installé à New York Stephan Crasneanscki, le créateur de Soundwalk Collective ?

Patti Smith : Ce qui est amusant, c’est que cette exposition parle de voyages et qu’on y voit des pierres ramenées des magnifiques montagnes du Mexique, des paysages d’Inde et des objets rapportés d’Harar, une ville située à l’est de l’Éthiopie. Et nous nous sommes justement rencontrés en voyageant. Je revenais du Maroc où je me trouvais pour un festival célébrant la Beat Generation et me trouvais dans un avion allant de Paris à New York. Stephan était assis à côté de moi. D’habitude, je n’aime pas parler aux gens dans l’avion. Mais il était en train de lire un ouvrage parlant de la chanteuse Nico. Nico a été mon amie, j’ai lu beaucoup de livres à son sujet mais je ne connaissais pas celui-ci. Donc je l’ai interrogé à propos de cet ouvrage et il m’a expliqué qu’il travaillait sur un projet musical et poétique autour des derniers jours de Nico, des dernières heures de sa vie. Je lui ai demandé : « Qui va lire les poèmes de Nico » ? Et il a répondu : « Je ne sais pas encore. Nous allons trouver quelqu’un. » Puis j’ai spontanément lancé : « Je vais le faire. Elle était mon amie. Et je pense que je l’ai comprise. » Le lendemain, je suis allée dans le studio de Stephan à New York, qui se trouvait près de chez moi à une courte distance de marche, et nous avons commencé à bosser ensemble. Et quand nous avons fini cet album intitulé Killer Road (2016), on s’est dit : « On ne va pas se quitter comme ça. C’est triste. Faisons plus ! » Alors on s’est embarqués dans un projet de trilogie autour de poètes français qu’on aimait : René Daumal, Arthur Rimbaud et Antonin Artaud. Avec Stephan, nous nous sommes donc rencontrés dans le ciel, ce qui est toujours un bon départ pour une collaboration qui dure.

 

Quels sont vos points communs ?

Patti Smith : Stephan avait déjà commencé à enquêter sur Rimbaud. Et de mon côté, je lis Rimbaud depuis plus d’un demi-siècle, soit depuis l’âge de 15 ans. Donc, c’était vraiment un travail fait pour moi de lire sa poésie dans ce projet et non pas seulement de la lire, mais de l’expérimenter à travers les voyages qu’il a effectués. On a voulu expérimenter son séjour à Harar, en Éthiopie à travers les chants des soufis bercés par le vent et la pluie. C’est comme cela qu’est né le disque Mummer Love (2019) sur Rimbaud. Nous voulions faire quelque chose de différent à propos du poète. On s’est donc focalisé sur la fin de sa vie, moins connue que ses jeunes années françaises, lorsqu’il écrivait Une saison en enfer (1873) et Les Illuminations (1886). Puis nous avons décidé de faire un autre projet, et nous avons choisi un poète que l’on aimait tous les deux : Antonin Artaud, que j’ai commencé à lire à 20 ans. Le poète a été très célébré comme étant le beau jeune homme du film La Passion de Jeanne d’Arc (1928) et pour avoir inventé le concept de « théâtre de la cruauté » avec le livre Le Théâtre et son double (1938). Mais on connaît moins ses rites de prises de peyotl (cactus hallucinogène, ndr) au Mexique (il a écrit un livre à ce sujet, Les Tarahumaras, paru en 1987, ndr). C’est cette partie fascinante de son existence que nous avons explorée avec Stephan.

Et pour le poète René Daumal (1908-1944) ?

René Daumal est moins connu qu’Artaud et Rimbaud, mais ce qu’il a écrit est si beau. Jeune, cet écrivain et poète était un vrai punk, une rock star. Il disait aux surréalistes d’aller de se faire voir et désirait et aller plus loin que ce courant. Et parce qu’il voulait dépasser les simples rêves surréalistes, il a pris beaucoup de drogues afin d’élargir sa conscience. Mais dans cette quête de dérèglement de tous les sens, il a fait un trip très dangereux, en s’intoxiquant au tétrachlorométhane (dont il se servait pour tuer les coléoptères qu’il collectionnait, ndr). Il en a tiré des leçons littéraires (ça lui a permis de se plonger dans un autre monde), mais il a aussi détruit ses poumons. Et à cause de cela, il n’a pas pu combattre la tuberculose quand il l’a attrapé durant sa trentaine. Il est mort trop jeune (à 36 ans) juste avant la fin de la Seconde Guerre mondiale. Avec Stephan, nous ne nous sommes pas concentrés sur le jeune Daumal mais sur la partie la plus difficile et la plus stimulante de sa vie. Quand il essayait de continuer à travailler tout en luttant contre la tuberculose et qu’il rêvait d’escalader des montagnes en Inde, notamment une montagne sacrée dont il voulait faire un livre. Il n’a jamais escaladé la montagne car il est mort de la tuberculose. Et il n’a pas fini son chef-d’œuvre, le roman d’aventures Le Mont Analogue (1952). Avec Stephan, nous avons décidé de continuer le voyage pour lui, son voyage physique, mental et spirituel dans les montagnes. 

 

Nous vivons une crise climatique terrible. Comment la musique, l’art et la poésie peuvent avoir un impact dans tout ça ?

Patti Smith : Cette crise mondiale est probablement la plus grande crise à laquelle nous sommes confrontés. Et chaque action est importante. Que ce soit celles de Greta Thunberg, de jeunes qui défilent dans les rues, de gens qui nettoient eux-mêmes dans l’espace public, de ceux qui combattent le gouvernement ou les entreprises. Dans ce cadre, une poésie ou une chanson peut aider. Un poème ou une belle chanson ne changent rien, en eux-mêmes, mais les gens qui les lisent ou les écoutent peuvent changer les choses. La poésie, la musique et l’art peuvent inspirer les gens à l’action. Mais il faut que des millions de personnes s’unissent. Nous avons besoin d’un mouvement mondial. L’autre jour, j’ai vu une petite fille ramasser des déchets sur une plage. À la fin, tout était propre. Et elle était toute seule. Alors imaginons si un million de personnes décidait de nettoyer les rivières. Nous devons nous retrousser nos manches et faire notre part du travail. Donc si c’est un poème nous y invite, alors que Dieu bénisse le poème. Avant la pandémie, la petite Greta Thunberg faisait tout ce qu’elle pouvait pour lancer un mouvement. Il y avait des millions de jeunes enfants partout qui défilaient dans les rues, puis la pandémie a fait régresser ce combat. Maintenant, nous aimerions tout recommencer, mais nous n’avons pas le temps d’attendre. Nous devons le faire maintenant. Sinon, nous marcherons seuls sur cette Terre, et nous ne verrons plus des choses magnifiques comme des gazelles traversant une plaine.

Soundwalk Collective (Stephan Crasneanscki, Simone Meril) © Vanina Sorrenti et Patti Smith © Jesse Paris Smith

Comment un poème peut-il inspirer les gens ? 

En 1986, avec mon défunt mari, Fred « Sonic » Smith (Frederick Dewey Smith de son vrai nom, guitariste du groupe MC5 – décédé en 1994 – dont le nom a inspiré celui de Sonic Youth), nous avons écrit un poème intitulé People Have the Power (sorti en 1998), et nous en avons fait une chanson. C’était une chanson que les gens pouvaient utiliser pour leur donner de l’énergie et s’en servir pour de l’activisme. Car l’activisme n’est pas une chose facile. C’est dur, impitoyable et même, déchirant. Ma fille, Jesse Paris Smith, est une militante du changement climatique. Et militer, ça veut dire échouer constamment parce que vous faites pression sur de grosses entreprises et sur des gens qui ne se soucient pas de ces problèmes ou qui ne vous écoutent pas. Et pourtant, c’est si important de se faire entendre. Alors que peut faire un artiste dans tout ça ? Inspirer, exciter, inciter les gens. Cette petite chanson que mon mari et moi avons écrite ensemble a depuis fait le tour du monde. Ce matin, on m’a envoyé une vidéo tournée en Iran, où on voit des jeunes filles qui se battent pour la liberté, car des filles meurent pour la liberté chaque jour juste pour que leurs cheveux volent libres au vent. Cette chanson leur a donné de l’énergie lors d’une manifestation. Laissez-moi vous réciter les paroles : « I was dreaming in my dreaming / Of an aspect bright and fair / And my sleeping it was broken / But my dream it lingered near / In the form of shining valleys / Where the pure air recognized / And my senses newly opened / I awakened to the cry / That the people have the power / To redeem the work of fools / Upon the meek the graces shower / It’s decreed the people rule / The people have the power. » (Je rêvais dans mon rêve / D’un aspect brillant et juste / Et mon sommeil fut rompu / Mais mon rêve demeurait là / Dans la forme de vallées rayonnantes / Où l’air pur est reconnu / Et mes sens éveillés / Je me suis réveillé au cri / Que le peuple/ a le pouvoir / De racheter/ l’oeuvre des imbéciles / Sur les doux/ les pluies de grâce / C’est décrété / le peuple règne / Le peuple a le pouvoir. »)

 

Avez-vous quelque chose à ajouter ?

Dans les années 70 et 90, quand je faisais des interviews ou des petites conférences de presse comme celle d’aujourd’hui, il y avait une majorité d’hommes. Aujourd’hui, je suis heureuse de voir qu’il n’y a presque que des femmes. Les choses ont vraiment changé. Je pense que l’on vit une très belle période car il y a tellement des femmes artistes, poètes, scientifiques, militantes. Et on redécouvre et valorise, notamment à travers des livres, de femmes injustement oubliées de l’Histoire. Je viens de finir un petit livre qui s’appelle A Book of Days inspiré d’Instagram. Il y a 365 photographies. Comme sur le réseau social, chaque jour correspond à une image et à une légende. Lors de mes recherches, je suis tombée sur une jeune scientifique noire qui a vécu à Hawaï, dans les années 20. À cette époque, il y avait une grande colonie de lépreux à Hawaï. Et elle avait trouvé un traitement pour soulager les malades et leur permettre de voir leurs amis et leur famille à partir de l’huile issue des graines d’un arbre. Elle s’appelait Alice Ball, et elle est morte à seulement 24 ans après un terrible accident chimique lors d’une expérience. Mais ses recherches ont été reprises par un professeur qui a retiré son nom de l’étude pour s’attribuer tout le crédit. Ce n’est que récemment que les gens ont su que c’était elle qui avait fait le travail.

 

Votre exposition met en valeur trois hommes…

Je ne les vois pas comme des hommes. Je m’intéresse d’abord à leur poésie. Je m’intéresse au travail des femmes comme à celui des hommes. Et je ne pense pas que Dieu se soucie de notre sexe. Je suis humaniste. J’ai un fils et j’ai une fille et pour moi, leurs droits sont égaux. Je veux que mon fils ait une belle vie, tout comme ma fille. Mais je trouve formidable et très important que des efforts révolutionnaires soit réalisés pour donner une voix aux femmes et à la communauté transgenre. 

 

Exposition « Evidence » par Soundwalk Collective & Patti Smith, du 20 octobre 2022 au 23 janvier 2023 au Centre Pompidou, à Paris. A Book of Days (2023) de Patti Smith, à paraître le 1er novembre aux Éditions Penguin Random House.